
Conflits et paix. Les rites de réconciliation en Afrique
Les rites de réconciliation des Baluba du Congo scellent la solidarité communautaire et s’accompagnent de processus d’ethnogenèse. Ils constituent ainsi des méthodes de prévention et de résolution des conflits qui peuvent contribuer à une culture de la paix.
La palabre, moment de délibération qui scelle une amitié ou vise une réconciliation, couvre des pratiques rituelles multiformes dans toutes les cultures africaines. Un différend, une hostilité offrent l’opportunité d’une paix possible et l’advenue d’une nouvelle alliance. Ces pratiques constituent une contribution majeure au vivre-ensemble citoyen[1], de même que la concorde entre communautés et États. Cette étude décrit une situation concrète et cherche à montrer l’intérêt de ces rituels pour une certaine modernité africaine en matière de prévention et de résolution des conflits. Il s’agit de bujilanga[2]. Qu’est-ce qui inspire la diversité des rites d’alliances – privées ou intercommunautaires – en matière de fraternité et de mutualisation de solidarité ? Le phénomène s’étend jusqu’à la création d’entités socio-ethniques nouvelles.
Un rite enraciné
Au centre-sud et sud-est de la République démocratique du Congo vit un peuple dénommé Luba, se réclamant de l’ancien empire du même nom ayant existé entre le xvie et le xviiie siècle. Initialement implantés entre le fleuve Lualaba (Congo) et le lac Tanganyika, les Baluba ont donc comme territoire d’origine le Nord-Katanga. Conquêtes et migrations ont plus tard répandu l’influence culturelle de l’empire luba bien au-delà, au sud et bien loin à l’ouest de son implantation initiale. Au moment de l’occupation coloniale, il ne restait plus de cet État bantou que des entités isolées, formées de chefferies lignagères vaguement fédérées. La dynamique coloniale a achevé la déstructuration de ces espaces physiques traditionnels, tout en manifestant les limites de ses propres intégrations[3].
Les rivalités de pouvoir, suscitées et orchestrées par l’administration belge, aboutissent à une grave déstabilisation de la cohésion sociale, à la dégradation de la conscience identitaire commune. En 1958-1959 au Kasaï, Luluwa (les Luba occidentaux) et Baluba (les mêmes, mais orientaux) s’opposent violemment. Le sang coule et fige une détestation fratricide ; s’ensuivent des déplacements des Baluba orientaux vers la région sud-est du Kasaï. À peine deux ans après, ce conflit fait l’objet d’un traitement politique recourant au « mécanisme » traditionnel de bujilanga, par le pacte de ndondo. C’est à la faveur de ce rite, en effet, que les chefs coutumiers et les élites politiques baluba de deux provinces rivales recourent pour instaurer leur réconciliation. Le 19 septembre 1961 à Ntende, ils enterrent la hache de guerre, inaugurant ainsi une ère nouvelle d’entente pour leurs peuples.
Nous disposons d’un verbatim de cet événement. Ainsi, ces paroles des principaux acteurs chefs à la cérémonie : « Moi, Kabengele Lutonga, grand chef de toute l’ethnie de Kalonji, également grand chef de l’ensemble de l’ethnie de Baluba ba Kabamba, c’est au nom des Baluba dans leur ensemble, aussi bien ceux qui sont ici que ceux qui sont restés, que je parle. Je reconnais que nous nous sommes fait du mal et entre-tués avec nos frères luluwa. Nous avons été poussés à cela par les Belges, qui régnaient chez nous. Mais, aujourd’hui, nous devons oublier cela. Que tout cela disparaisse comme une eau qui descend, et que nous surmontions cela comme une eau qui monte. Que le pacte que nous réalisons ici aujourd’hui soit un engagement sacré qui ne peut être violé sans malheur, c’est-à-dire un serment solennel entre nos deux communautés, qui nous engage à ne plus jamais nous nuire mutuellement. Car nous sommes véritablement une même descendance. Quiconque voudrait revenir à ces vieux démons, qu’il soit luba ou luluwa, sera regardé comme un grand coupable. Tous répondent : un grand coupable. Comment devrait-il mourir ? Tous répondent : de son grand crime. Quiconque fait courir de faux bruits sournois parmi nous, susceptibles de ramener des troubles entre nous, qu’allons-nous faire de cette personne ? Tous répondent : nous le pendrons[4]. » Nous reviendrons sur la signification et la portée des engagements. Précisons que cette mise en scène correspond à un rituel ancestral.
