
1989 ou le sens de l’histoire
En 2009, dans son livre 1989, l’année où le monde a basculé[1], Pierre Grosser livrait une réflexion originale sur l’épaisseur, les enjeux et la portée des événements de l’année 1989, notamment en les replaçant, au-delà de la fin de la guerre froide en Europe, dans une perspective réellement mondiale. Cette année, alors que se préparaient les célébrations des trente ans écoulés depuis la chute du Mur, le comité de rédaction d’Esprit l’a invité à revisiter le sens que l’on peut aujourd’hui donner à 1989. Ce texte est tiré de son intervention, dans les locaux de la revue à Paris, le 4 octobre 2019.
Lorsque mon livre sur 1989 est paru, en 2009, sur les plateaux télévisés on parlait davantage des murs en train de se construire que des murs qui étaient tombés. Aujourd’hui on a encore plus l’habitude des murs, mais déjà en 2009 c’était une thématique apposée à celle de la chute du mur de Berlin. Cette année, dans les commentaires sur les événements de 1989, je remarque un regard négatif, voire très négatif. Outre une nostalgie pour les « réussites » de la Rda, on note beaucoup de publications jugeant que 1989 marque le triomphe d’une fausse démocratie, néolibérale, imposée plus ou moins par l’extérieur, ce qui expliquerait la crise actuelle de la démocratie et la vague de manifestations dans le monde. On aurait également raté le virage des relations avec la Russie. Tous les problèmes actuels, c’est-à-dire la montée d’une droite très particulière en Europe de l’Est et les difficultés avec la Russie, s’expliqueraient par le fait d’avoir mal géré l’après-1989. Tous les chemins qui auraient conduit à quelque chose de plus modéré ou inclusif pour la Russie ont été écartés. Bref, 1989 aurait été la victoire de la mondialisation néolibérale qui déstructure les États et les sociétés et favorise les plus riches, la victoire de la fausse démocratie, de l’Europe technocratique, de l’Otan qui suscite la méfiance.
À chaque décennie l’ambiance est donc un peu différente. C’est pareil pour le trentième anniversaire de Tian’anmen, qui a été beaucoup plus commenté cette année. On avait l’impression que la démocratie avançait de nouveau, au Soudan, en Algérie, à Hong Kong, et l’on a redonné de l’importance à 1989. Il faut être sensible à la tonalité générale de ces dates anniversaires.
Je voudrais montrer que pour comprendre 1989 et l’après, il y a trois manières de lire le monde. Ces prémisses sont absolument fondamentales et les trois lectures ont raison en un sens. La première soutient l’idée que le monde ne change pas tant que ça : on revient toujours à des fondamentaux, à savoir les logiques de puissance, de domination et de conflit, bien que les puissances soient différentes et que le capitalisme change. La deuxième croit dans le progrès. Ça a d’ailleurs été l’interprétation majeure de 1989. Et selon la troisième, le monde s’est complètement transformé à partir de la fin des années 1970. Ce n’est pas la fin de la guerre froide qui a transformé le monde, c’est parce que le monde s’était transformé auparavant que l’Urss s’est écroulée et que cette guerre a pris fin.
Les logiques de puissance
Dans cette première vision, qui souligne la permanence des logiques de puissance, de conflit et de domination, on distingue deux types très différents d’analyse. Selon les géopolitologues, les stratèges, les spécialistes des questions militaires et diplomatiques, de tout temps les hommes se sont fait la guerre, de tout temps ce qui importe, c’est la distribution de la puissance et l’éternelle volonté de puissance. On explique assez facilement, de cette façon, la fin de la guerre froide : l’une des puissances s’est affaiblie, l’autre s’était renforcée et l’a remporté sur la première, selon un cycle relativement traditionnel des relations internationales. Pendant les années post-guerre froide, certains ont fait croire que c’était la fin de ces rapports de puissance. Dès lors, on reviendrait aujourd’hui à une réalité immuable (même si on ne l’apprécie pas toujours) : retour à la loi de la jungle, ou tout du moins aux jeux de puissance.
