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Dans le même numéro

Le décentrement des démocraties

août/sept. 2008

#Divers

Alors qu’on se contente souvent d’exiger d’un pays qu’il institue des élections régulières pour considérer qu’il a accompli sa mue démocratique aux yeux de la communauté internationale, il faut rappeler que la légitimité démocratique ne s’est pas instaurée chez nous uniquement par le biais du suffrage. La légalité du pouvoir administratif et son développement sous la forme rationnelle et désintéressée du « service public » en sont un autre versant. Mais la légitimité connaît encore de nouvelles transformations avec les demandes de proximité et d’impartialité.

L’onction populaire des gouvernants est pour nous la principale caractéristique d’un régime démocratique. L’idée que le peuple est la seule source légitime du pouvoir s’est imposée avec la force de l’évidence. Nul ne songerait à la contester, ni même à la réfléchir.

La souveraineté ne saurait se partager, résumait au xixe siècle un grand républicain français. Il faut choisir entre le principe électif et le principe héréditaire. Il faut que l’autorité se légitime ou par la volonté librement exprimée de tous, ou par la volonté supposée de Dieu. Le peuple ou le pape ! Choisissez1.

Répondre à une telle question dispensait de toute argumentation. Nous en sommes toujours restés là. Cet énoncé recouvre pourtant une approximation d’importance : l’assimilation pratique de la volonté générale à l’expression majoritaire. Mais elle n’a guère été discutée. Le fait que le vote de la majorité établisse la légitimité d’un pouvoir a en effet aussi été universellement admis comme une procédure identifiée à l’essence même du fait démocratique. Une légitimité définie en ces termes s’est d’abord naturellement imposée comme rupture avec un ancien monde où des minorités dictaient leur loi. L’évocation de « la grande majorité », ou de « l’immense majorité » suffisait alors à donner corps à l’affirmation des droits du nombre face à la volonté clairement particulière de régimes despotiques ou aristocratiques. L’enjeu décisif était de marquer une différence quant à l’origine du pouvoir et aux fondements de l’obligation politique. Partant de là, le principe de majorité s’est ensuite fait reconnaître dans son sens plus étroitement procédural.

La loi de majorité, a-t-on classiquement souligné, est une de ces idées simples qui se font accepter d’emblée ; elle présente ce caractère que d’avance elle ne favorise personne et met tous les votants sur le même rang2.

Les fictions fondatrices

Le passage de la célébration du Peuple ou de la Nation, toujours au singulier, à la règle majoritaire ne va pourtant pas de soi, tant les deux éléments se situent à des niveaux différents. Il y a d’un côté l’affirmation générale, philosophique si l’on veut, d’un sujet politique, et de l’autre l’adoption d’une procédure pratique de choix. Se sont ainsi mêlés dans l’élection démocratique un principe de justification et une technique de décision. Leur assimilation routinière a fini par masquer la contradiction latente qui les sous-tendait. Les deux éléments ne sont en effet pas de même nature. En tant que procédure, la notion de majorité peut s’imposer aisément à l’esprit, mais il n’en va pas de même si elle est comprise sociologiquement. Elle acquiert dans ce dernier cas une dimension inévitablement arithmétique : elle désigne ce qui reste une fraction, même si elle est dominante, du peuple. Or la justification du pouvoir par les urnes a toujours implicitement renvoyé à l’idée d’une volonté générale, et donc d’un peuple, figure de l’ensemble de la société. Cette perspective sociologique n’a cessé d’être renforcée par le réquisit moral d’égalité et l’impératif juridique de respect des droits, appelant à considérer la valeur propre de chaque membre de la collectivité. C’est ainsi l’horizon de l’unanimité qui a depuis l’origine sous-tendu l’idée démocratique : est démocratique, au sens le plus large du terme, ce qui exprime la généralité sociale. On a seulement fait comme si le plus grand nombre valait pour la totalité, comme si c’était une façon acceptable d’approcher une exigence plus forte. Première assimilation doublée d’une seconde : l’identification de la nature d’un régime à ses conditions d’établissement. La partie valant pour le tout, et le moment électoral valant pour la durée du mandat : tels ont été les deux présupposés sur lesquels a été assise la légitimité d’un régime démocratique.