Le bujilanga
Quand un conflit meurtrier a détruit les liens entre deux groupes communautaires et que la volonté de réconciliation s’exprime de manière consensuelle, les parties concernées se rencontrent, chaque délégation derrière ses représentants légitimes. Chacune a apporté un bélier et un chien (mâle). Il y a des feuilles de bananiers et d’autres objets, tels que des vieux balais, qui sont d’usage pour ce rituel. On dresse des poteaux à fourche et on y suspend les animaux de sacrifice. La cérémonie a lieu à un carrefour. Ce rituel a le nom générique de ndondo.
Une fois les paroles d’introduction dites par les notables, les animaux sont immolés, leur viande grillée et consommée conformément à un protocole. Les représentants légitimes sont les premiers servis. Les morceaux de viande de mouton et de chien se mangent en même temps. À tour de rôle, ces dignitaires coutumiers boivent une gorgée de bière de maïs à la même écuelle. Ils répètent le serment qui les lie. Le pacte est accompli ! Il est scellé à jamais. Le violer, c’est s’exposer à un malheur. La cérémonie ainsi close, les participants quittent le lieu et passent la nuit ailleurs dans une même maison.
Le ndondo conclu à Ntende a permis le rétablissement de la libre circulation et de la sécurité dans cette région. Les échanges commerciaux, les alliances matrimoniales, etc., ont renforcé un sentiment d’appartenance à une même communauté, malgré les cicatrices d’un passé d’hostilité encore récent. Les Luluwa et les Baluba, principaux concernés, sauront affronter les événements futurs de leur destin et de la vie politique du Congo avec une conscience commune de leur identité. Ce n’est pas seulement l’effet de la réconciliation qui est en jeu, mais également sa force symbolique, agissant dans l’imaginaire et les conduites comme un « mécanisme » préventif à l’égard d’éventuelles dissensions ou de défaut de solidarité face à des crises comparables. Ce sens d’une appartenance particulière a joué un rôle important dans la résistance des Luba du Kasaï à la dictature de Mobutu, d’autant que ce régime a eu recours à des pratiques discriminatoires envers les Baluba.
Refondation d’une communauté
Voies de réinvestissement de la paix et de la fraternité, ces rituels agissent à un autre niveau de profondeur. S’ils scellent la solidarité communautaire, ils peuvent également accompagner des processus d’ethnogenèse, comme en témoigne un exemple dans le passé précolonial. Là aussi, il y avait des procédures dans le coutumier local.
Deux ou plusieurs chefferies décident de s’allier. Elles constituent une « dot » et la remettent à une famille. Une fois la dot remise, la fille est enlevée pour le rituel. Le jour du sacrifice, on brise les bras et les jambes de la malheureuse. Vive, on la dresse dans une fosse creusée dans le lit d’une rivière. La moitié de son corps doit rester debout. En face d’elle, le même sort est réservé à un chien. Enterré debout, lui aussi, de telle façon que les visages de deux victimes restent l’un en face de l’autre. La jeune femme et l’animal, à moitié inhumés, affrontent leur agonie dans un face-à-face tragique d’une cruauté infinie. Que signifie cette barbarie pour le rite ?