D’un autre côté, quand on regarde précisément ce qu’il s’est passé pendant vingt ans, il semble que les relations de puissance ont continué à exister mais peut-être y prêtait-on moins d’attention. Dès le début des années 1990, on annonçait le retour de la Russie, en la comparant avec la République de Weimar. Les États-Unis ont vanté leur puissance (« indispensable » et « bienveillante », expliquait-on) au début des années 2000. C’est réellement depuis 2014-2015 qu’on retrouve ce discours du retour du jeu de puissances. Au début des tensions Obama-Poutine, nous avions d’un côté Barack Obama qui expliquait à Vladimir Poutine qu’il ne devait pas se tromper de siècle, avec une vision réaliste et géopolitique des relations internationales appartenant au xixe et au xxe siècle, et d’un autre des commentateurs qui soutenaient que Barack Obama ne comprenait pas l’entrée dans un monde plus dur, de rivalités, de rapports de force. Là non plus, ce n’est pas nouveau : on se rappelle qu’en 2003 au moment de la guerre en Irak, Robert Kagan disait que les Européens étaient de Vénus et que les Américains étaient de Mars et qu’à son sens la deuxième option était bien meilleure (ce à quoi Parag Khanna avait répondu que nous étions plutôt métrosexuels…). Ainsi, la disparition des rapports de force était-elle largement une illusion.
La disparition des rapports de force était largement une illusion.
Nous analysons aussi le monde par la distribution de puissance. Le monde serait encore unipolaire, avec les États-Unis qui font un peu ce qu’ils veulent, mais cela provoquerait des crispations. Selon un autre discours, le monde est redevenu bipolaire, que ce soit une bipolarité stratégique entre Américains et Russes ou une bipolarité à long terme entre Américains et Chinois. C’est tout le discours sur le retour de la guerre froide. On se réfère également aux cycles hégémoniques : après l’ère britannique, puis états-unienne, viendrait la chinoise, la transition pouvant potentiellement générer un conflit armé. De plus en plus, le monde est considéré comme étant multipolaire. Ici la comparaison montante est le retour à 1914 : les alliances sont un peu plus fluides, de plus en plus de puissances entrent dans le jeu ; en conséquence les calculs se complexifient, générant une tension grandissante. Une crise comme celle de Sarajevo pourrait être l’étincelle qui fait exploser le tonneau de poudre, depuis les pays baltes ou les îles Senkaku/Diaoyu. Enfin, la réflexion sur la zéropolarité ou apolarité, très influencée par un discours néoconservateur né dans les années 2000 selon lequel sans la domination des États-Unis le monde sera chaotique, rappelle également le passé puisque dans beaucoup d’esprits, le fait qu’en 1919 les Américains n’ont pas voulu prendre leurs responsabilités a été à l’origine d’horreurs jusqu’en 1945. Quand ils prennent leurs responsabilités après-guerre, il n’y a plus de guerre mondiale (ce qui n’empêche pas des guerres terribles en Corée, au Vietnam, au Guatemala, etc.). De la même façon, on reprend tous les discours des années 1990 : c’est le triomphe du « géo-civilisationnel » de Samuel Huntington ou de ceux qui disaient que le monde allait se structurer autour de la géoéconomie. C’est toujours la vision de puissances en lutte. Aujourd’hui, on a l’impression de vivre les effets négatifs à la fois de l’unipolarité, de la bipolarité, de la multipolarité et de la zéropolarité.
L’autre approche est assez différente, bien que fondée elle aussi sur la prémisse que les choses ne changent pas. C’est la lecture du type Monde diplomatique, un journal qui n’a pas particulièrement changé entre l’avant et l’après 1989. Selon cette vision, l’interprétation de la fin de la guerre froide est qu’après la crise des années 1970, le capitalisme a rebondi en se « néolibéralisant » et en se mondialisant, et qu’il a gagné la guerre froide en subordonnant le Sud puis l’Est. Aujourd’hui on voit nettement que pour comprendre 1989, il faut observer que la Pologne, la Hongrie, la Rda et la Russie connaissaient des problèmes économiques, avec la volonté d’attirer des capitaux et de se reconnecter au système international, notamment financier. Les réformes imposées par les institutions financières internationales (choc des privatisations, de la création d’un marché du travail, des réductions des dépenses des États) étaient aussi demandées par certaines élites de l’Est. Cet Est a repris sa position traditionnelle de périphérie dépendante du Centre-Ouest européen. Le vrai vainqueur de la guerre froide serait alors la classe capitaliste transnationalisée, les riches auraient gagné la longue guerre des classes, et poursuivraient leur « contre-révolution » sociale après les concessions faites lorsqu’existait la menace communiste.