Le problème est que cette double fiction fondatrice est progressivement apparue comme l’expression d’une insupportable contre-vérité. Dès la fin du xixe siècle, alors que le suffrage universel (masculin) commençait tout juste à se généraliser en Europe, les signes d’un précoce désenchantement se sont pour cela multipliés de toutes parts. Au spectre du règne des masses, d’abord tant redouté par les libéraux, se trouva bientôt substitué le constat de l’avènement de régimes engoncés dans l’étroitesse de leurs préoccupations. Les mots de « peuple » et de « nation » qui n’avaient cessé de nourrir les attentes et les imaginations se sont alors trouvés comme rapetissés en étant noyés dans les méandres de l’agitation partisane et des clientèles. Le système des partis, dont aucun des premiers théoriciens de la démocratie n’avait envisagé l’existence et le rôle, s’est imposé à partir de cette période comme le cœur effectif de la vie politique, entraînant le règne des rivalités personnelles et des coteries. Le Parlement, qui avait été de son côté considéré depuis l’origine comme l’institution qui résumait l’esprit et la forme du gouvernement représentatif, perdait à l’inverse sa centralité et voyait son fonctionnement changer de nature. L’idée première d’une enceinte de la raison publique où serait débattue à haute voix la définition de l’intérêt général s’est de fait dégradée en un système de marchandages asservis à des intérêts particuliers. Le moment électoral a continué de son côté à mobiliser les énergies et à exprimer de véritables enjeux. Mais il n’a plus été cette fête chaleureuse de la citoyenneté qui avait dessiné le premier horizon du suffrage universel. Pendant toute cette période des années 1890-1920 au cours de laquelle s’amoncellent les ouvrages qui auscultent la « crise de la démocratie », l’idée que le fonctionnement du système électoral majoritaire conduit à exprimer l’intérêt social a ainsi perdu toute crédibilité. Le monde électoral-parlementaire est apparu gouverné davantage par des logiques de particularité que par une exigence de généralité. Le principe de l’élection des gouvernants a certes toujours dessiné un horizon procédural indépassable, mais on a cessé de croire à l’automaticité de ses vertus.

La double légitimité : formation et déclin d’un système

Face à ce qui a été ressenti comme un profond ébranlement, ces années 1890-1920, encadrant la Grande Guerre, vont s’efforcer de déterminer les moyens permettant à l’idéal démocratique de retrouver sa dimension substantielle primitive. Les voies les plus extrêmes, on le sait, seront explorées, allant même jusqu’à ériger un moment le projet totalitaire en figure désirable du bien public. Mais du sein de ce bouillonnement va aussi émerger de façon plus discrète ce qui modifiera en profondeur les régimes démocratiques : la formation d’un véritable pouvoir administratif. C’est en effet pendant cette période que s’édifie partout un État plus fort et mieux organisé. Le fait important est que son développement a été indissociable d’une entreprise de refondation de ses principes. On a voulu que la « machine bureaucratique » puisse constituer en elle-même une force identifiée à la réalisation de l’intérêt général. Les modèles du service public en France et de l’administration rationnelle aux États-Unis ont alors illustré les deux grandes façons de penser la poursuite de cet objectif. D’un côté, la vision d’une sorte de corporatisme de l’universel, appelant structurellement les fonctionnaires à s’identifier à leur mission, à devenir « intéressés au désintéressement ». De l’autre, la recherche d’un accès à la généralité par les vertus d’une gestion scientifique. Se trouvaient de la sorte réactualisés et réinsérés dans l’univers démocratique les anciens idéaux du gouvernement rationnel et de la politique positive, qui, des Lumières à Auguste Comte, avaient invité à réaliser le bien public à l’écart des passions partisanes.