Les représentants de chaque partie prenante au pacte disent les uns après les autres : « Toi, NN, fille de MM, nous voici rassemblés ici venant de telle et telle chefferie. Nous avons mis ensemble une dot et l’avons remise à tes parents pour disposer de toi. Nous avons acheté ce chien. Ainsi, nous concluons aujourd’hui ce pacte sacré entre nous. Voici les sujets sur lesquels nous nous engageons par ce serment [il les cite]. Désormais, quiconque appartenant aux chefferies ici représentées transgresserait ou voudrait violer ce pacte, tu le poursuivras. Ne “dors” pas. Ne sois pas distraite. Tu t’acharneras contre lui et le poursuivras sans relâche. S’il court plus vite que toi, regarde, voici ton chien. Sois plus forte que la puissance des fétiches existant parmi les contractants qui procèdent à ce pacte sacré. Tu te souviendras de l’objet pour lequel tu meurs aujourd’hui, laissant derrière toi les joies d’ici-bas, tes parents ainsi que toute ta famille. Ne “dors” pas bêtement. Que ta mort ne soit pas une mort gratuite[5]. » Le rituel se termine par les consignes et interdictions déjà évoquées. Quittant le lieu du sacrifice, les participants passent une nuit ensemble. Sur le chemin, ils ne doivent pas regarder en arrière.
Devant ce rituel inhumain, on mesure tout le problème de la violence sacrificielle[6]. Dans les rites que nous avons explorés, la violence destructrice est affrontée comme une réalité menaçante toujours en excès. Le rite ressemble à une force symbolique, qui consacre et assigne cette violence et ses effets nuisibles sur un temps, un lieu et un être (victime animale et/ou humaine). Ce faisant, il parie sur un possible dénouement. La force symbolique médiatise la violence historique. Face à « ce qui est arrivé », elle neutralise l’obligation de vengeance et libère ainsi les chances d’une possible réconciliation par le réinvestissement de la paix. Toutefois, le dépassement de « ce qui aurait pu arriver » sans le rite ne s’accomplit réellement que par la refondation de la fraternité, la restauration d’une nouvelle conscience d’identité partagée.
Vers la fin des années 1800, les milices de Ngongo Lutete et de Lumpungu sont sur le point d’envahir la région sud-est du Kasaï. Quelques chefferies de l’actuel Kasaï oriental procèdent alors au rite de ndondo, en vigueur encore aujourd’hui parmi les populations originaires des entités territoriales concernées. À vrai dire, ce pacte a la forme d’un traité. Car les chefferies se sont constituées en une sorte de ligue politico-militaire, soudée par un serment de solidarité dans une conjoncture difficile. Cette alliance a en outre une autre dimension : la création inattendue d’une nouvelle réalité ethno-territoriale.
Pour sceller le pacte, une jeune femme du nom de Tshiyamba[7] est immolée. Par la suite, ces chefferies se désignent sous cette même appellation. Les ressortissants de cette région se traitent mutuellement comme s’ils appartenaient à un même lignage. Tshiyamba devint donc leur aïeule-reine commune. Naît alors une entité ethnique d’institution, sans référence à un ancêtre réel, sans renvoi à un nom ou à un passé mythique. Ce rite a bien été une assignation à un mythe fondateur de contemporanéité factice : il a fondé ex nihilo une supra-identité ethnique par la simple volonté des contractants, s’interdisant pour toujours des rapports de conflictualité et s’engageant ensemble dans une obligation d’assistance mutuelle en cas d’agression. Cet événement rituel, en plus de fédérer un ensemble de chefferies dans un maillage de bujilanga, a ainsi structuré un étonnant phénomène d’ethnogenèse. Dans les relations de civilité, les ressortissants de ces contrées se témoignent mutuellement assistance et loyauté comme des frères.
Tout se passe comme si, pour assurer l’avenir de la paix, il fallait ajouter aux gestes et aux paroles rituels une dimension de temps, capable de transformer la fraternité interethnique formelle en une identité communautaire durable, pour des générations de descendants. Ainsi, par-delà sa rhétorique véhémente, le rituel ressemble-t-il à un avertissement : la paix et la réconciliation sont si fragiles qu’elles réclament sans cesse plus de fraternité.