En effet, les partis communistes sont désormais faibles. Hors d’Asie, les mouvements de libération nationale n’ont plus le vent en poupe et suivent des trajectoires plus identitaires. Mais les oppositions « anti-systémiques » se sont adaptées aux mutations du capitalisme : ainsi des mouvements altermondialistes à la fin des années 1990, et des formes de mobilisations actuelles. Si l’on regarde la biographie des gens qui travaillent sur ces questions, on retrouve la génération des années 1970, plutôt « tiers-mondiste », opposée à l’impérialisme américain et à l’oppression capitaliste, reconvertie dans l’altermondialisme de 1989 jusqu’aux années 2000, et qui rebondit de nouveau avec un discours fondé sur l’écologie comme moyen de changer le monde, et des critiques du militarisme belliciste américain, du pouvoir abrutissant ou disciplinaire des médias, des grandes firmes qui utiliseraient l’État à leur profit, et de la marchandisation généralisée.
L’évolution qui n’est, à mon avis, que la continuité de ce qui existait déjà auparavant est le poids du discours identitaire (The West against the Rest, dans la formulation de Fareed Zakaria, ou les Blancs contre les autres). Si l’on regarde l’histoire du xxe siècle, le phénomène le plus étonnant est le mouvement des décolonisations. Un discours actuel soutient que l’on est dans la prolongation d’une histoire dans laquelle l’Europe avait dominé le monde déjà à partir du xvie siècle et que l’on assiste à la désoccidentalisation du monde. On serait dans la continuité de ces luttes à l’intérieur même des métropoles de façon beaucoup plus forte, le postcolonial devant débarrasser les anciens colonisés de leurs schèmes mentaux coloniaux, et le décolonial extirper tous les relents colonialistes et racistes dans les esprits blancs.
La force du progrès
La deuxième approche soutient que le monde évolue dans le bon sens, vers le progrès. On la trouve chez les libéraux, chez des gens attachés aux Lumières, dans le discours de l’Union européenne, des organisations internationales et des organisations non gouvernementales. Pour 1989, on se rend compte que ce qui s’est passé à l’Est est en réalité la continuation d’un mouvement visible en Amérique latine, à Taïwan et en Corée du Sud, c’est-à-dire un grand mouvement transnational de démocratisation, avec des emprunts d’expérience. On a depuis ce temps-là tout un discours sur la marche de la démocratie, la fameuse « troisième vague démocratique ». On avait l’impression que l’histoire allait dans le bon sens, ce qui a été relancé à plusieurs reprises, lors notamment des révolutions de couleur et du printemps arabe. L’année 1989 ne serait alors qu’une étape dans une longue histoire de démocratisation. À partir des années 1980, on a développé la théorie de la « paix démocratique », c’est-à-dire que deux démocraties ne peuvent pas se faire la guerre entre elles. La démocratisation était la clé du bonheur politique et celle de la pacification perpétuelle de l’ensemble du monde.
L’année 1989 ne serait qu’une étape dans une longue histoire de démocratisation.
On retrouve cette théorie de l’« élargissement démocratique » chez Clinton. George W. Bush a voulu accélérer cette marche de l’histoire en 2003 au Moyen-Orient. Il a d’ailleurs considéré que les révolutions arabes en 2011 ont pu éclore grâce à lui car il avait semé dès 2003 les graines de la démocratie. L’autre analyse est celle de la paix par le commerce, selon laquelle le développement du libre-échange, grâce à la création en 1994 de l’Organisation mondiale du commerce et la multiplication des accords de libre-échange un peu partout sous toutes les formes (bilatéraux, multilatéraux, régionaux, etc.), permettait la mondialisation heureuse, en sortant des millions de personnes de la pauvreté, et s’affirmait également comme un facteur de paix car l’interdépendance économique empêcherait la guerre, cette dernière atteignant un déclin historique : beaucoup moins de gens meurent de la guerre, en proportion de la population mondiale. Bien que cette idée soit largement discutée, on a l’impression que les guerres entre grandes puissances font partie du passé.