Le but a été de corriger le projet problématique d’une expression unifiée des volontés par une forme de mise en œuvre plus réaliste et plus objective de la généralité sociale. Cette entreprise a alors effectivement commencé à prendre corps, au moins partiellement. Sans que les choses n’aient jamais été pleinement conceptualisées, les régimes démocratiques ont ainsi progressivement reposé sur deux pieds : le suffrage universel et l’administration publique. Celle-ci a cessé d’être la simple courroie de transmission du pouvoir politique pour acquérir une marge d’autonomie fondée sur la compétence. À l’égalité d’expression reconnue par le vote a correspondu en conséquence le principe d’une égalité d’admission aux fonctions publiques. Deux types d’épreuves parallèles ont simultanément été consacrés pour désigner ceux que l’on pourrait appeler les représentants, ou les interprètes, de la généralité sociale : l’élection et le concours (ou l’examen). L’élection comme choix « subjectif », guidé par le système des intérêts et des opinions, le concours comme sélection « objective » des plus compétents. Dans le cas français, ces deux dimensions de « l’arche sainte » du suffrage universel et du service public ont explicitement superposé leurs valeurs respectives dans l’idéologie républicaine. Les « jacobins d’excellence » de la haute administration l’ont incarnée au même titre que les élus du peuple. À côté de la légitimité d’établissement – celle de la consécration par les urnes –, une deuxième appréhension de la légitimité démocratique a ainsi vu le jour : celle d’une identification à la généralité sociale. Elle a, dans les faits, joué un rôle décisif en tant qu’élément compensateur de l’affaiblissement de la légitimité électorale. Se liaient de la sorte les deux grandes façons de concevoir la légitimité : la légitimité dérivée de la reconnaissance sociale d’un pouvoir, et la légitimité comme adéquation à une norme ou à des valeurs. Ces deux formes croisées de légitimité – procédurale et substantielle – avaient donné à partir du début du xxe siècle une certaine assise aux régimes démocratiques. Cette page a commencé à se tourner dans les années 1980.

La légitimation par les urnes a d’abord reculé, du fait de la relativisation et de la désacralisation de la fonction de l’élection. À l’âge « classique » du système représentatif, celle-ci valait mandat indiscutable pour gouverner ensuite « librement ». On présupposait que les politiques à venir étaient incluses dans les termes du choix électoral, du seul fait de l’inscription de ce dernier dans un univers prévisible, structuré par des organisations disciplinées, aux programmes bien définis et aux clivages clairement dessinés. Ce n’est plus le cas. L’élection a dorénavant une fonction plus réduite : elle ne fait que valider un mode de désignation des gouvernants. Elle n’implique plus une légitimation a priori des politiques qui seront ensuite menées. La notion de majorité, d’un autre côté, a changé de sens. Si elle reste parfaitement définie en termes juridiques, politiques et parlementaires, elle l’est beaucoup moins en termes sociologiques. L’intérêt du plus grand nombre, en effet, ne peut plus être aussi facilement assimilé que dans le passé à celui d’une majorité. Le « peuple » ne s’appréhende plus comme une masse homogène, il s’éprouve plutôt comme une succession d’histoires singulières, une addition de situations spécifiques. C’est pourquoi les sociétés contemporaines se comprennent de plus en plus à partir de la notion de minorité. La minorité n’est plus la « petite part » (devant s’incliner devant une « grande part ») : elle est devenue une des multiples expressions diffractées de la totalité sociale. La société se manifeste désormais sous les espèces d’une vaste déclinaison des conditions minoritaires. « Peuple » est désormais aussi le pluriel de « minorité ».

De son côté, le pouvoir administratif a été fortement délégitimé. La rhétorique néolibérale a joué son rôle, en affaiblissant la respectabilité de l’État et en invitant à ériger le marché en nouvel instituteur du bien-être collectif. Plus concrètement, les nouvelles techniques d’organisation des services publics (le New Public Management) ont surtout introduit des méthodes qui ont conduit à dévaloriser la figure classique du fonctionnaire comme agent patenté de l’intérêt général. La haute fonction publique s’est trouvée la plus atteinte par cette évolution, ne semblant plus capable d’incarner une force d’avenir dans un monde plus ouvert et moins prévisible (et également touchée, il est vrai, par un phénomène massif de désertion du service de l’administration par les élites, en raison d’une disparité croissante des niveaux de rémunération avec le secteur privé). La reconnaissance d’une technocratie parée des vertus de la rationalité et du désintéressement a aussi perdu son évidence dans une société plus lucide et plus éduquée. L’ancien style d’une action publique « bienveillante », surplombant une société considérée comme mineure, est devenu du même coup économiquement inopérant et sociologiquement inacceptable. Le pouvoir administratif a donc été dépossédé des éléments moraux et professionnels qui lui avaient autrefois permis de s’imposer. L’affaiblissement de sa légitimité s’est ainsi ajouté à celui de la sphère électorale-représentative.

