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Notes de lecture

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Enseigner la littérature par temps mauvais de Bruno Viard

Cet essai s’inscrit dans la continuité d’une série d’ouvrages qui, depuis déjà un certain temps, s’emploient à stigmatiser la crise du sens qui a frappé pendant trop longtemps les études littéraires, fruit d’une « doxa techniciste » qui, en prétendant faire de l’œuvre littéraire un objet langagier clos, autosuffisant, l’a coupée de la vie et de ses enjeux. D’où le rappel que « la littérature est un discours continu sur l’homme », que sa généralité même est le gage d’une ouverture sur le monde, dont elle reflète les grands conflits ; par « ce ciel plombé » de menaces diverses, il est urgent de réconcilier l’enseignement de la littérature avec « l’historicité de l’aventure humaine ». On comprend que ce programme inclut un sévère bilan des idéologies déconstructionnistes (marxisme et structuralisme en particulier) qui, aux dires de l’auteur, ont amputé l’enseignement de la littérature de ses sources vives et contribué sans l’avouer à la « destruction de l’esprit républicain ». Il s’agit de reconstruire, sur la base d’une anthropologie réfractaire à toute pensée radicale, à toute hubris dogmatique, un juste équilibre entre « sentiment, sensation, ­connaissance ». Bruno Viard se donne comme ambition de remettre à l’honneur l’histoire littéraire et la psychologie, « grandes victimes de l’épistémè prégnante dans les études depuis 50 ans ».

La réhabilitation de l’histoire littéraire se fait sous l’égide de son fondateur Gustave Lanson, lequel, au nom de la sclérose des études classiques, a installé la littérature « à la base du patriotisme républicain » ; c’est plaider pour le retour, dans la transmission, de « la voix de la République », étouffée par les dogmes de la théorie littéraire, une voix à l’écoute de l’universel et de ­l’individu, du social et de l’intime. Autre guide : Pierre Leroux, ce champion de l’humanité, hostile à « toutes les formes d’anachronisme et d’immobilisme ». L’analyse consacrée plus précisément aux avatars du romantisme est l’occasion d’une relecture des combats qui se sont joués sur la scène littéraire après les Trente Glorieuses, entre engagement moral et politique, égoïsme forcené du bourgeois, et pour finir sécession du poète dans la tour d’ivoire du désenchantement ; mais l’affaire Dreyfus scelle l’avènement de l’intellectuel, occasion de faire la part entre le patriotisme républicain d’un Péguy, qui trouve sa source dans le patriotisme universaliste de 1792, et celui, organique, de Barrès, nourri d’un nationalisme anti-républicain. Le dernier chapitre, «  La littérature et l’analyse des passions  », renoue avec la tradition des moralistes classiques, « scrutateurs » des abîmes de la psyché. À la psychanalyse freudienne, l’auteur entend substituer, comme clé des « racines des rivalités », une psychanalyse fondée sur le besoin réciproque d’estime et de reconnaissance : dans le domaine de l’affect – les avatars de l’amour-propre – comme dans celui de l’histoire, l’essentiel reste de fuir tout excès.

Si l’on partage sans réserve les propositions de l’auteur appelant à réhabiliter dans les études littéraires « le principe de transitivité », avec une philosophie de l’histoire littéraire intégrant les enjeux et combats du socialisme républicain, ainsi que son souci d’une extension de la littérature comparée « devenue politiquement indispensable sous la mondialisation », on trouvera fâcheusement réductrice la façon dont il entérine l’effacement du formidable apport qu’ont constitué durant les dernières décennies du xxe siècle les avancées de la théorie littéraire, quand elle n’a pas été dévoyée par l’enseignement d’épigones plus zélés que savants. La critique marxiste dans ses meilleures réussites ne saurait s’identifier avec « le socialisme scientifique » ; l’agacement que l’on peut nourrir à l’égard du Barthes structuraliste n’enlève rien à l’excellence de ses Essais critiques. Quant aux belles pages du Freud « littéraire » ou celles, dans leur sillage, de Jean ­Bellemin-Noël, gageons qu’elles ne sauraient ennuyer un tant soit peu un étudiant véritablement épris de littérature.

Le Bord de l’eau, 2019
168 p. 20 €

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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