L’Union européenne, les organisations internationales et les Ong veulent quant à elles toujours améliorer le monde. Même si les choses avancent, des injustices et des problèmes persistent : il faut continuer à lutter, à travailler, à faire pression. On peut ajouter le progrès de la justice pénale internationale. On fait ainsi une histoire héroïque, en commençant par Guillaume II qui n’est pas jugé, puis Nuremberg, puis les tribunaux ad hoc, et enfin la création de la Cour pénale internationale qui marque la fin progressive de l’impunité. Les enjeux de l’environnement ne sont pas si récents, la première grande conférence internationale datant de 1972. Il y a cinquante ans, les manuels de droit de l’environnement n’existaient tout simplement pas, et aujourd’hui ce sont des ouvrages monumentaux car on essaie de traiter toutes les questions. Les droits de l’homme ont également progressé : la peine de mort est en déclin, le mariage homosexuel en expansion. L’année 1989 entre parfaitement dans cette narration : une partie de ces thématiques sont caractéristiques des années 1970. On a l’impression que Mikhaïl Gorbatchev était en accord avec ce progrès ; ce sont d’ailleurs des Soviétiques qui ont inventé le terme de « gouvernance globale ».
Depuis 1989, se développe tout un discours d’inquiétude pour alerter de la persistance de certaines forces qui s’opposent à ce progrès : on parle du retour des fondamentalismes, des populismes, des tribalismes, des nationalismes, du protectionnisme qui compte parmi les causes de la Seconde Guerre mondiale. On craignait le protectionnisme dès le début des années 1990 : on imaginait alors un bloc européen, un bloc asiatique autour du Japon, et c’est une des raisons pour lesquelles les États-Unis ont commencé à faire l’Alena avec le Canada et le Mexique. Selon la conjoncture intellectuelle et les événements, on entend des discours de plus en plus concrets sur ces forces anciennes que l’on voulait rejeter et que l’on a tendance à diaboliser. Resurgissent aussi le terrorisme et la piraterie.
Aujourd’hui, on est passé des inquiétudes et de la lutte contre ces forces « du passé » à une espèce de panique, avec un discours sur la régression, des travaux sur l’autoritarisme et son exportation, on se réfère à des « vagues » autoritaires (la première allant de 1920 à 1945, la deuxième dans les années 1960-1970 et la troisième à l’époque actuelle). Il n’y a plus un sens éternel et infini à l’histoire, nous sommes plutôt dans des mouvements cycliques incertains et inquiétants. La grande question, c’est : « Où revient-on ? » Au début des années 1990, déjà, on théorisait le nouveau désordre mondial (avec un discours consistant à dire que l’on pensait que la Russie s’effondrait face à un Occident triomphant, mais peut-être que les mêmes causes de l’effondrement du monde soviétique étaient finalement en train de nous toucher). En 1912 et 1913, on disait que les guerres balkaniques étaient une barbarie qui ne nous toucherait jamais ; en 1914, nous étions en pleine guerre. On disait la même chose pour les guerres d’ex-Yougoslavie en 1991. Pour pallier ces tueries on voulait européaniser les Balkans en les transformant en Europe du Sud-Est. Aujourd’hui, on peut se demander s’ils n’annonçaient pas, par une forme de nationalisme, d’autoritarisme, d’affrontements identitaires, l’évolution de l’Europe.
On est passé des inquiétudes et de la lutte contre les forces « du passé » à une espèce de panique.