L’origine et la mémoire d’une pratique
Bujilanga, qui dit le fait d’être bajilanga, est une transcription en tshiluba (Kasaï) de bazilangé en kiluba (Katanga). Chez les Hemba, un des rameaux originaires luba dans le Nord-Katanga, les clans sont répertoriés sous des noms d’animaux totémiques : serpent, lion, crocodile, aigle, léopard, etc., considérés comme des hypostases d’ancêtres lignagers. À l’occasion de cérémonies funéraires, les griots hemba lancent les kumbu, des chants d’éloge du défunt, en déclamant son identité totémique, qui est la même que celle du groupe auquel il a appartenu. Ce système renvoie ainsi à une sorte d’alliance immémorielle entre le clan et l’animal éponyme. Un Muzilangé, littéralement « interdit avec le léopard », ne doit ni tuer ni manger la viande de ce fauve. Inversement, l’animal totémique (en l’occurrence le léopard) est réputé bienveillant vis-à-vis de son lignage humain ! Il en est de même des reptiles, volatiles et autres mammifères entrant dans cette nomenclature du pacte zoologique symbolique. Comment comprendre ce régime ?
Le monde des animaux (savane, forêt, cours d’eaux, etc.) n’est pas exactement celui des humains. Il ne s’agit pas seulement d’un univers distinct, mais aussi d’un milieu inhospitalier, hostile, lieu des dangers. Se rattacher à ce monde, s’en réclamer déroute indubitablement. Mais on voit aussi que ce qui est suggéré là concerne plutôt le rapport des hommes au règne animal, à son univers. L’angoisse devant l’animalité étant surmontée, la postulation d’une paix ou d’une concorde vise au fond la civilité des humains. Le monde n’est pas qu’une jungle ! La concorde avec l’ensemble du règne animal est également vivable comme une fraternité écologique.
Chez les Luba du Kasaï, la dénomination clanique, à l’origine de type totémique, est devenue un concept de citoyenneté dégagé de toute connotation mythologique ou totémique. On n’est plus « interdit avec » les animaux, mais alliés des autres groupements humains par des pactes interpersonnels ou intercommunautaires.
Issus d’une vision de la nature comme théâtre d’hostilité, de rapports féroces et meurtriers, les rites luba réinterprètent le bazilangé originel dans une perspective résolument historique et existentielle. Désormais, c’est la conflictualité au sein de la société et entre les sociétés humaines qui constitue le problème. Les menaces ne sont ni le léopard dans la jungle ni l’hippopotame dans un lac, mais l’homme lui-même face à son semblable. Les rites de paix concernent désormais les humains. Ce déplacement du totémisme immémoriel ouvre une possibilité inédite d’espérance et de responsabilité.
Derrière une ritualisation impressionnante où la nécessité de « tuer pour vivre » est surmontée par l’exigence d’un vivre-ensemble pacifique et les vertus de la réconciliation, nous découvrons de véritables méthodes de prévention et de résolution des conflits. Aujourd’hui encore, la culture luba et, d’une manière générale, les cultures bantoues gardent une conscience sacrée de l’intégrité de la vie. Elle se nourrit de la réminiscence de cette symbolisation de l’interdit, du tabou, au cœur d’innombrables rites. Ces rites se caractérisent par des régimes d’ascèse personnelle et collective, faits d’obligations et de renoncements. On ne tue pas un être humain. Si une personne commet un homicide au cours d’une bagarre, il devra être soumis à un rite de réparation.
Pourquoi cette nécessité rituelle ? Il ne s’agit pas d’une simple cérémonie de purification, une manière d’exorcisme. En réalité, cette nécessité concerne le vivre-ensemble. Le champ de bataille et le temps de l’agression sont délibérément mis à distance de l’espace-temps où s’accomplissent la vie et le vivre-ensemble. C’est pourquoi, pour les Luba, tuer un être humain, même à la guerre, reste fondamentalement un crime. En définitive, bien que la nécessité de la guerre ne soit pas niée, rien au fond ne justifie la violence meurtrière. En effet, celui qui a tué à la guerre pourrait tuer à nouveau en dehors de la guerre. Visiblement tolérée comme un mal nécessaire, cette violence est reconnue pour ce qu’elle est : un mal, dont il faut se garder, individuellement et collectivement.