Le nouvel âge de la légitimité

L’affaissement de l’ancien système de double légitimité et les divers changements qui l’ont à la fois provoqué et accompagné à partir des années 1980 n’ont pas seulement entraîné un vide. Si le sentiment d’une perte, voire d’une décomposition, s’est fortement fait ressentir, une sorte de recomposition silencieuse s’est aussi engagée. De nouvelles attentes citoyennes sont d’abord apparues. L’aspiration à voir s’instaurer un régime serviteur de l’intérêt général s’est exprimée dans un langage et avec des références inédits. Les valeurs d’impartialité, de pluralité, de compassion ou de proximité se sont par exemple affirmées de façon sensible, correspondant à une appréhension renouvelée de la généralité démocratique, et, partant, des ressorts et des formes de la légitimité. Des institutions comme les autorités indépendantes ou les cours constitutionnelles ont parallèlement vu leur nombre et leur rôle s’accroître considérablement. Une autre façon de gouverner semble enfin s’être esquissée avec la place croissante prise par l’attention à l’image et à la communication. Tout ceci dessine un paysage fort contrasté dont il faut appréhender la consistance et le devenir. Il convient donc de le décrire. Mais en même temps de ne pas en rester à ce stade. L’essentiel est en effet de tenter de dégager les concepts qui peuvent rendre intelligible ce monde émergent, et plus encore de discerner les nouvelles formes démocratiques vers lesquelles il pourrait positivement évoluer. Tout en gardant le souci d’une description des discours et des expériences, en restant attentif à leurs inachèvements, à leurs équivoques, voire à leurs dangers, il convient donc de forger les idéaux types qui permettraient de penser la maîtrise de cet univers en gestation. Rien ne semble en effet joué. Se mêlent encore de façon confuse l’esquisse de nouveaux possibles et l’amorce de pathologies menaçantes.

Le trait majeur qui caractérise le tournant des années 1980 consiste en une reformulation latente des termes dans lesquels l’impératif démocratique d’expression de la généralité sociale est appréhendé. Pour bien prendre la mesure de cette évolution, il faut repartir des visions précédemment dominantes de cette généralité. Le suffrage universel repose sur une définition agrégative de cette dernière : c’est la masse des citoyens-électeurs dont l’expression dessine la figure de la volonté générale. Le service public renvoie quant à lui à l’idée d’une généralité objective : le fait que la raison publique ou l’intérêt général soient en quelque sorte identifiés aux structures mêmes de l’État républicain. La généralité est dans les deux cas considérée comme susceptible d’être adéquatement et positivement incarnée. Devant l’affaissement ressenti de ces deux façons d’aborder les choses, on peut déceler l’émergence de trois autres manières, plus indirectes, d’approcher l’objectif de constitution d’un pouvoir de la généralité sociale :

la réalisation de la généralité par le détachement des particularités, par la distance raisonnée et organisée vis-à-vis des différentes parties impliquées dans une question. Elle définit un pouvoir appréhendé comme un lieu vide. La qualité de généralité d’une institution est constituée dans ce cas par le fait que personne ne peut se l’approprier. C’est une généralité négative. Elle renvoie à la fois à une variable de structure qui en est le support (le fait d’être indépendant), et à une variable de comportement (le maintien de la distance ou de l’équilibre). C’est elle qui définit la position d’institutions comme les autorités de surveillance ou de régulation et les distingue au premier chef d’un pouvoir élu ;