On peut avancer un peu dans le temps en disant que traditionnellement on fait débuter l’ordre international à partir de 1945 : n’est-ce pas cet ordre libéral qui est en train de s’effondrer ? Revient-on à l’avant-1945 ? En 2018, toutes les grandes revues américaines de science politique ont fait un numéro spécial ou un dossier pour discuter la fin de l’ordre international. Mais ne reviendrait-on pas encore plus loin, à l’avant-1789, voire à l’avant-Lumières, avec la découverte de la face noire des Lumières, et l’émergence d’un discours réactionnaire ? Le discours optimiste des progressistes est plutôt en crise aujourd’hui : 1989 accélérait l’histoire dans le bon sens ; aujourd’hui cette accélération n’amène-t-elle pas plutôt à des régressions ?
Un monde profondément transformé
Enfin, la troisième vision, plutôt macrosociologique, est celle d’un changement absolument complet. Les sciences humaines sont nées en 1860-1870 pour analyser ce monde qui se transformait. On a commencé à regarder sous toutes ses formes la modernité amorcée au xixe siècle (les bureaucraties, la souveraineté, l’ère des masses, l’ère des idéologies séculières, la verticalité du pouvoir etc.).
Dans les années 1960-1970, tous ces modèles sont largement remis en cause : par exemple, on se demande si la nation homogène n’a pas assimilé des populations diverses, cette assimilation n’étant qu’une autre forme de génocide ou de nettoyage ethnique, lesquels sont des produits du culte de la nation homogène construite et préservée par un État fort. L’État-nation avec un État très fort a donné les totalitarismes et a provoqué des guerres totales en mobilisant des millions de personnes. Tout ce monde qui semblait être une modernité positive a été vu dans la pensée 68 comme quelque chose de problématique. Alors a débuté la critique de toutes les verticalités de pouvoir de l’État, la famille, l’école, la justice, la police, etc. D’autres enjeux émergeaient au même moment : les questions de droits, celles de genre, celles des identités religieuses et régionales, celle de l’environnement.
Dans cette vision, si l’Urss s’est effondrée, c’est qu’elle était la caricature de l’État vertical avec une bureaucratie particulièrement lourde. De l’autre côté, la chute soviétique s’explique également par l’émergence interne d’une contre-culture, celle de 68 dont l’un des héros était John Lennon. À cela s’est ajoutée la montée d’un discours écologiste : les dommages que les régimes communistes ont infligé à l’environnement ont provoqué des mobilisations dans les pays de l’Est. En Slovénie, l’un des éléments de mobilisation a été les revendications homosexuelles. De plus, la guerre froide, qui était une accumulation d’armes, de grandes idéologies et de grands discours unifiants, semblait obsolète. La guerre froide serait morte d’obsolescence parce que le monde avait changé. Où va-t-on après avoir constaté ces transformations ?
À partir de 1989, on a été incapable de qualifier le monde d’après. Un nombre considérable d’articles et de travaux disent fondamentalement la même chose : « fin de » (de l’État, de la souveraineté, fin des frontières, etc.), « crise de » ou « post » (nous vivons dans un monde « postmoderne », « postindustriel », « post-guerre froide »). Certains ont essayé, après le 11 septembre 2001, de parler d’« entre-deux-guerres » pour désigner les années 1990, mais ça n’a pas convaincu. D’autres parlent d’« ère de la mondialisation », mais tout le monde s’accorde à dire qu’elle a commencé avant. On n’a pas trouvé de terme, et ça fait trente ans, pour qualifier la période postérieure à 1989. Pourquoi ? Parce qu’on a l’impression de vivre dans un monde complexe qui défie les qualifications. Ainsi parle-t-on de « bifurcations » car rien dans le temps n’est absolument certain, d’« hybridité » (pour les identités, par exemple), et de toutes les métaphores de l’horizontalité telles que le monde des « réseaux ». Existe aussi le concept de « monde liquide ». On a inventé tout un vocabulaire pour désigner cette complexité : le glocal et la fragmégration en sont des exemples. En science politique, en sociologie, en histoire ou en géographie, on assiste à une recherche éperdue de nouveaux concepts pour désigner la singularité de ce monde.
À partir de 1989, on a été incapable de qualifier le monde d’après.