Dans cette culture, on regarde ainsi tout homicide comme étant déjà un fratricide : une mystérieuse injonction à commettre un nouvel homicide ! Cette attitude de défiance vis-à-vis de la violence procure un sentiment de sécurité valorisé dans la poésie des Baluba du Kasaï. Leurs chants traditionnels l’expriment avec un brin de chauvinisme lyrique : Kuetu pa mbelu mu Kazadi, kuendenda baluma bianza bitupu (« Nous appartenons aux cités libres de Kazadi, où les hommes circulent sans armes à la main »).
Dans un contexte où le monopole de la violence légitime est attribué, non pas au politique, mais au religieux, on observe un désir de raréfier la violence, de la circonscrire. Les rites que nous avons décrits ne se présentent nullement comme un déni de la violence. La théâtralisation macabre qu’ils comportent persuaderait plutôt du contraire. Si la violence est convoquée et exhibée dans ces rituels de réconciliation et de refondation de la fraternité, n’est-ce pas pour la renommer ?
Il semble surtout que les paroles et les actes posés lors de ces cérémonies structurent un régime fiduciaire très subtil, mais puissant. Tous les rituels évoqués reposent sur des paroles d’engagement, des serments : des actes langagiers empreints de gravité. S’ils apparaissent tour à tour comme un avertissement, une exhortation, une menace et une promesse, ils ne sont pas de simples performances ex opere operato. Les gestes et les actes de langage de ces rituels témoignent des capacités de confiance des contractants, de la solidité de leur crédibilité ainsi que de leur foi en leurs descendants pour la pérennité de l’alliance. Une lecture plus herméneutique, moins anthropologique, permet ainsi de découvrir dans les rites et les mythologies africains de quoi renouveler le regard sur les capacités des Africains à définir eux-mêmes des modèles de citoyenneté au travers de situations modernes d’hostilités, mais aussi d’hospitalités. Est-ce croire que tout était parfait en ce temps-là ? Mais ces traditions et pratiques n’offrent-elles pas quelques ressources de sens ?
La portée du sujet
Au terme de l’un de ses ouvrages majeurs, Paul Ricœur souligne : « Il est certes utile – c’est le mot juste – de rappeler que tout le monde a commis des crimes, de mettre une limite à la revanche des vainqueurs et d’éviter d’ajouter les excès de la justice à ceux du combat. Plus que tout, comme au temps des Grecs et des Romains, de réaffirmer l’unité nationale par une cérémonie de langage, prolongée par le cérémonial des hymnes et des célébrations publiques. Mais le défaut de cette unité imaginaire n’est-elle pas d’effacer de la mémoire officielle les exemples de crimes susceptibles de protéger l’avenir des erreurs du passé et, en privant l’opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine ? En côtoyant ainsi l’amnésie, l’amnistie place le rapport au passé hors du champ où la problématique du pardon trouverait avec le dissensus sa juste place[8]. »
Paroles performatives, elles sont tour à tour monstration et attestation de la fin de la conflictualité, de la paix retrouvée, mais aussi imprécation et malédiction sur le passé de cette conflictualité et toute possibilité de sa reproduction. La formule métaphorique utilisée lors du ndondo de Ntende était : « que tout cela disparaisse comme une eau qui descend », c’est-à-dire le souhait très fort que cela disparaisse de la conscience de chacun et de la mémoire partagée. Les vieux balais suggéraient ouvertement cet « oubli commandé ». Autrement dit, l’exacte illustration d’un « devoir d’oubli » décrété par une cérémonie de réconciliation jugée bénéfique.
Une herméneutique des pactes africains de réconciliation et de refondation de la fraternité s’intéresse d’abord à leur symbolique. Les paroles cérémonielles des rituels sont une condamnation du passé, l’effort de s’en délivrer, mais également une acceptation du présent, comme un temps différent : un nouveau temps à vivre loin du ressentiment (une « eau qui monte ») ! La revanche, ce passé qui ne passe pas, ne répare rien. Le ressentiment se saisit du reste de la temporalité et le prend en otage. Il ignore la promesse. La transparence des significations n’est ni immédiate ni d’efficacité magique.