la réalisation de la généralité par le biais d’un travail de pluralisation des expressions de la souveraineté sociale. Le but est là de compliquer les sujets et les formes de la démocratie pour en réaliser les objectifs. Il s’agit notamment de corriger les inaccomplissements résultant de l’assimilation d’une majorité électorale à la volonté du corps social appréhendé dans sa globalité. C’est une généralité de démultiplication. On peut considérer qu’une cour constitutionnelle participe d’une telle entreprise lorsqu’elle veille à passer au tamis de la règle constitutionnelle – exprimant ce qu’on pourrait appeler le « peuple-principe » – les décisions du parti majoritaire ;

la réalisation de la généralité par la prise en considération de la multiplicité des situations, par la reconnaissance de toutes les singularités sociales. Elle procède d’une immersion radicale dans le monde de la particularité, marquée par le souci des individus concrets. Ce type de généralité est associé à une qualité de comportement, il résulte de l’action d’un pouvoir qui n’oublie personne, qui s’intéresse aux problèmes de tous. Il est lié à un art de gouvernement qui est aux antipodes de la vision nomocratique. À rebours de l’approche de la constitution du social par un principe d’égalité juridique, mettant à distance toutes les particularités, la généralité est définie dans ce cas par un projet de prise en compte de la totalité des situations existantes, par l’étendue d’un champ d’attention. On pourrait parler pour cela d’une pratique de « descente en généralité3 ». C’est une généralité d’attention à la particularité.

Ces différentes façons d’envisager la réalisation de la généralité ont en commun de reposer sur une approche de la totalité sociale qui n’est comprise ni sur le mode d’une agrégation arithmétique (avec l’idéal sous-jacent d’unanimité), ni dans une perspective moniste (avec la référence à un intérêt social conçu comme la propriété stable d’un corps collectif ou d’une structure). Elles renvoient à la valorisation d’une vision beaucoup plus « dynamique » d’opérations de généralisation. Elles correspondent en quelque sorte aux trois stratégies possibles pour explorer un univers dans sa totalité : le considérer au télescope, multiplier les coupes au microscope, le parcourir par des itinéraires différents. La généralité constitue dans cette perspective un horizon régulateur ; elle n’est plus d’ordre substantiel, comme ce que suggéraient les notions de volonté générale et d’intérêt général.

Trois nouvelles figures de la légitimité ont en conséquence commencé à se dessiner, chacune associée à la mise en œuvre de l’une des approches de la généralité sociale que nous venons de décrire : la légitimité d’impartialité (liée à la mise en œuvre de la généralité négative) ; la légitimité de réflexivité (associée à la généralité de démultiplication) ; la légitimité de proximité (suivant la généralité d’attention à la particularité). Cette véritable révolution de la légitimité participe d’un mouvement global de décentrement des démocraties. Se prolonge en effet sur ce terrain la perte de centralité de l’expression électorale déjà observée dans l’ordre de l’activité citoyenne. Dans la Contre-démocratie, j’ai ainsi décrit comment de nouvelles formes d’investissement politique avaient émergé, les figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du peuple-juge dessinant leur nouvelle vitalité en contrepoint de celle d’un peuple-électeur effectivement plus morose. La vie des démocraties s’élargit donc de plus en plus au-delà de la sphère électorale-représentative. Il y a dorénavant bien d’autres façons, à la fois concurrentes et complémentaires de la consécration par les urnes, d’être reconnu comme démocratiquement légitime.