On a assisté à une réhabilitation de ce qu’il y avait avant. Depuis les années 1980, les empires multinationaux sont réhabilités (l’Empire ottoman, austro-hongrois, chinois), ainsi que les villes multiculturelles (pendant l’ère des États-nations on a changé les capitales, en passant d’Istanbul à Ankara, d’Alexandrie au Caire, de Rio à Brasília). Même les Allemands revalorisent le Saint Empire romain germanique, comme précurseur de l’Union européenne, car régi par le droit et caractérisé par des identités multiples. On a réhabilité le nomade et les diasporas. À côté persiste l’inquiétude du retour de l’avant État-nation : retour des croisades religieuses et de l’intolérance, des pirates, des mercenaires, des grandes migrations. Dès les années 1990, on parle de « nouveau Moyen Âge ».
Ce qui est étonnant, c’est que deux visions radicalement différentes se distinguent sur ce nouveau monde. Nombre d’analystes et de militants disent qu’il faut continuer à se battre pour ce nouveau monde, afin de mettre définitivement à bas l’État et la nation, l’un, par nature, oppresseur, l’autre homogénéisatrice, en finir avec le « roman national » qui invisibilise femmes, pauvres et minorités. La liberté et la circulation permettent plus d’investissements, de prospérité et de paix. D’une certaine manière, la gauche « cosmopolite » et la droite libérale (voire libertarienne) font ici cause commune. Pour d’autres, l’État-nation offrait un cadre rassurant et son implosion est quelque chose d’extrêmement menaçant, avec la perte du sentiment national, de la hiérarchie et de l’autorité. Il faudrait revenir à une éducation instillant le respect et fabriquant du sentiment national. « Républicains » de gauche et nationalistes de droite ont finalement une vision assez similaire, assez nostalgique.
Il reste une dernière hypothèse, celle selon laquelle cette haute modernité n’est pas terminée ; on entrerait au contraire dans une hypermodernité. Le monde serait de plus en plus totalitaire, avec des États de plus en plus intrusifs, par la biopolitique notamment, avec les grandes firmes multinationales et les Gafam qui permettent un nouveau type de surveillance. On entrerait enfin dans le monde orwellien de 1984.
Pour une lecture croisée du monde
En réalité, toutes ces grilles d’analyse sont légitimes et valables en même temps et c’est ce qui complique l’analyse et les solutions. Prenons l’exemple du droit international : on peut tout à fait considérer qu’il continue d’être le produit de rivalités et d’alliances entre les États et donc qu’il relève de la vue traditionnelle du monde, pour laquelle les grandes puissances ont la capacité de définir les règles du jeu. On peut aussi considérer qu’avec l’influence des grandes firmes et le fait qu’une partie de l’élite circule entre des positions de pouvoir et des positions dans les multinationales, le droit international est de plus en plus construit au profit des firmes qui réclament des droits et des libertés, en remplaçant les citoyens dans ce champ de revendications : le monde n’aurait donc pas tant changé que ça. On peut croire aussi que le droit international apporte du progrès : on essaie de régler un certain nombre de problèmes par l’action collective, par la négociation, par la définition de cadres et normes juridiques. On peut enfin considérer qu’il est aujourd’hui totalement impossible d’avoir un droit international unifiant parce que l’on a du bricolage un peu partout, du shopping dans le droit qui permet de régler ce que l’on veut où l’on veut ; nous sommes dans l’hybridité et les arrangements permanents avec les règles, quand certains voudraient s’accrocher aux textes fondateurs.
Ce que l’on peut reprocher à certains analystes est de n’avoir qu’une grille de lecture et de ne pas tenir compte des autres, bien qu’elles puissent être contradictoires. Elles peuvent néanmoins être complémentaires : nous observons bien d’un côté le développement du néolibéralisme, de l’hégémonie du capital et de mégafirmes qui déstructurent les sociétés et d’un autre la recréation de l’État et de la nation par le nationalisme pour compenser.
[1] - Pierre Grosser, 1989, l’année où le monde a basculé, Paris, Perrin, 2009. Le livre vient d’être réédité en poche avec une postface originale.