
Ukraine, an II
Introduction
À mesure que la guerre en Ukraine s’inscrit dans le temps long se profile la tentation de la tenir à distance, en laissant à la seule classe politique ou à l’expertise militaire sa prise en charge. Il est urgent au contraire de regarder cette guerre en face, de prêter attention à la violence du régime russe, d’en constituer les archives et de la replacer dans une perspective historique. Il en va d’un devoir de témoignage et de vérité.
Pensée comme une « opération militaire spéciale » qui devait se terminer, en quelques jours seulement, par le renversement de la présidence de Zelensky et la prise de contrôle d’une grande partie du pays, à commencer par la capitale Kiev, la guerre en Ukraine entre dans sa deuxième année, et pourrait bel et bien s’inscrire dans le temps long.
Cette guerre est avant tout révélatrice des dénis des démocraties, qui ont refusé, depuis une bonne quinzaine d’années, de prendre au sérieux la parole du régime russe, qui ne se contente pas de faire la guerre, mais l’annonce par avance et la prépare. Elle est ensuite un test pour le courage démocratique. Si, contre toute attente, les démocraties ont pu constituer un front uni, celui-ci menace périodiquement de se fissurer, droite et gauche souverainistes convergeant parfois pour inviter à une capitulation humiliante devant le maître du Kremlin. Elle est encore et surtout une épreuve pour la population ukrainienne que sa résistance honore parmi les nations mais qui, paralysée par la destruction systématique des infrastructures civiles du pays, vit dans sa chair ses blessures. Elle marque enfin une page noire pour les forces démocratiques en Russie, déjà stigmatisées depuis de longues années, qualifiées de « moucherons » par Vladimir Poutine, mais qui ne baissent pas les bras pour autant.
Après le moment de stupeur qui a suivi l’invasion, puis une vague d’indignation et de solidarité avec le peuple ukrainien, la guerre semble être désormais intériorisée par les opinions publiques démocratiques. Trop souvent, la tentation demeure pourtant de tenir le sujet à distance, comme si la guerre ne pouvait être prise en charge que par les seules instances politiques et l’expertise « géostratégique » ou militaire. Comme si les « vraies » guerres, qui engagent les régimes politiques tout autant que les sociétés et leurs représentations nationales, appartenaient au passé ou qu’elles étaient nécessairement appelées à disparaître1. Qu’il soit ou non un signe de confiance, ce dessaisissement nous paraît inquiétant, parce qu’il montre que la cité démocratique ne débat plus des enjeux qui la concernent directement, aussi bien en matières politiques et éthiques qu’en matières économiques et écologiques. De plus, l’histoire des deux derniers siècles nous l’enseigne amplement : aucune cause juste sur le plan international ne peut être durablement défendue sans le soutien des opinions publiques au cœur des démocraties.
Aucune cause juste sur le plan international ne peut être durablement défendue sans le soutien des opinions publiques.
C’est pourquoi il importe tant, comme nous y invitent les différents auteurs de ce dossier, de maintenir une attention à la nature et aux formes précises de la guerre dans toute son horreur, de constituer les archives des crimes de guerre massifs que le Kremlin commet délibérément, mais aussi de tenter d’expliquer cette guerre en la replaçant dans une perspective historique. En faisant varier les échelles de temps, on peut en effet la situer dans l’histoire de l’espace post-soviétique, mais aussi établir les liens qu’elle entretient avec le darwinisme social du passé, avec les thèmes d’« espace vital » et de « la mort comme condition de régénérescence » que prônaient les nationalismes qui ensanglantèrent l’Europe entre 1870 et 1945. Établir des repères dans l’espace et dans le temps, c’est aussi lutter contre les nouvelles formes de guerre informationnelle qui viennent se combiner à celles des bombardements, des tranchées et des chars, misant sur la saturation de l’espace médiatique et la manipulation des consciences. C’est encore insister sur le fait que, si nombre de guerres procèdent d’un désir de revanche sur le passé, elles sont aussi l’occasion de déterminer notre avenir.
Il y a un an, le philosophe ukrainien Constantin Sigov nous invitait à « dire le vrai », et à le diffuser pour informer et éveiller les opinions publiques2. Contre le régime poutinien, qui raconte à son opinion publique et à ses soutiens au sein des démocraties qu’il fait face à une « guerre imposée », à une « guerre d’agression » de « l’Occident collectif » contre la Russie, ce devoir de vérité s’impose plus que jamais comme une urgence.