Chaque fois, le sacrifice comportait deux victimes réelles ou de substitution. Il est possible d’interpréter cette dualité comme celle qui sépare les protagonistes-contractants en deux camps. Mais également, comme nous l’avons vu, les deux structures de temps : le passé et son différend, le présent avec le différend enfin surmonté. Ces distinctions et séparations sont à la fois assumées et sublimées. La viande de mouton et celle de chien étaient mangées en une même bouchée. La femme et le chien, enterrés vivants, mouraient l’un en face de l’autre, comme s’ils s’étaient entre-dévorés. La symbolisation suggère ainsi le couple de l’offensé et de l’offenseur, l’embrouillamini de la faute et de sa réparation, l’intimité secrète et inquiétante du bien et du mal ! Ces rituels semblent déclarer : il s’agit maintenant de vivre et de vivre ensemble par-delà ceci, au-delà de cela, en gardant le dessus sur la dramatique de ces entremêlements aussi incompréhensibles qu’insupportables. Ces actes rituels présentent une fantastique symbolisation, au sens premier du terme de réunification.
Pour l’Afrique
Pour certains auteurs, la conflictualité a pour principale cause le découpage colonial de l’Afrique, maintenu et sacralisé par les États africains[9]. Il aurait fallu alors que les mêmes populations ethniques fussent réunies dans les mêmes frontières pour que la paix civile et le vivre-ensemble soient garantis : les Tutsi chez les Tutsi, les Hutu avec les Hutu ! Cette vision des choses, revendiquée comme « purement africaine », est tout à fait à l’opposé de l’enseignement que proposent les pactes sacrés que nous nous sommes efforcé de présenter. La violence des armes ou celle de l’exclusion resteront toujours, en Afrique comme ailleurs, les marques inévitables de l’historicité. En aucune histoire, en aucun lieu, les armes et les frontières ethniquement sécurisées n’ont jamais, par elles-mêmes et à elles seules, résolu un problème ! Car il est donné à l’homme, non pas seulement des capacités matérielles et pratiques permettant d’assumer cette historicité, mais encore un imaginaire capable de la rendre évitable et une volonté capable de la racheter. En Afrique, la symbolisation de la violence, sa réparation sans cesse recommencée grâce aux nouveaux « mécanismes » culturels et institutionnels à inventer, pourraient contribuer à une culture de la paix, fondée sur les vertus du « compromis » et de la réconciliation[10]. Ce qui ne peut se réaliser sans les hommes et les femmes de Parole.
[1] - Sur la délibération dans les espaces politiques africains, voir Jean-Godefroy Bidima, La Palabre. Une juridiction de la parole, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 1997.
[2] - Substantif du verbe kujila en tshiluba, qui signifie « éviter quelqu’un ou quelque chose, s’interdire tout rapport avec une chose, un animal ou une personne » (Auguste de Clercq, Dictionnaire tshiluba-français, nouvelle édition revue et augmentée par Émile Willems, Léopoldville, Imprimerie de la Société missionnaire de saint Paul, 1960).
[3] - Voir Jan Vansina, Les Anciens Royaumes de la savane. Les États des savanes méridionales de l’Afrique centrale des origines à l’occupation coloniale, trad. par Jacques Taminiaux, Léopoldville, Institut de recherches économiques et sociales, 1965.
[4] - Mbuyi Wenu Buila, Bankambua betu, vol. 4, Mamanya mashindame a banyinka, Kananga, Imprimerie Katoka, 1972, p. 183-190.
[5] - Ibid., p. 184.
[6] - Voir René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972.
[7] - Voir Mbuyi Wenu Buila, Bankambua betu, op. cit., p. 186. Voir aussi Levi Keidel, Samson noir. La vie et le témoignage de Maweja Mushindame ex Apollo, Kananga, Éditions Improka, 1989, p. 16-18.
[8] - Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 588-589.
[9] - Voir, par exemple, Mamadou Aliou Barry, La Prévention des conflits en Afrique de l’Ouest : mythes ou réalités ?, préface de Hugo Sada, Paris, Karthala, 1997.
[10] - Ceci n’est pas un vœu pieux. Il suffit de rappeler comment la paix et la réconciliation sont revenues en Afrique du Sud, au Mozambique, en Algérie, au Burundi et plus récemment entre l’Éthiopie et l’Érythrée.