Contrairement aux légitimités d’établissement et d’identification qui étaient indissociables de propriétés considérées comme appartenant intrinsèquement à certains pouvoirs (l’élection ou le concours donnant un statut à ceux qui avaient triomphé de l’épreuve impliquée), ces formes émergentes sont constituées par des qualités. La légitimité n’est donc jamais acquise dans leur cas. Elle reste toujours précaire, continuellement remise en jeu, dépendante de la perception sociale de l’action et du comportement des institutions. Ce point est essentiel : il traduit le fait que ces nouvelles figures sortent du cadre de la typologie usuelle distinguant la légitimité comme produit d’une reconnaissance sociale et la légitimité comme adéquation à une norme. Les légitimités d’impartialité, de réflexivité et de proximité superposent en effet les deux dimensions ; elles ont un caractère hybride. Elles dérivent des caractéristiques des institutions, de leur capacité à incarner des valeurs et des principes, mais elles restent simultanément dépendantes du fait qu’elles doivent être socialement perçues comme telles. On peut de la sorte concevoir que leur déploiement puisse faire entrer les démocraties dans un nouvel âge. Le régime de légitimité qui émerge conduit à dépasser les termes de l’opposition traditionnelle entre les gardiens de la « généralité républicaine », surtout préoccupés par la substance des choses, et les champions d’une « démocratie forte », d’abord attentifs à l’intensité de la mobilisation sociale.

Elles élargissent encore de cette façon les typologies classiques fondées sur la seule opposition de la légitimité par les fondements (input legitimacy) et de la légitimité par les résultats (output legitimacy4). Cette distinction a certes son utilité : elle rappelle que la façon dont sont appréciées les actions des gouvernants entre en ligne de compte dans le jugement que portent sur eux les citoyens (et elle suggère que des instances non élues peuvent être reconnues comme légitimes pourvu qu’elles contribuent à la production de ce qui est reconnu comme socialement utile5). Mais notre propos est plus large puisqu’il s’agit de considérer la légitimité propre des institutions. Cela conduit également à ne pas se satisfaire d’une perspective procéduraliste comme celle que développe Habermas. Ce dernier s’efforce lui aussi de dépasser les approches substantialistes de la démocratie, invitant à considérer la volonté générale dans les termes d’une dissémination discursive6. Mais il continue néanmoins à s’inscrire dans une vision moniste de la souveraineté populaire. Il ne fait que transférer le siège de cette souveraineté d’un corps social ayant sa consistance intrinsèque à un espace communicationnel diffus. Dans notre perspective, la redéfinition de la légitimité procède d’une déconstruction et d’une redistribution de l’idée de généralité sociale, conduisant à en pluraliser radicalement les formes. Elle suggère qu’il y a plusieurs manières d’agir ou de parler « au nom de la société » et d’être représentatif. Les trois nouvelles légitimités font pour cela système, se complétant pour définir de façon plus exigeante l’idéal démocratique.

Cette mutation est d’autant plus décisive que la question de la légitimité a pris une importance accrue dans le monde contemporain. Alors que se sont repliées les idéologies et les utopies qui pouvaient donner par leur contenu consistance « extérieure » à l’ordre politique, ce dernier doit en effet désormais trouver davantage en lui-même les ressources de sa justification. La légitimité est, comme la confiance entre individus, une « institution invisible ». Elle permet à la relation des gouvernés et des gouvernants de s’établir solidement. Si la légitimité est au sens le plus général du terme un simple économiseur de coercition, sa variante démocratique a pour fonction plus exigeante de tisser des liens constructifs entre le pouvoir et la société. Elle contribue à donner corps à ce qui fait l’essence même de la démocratie : l’appropriation sociale des pouvoirs. La légitimité démocratique produit un mouvement d’adhésion des citoyens indissociable d’un sentiment de valorisation d’eux-mêmes. Elle conditionne l’efficacité de l’action publique et détermine en même temps la façon dont ils appréhendent la qualité démocratique du pays dans lequel ils vivent. Elle est à cet égard bien une « institution invisible » et un « indicateur sensible » des attentes politiques de la société et de la façon dont il y est répondu. Une définition plus large et plus exigeante de la légitimité participe pour cela structurellement d’un approfondissement des démocraties.

Une révolution encore indéterminée

Les premières figures de la légitimité que nous avons décrites font pour l’instant principalement système avec deux types d’institutions : les autorités indépendantes de surveillance et de régulation, d’une part, et les cours constitutionnelles, de l’autre. Les premières peuvent bénéficier d’une légitimité d’impartialité du fait de leur mode de formation et de leur composition. Elles ont été soit des créations du pouvoir législatif soucieux de limiter et d’encadrer un pouvoir exécutif jugé trop partisan, soit suscitées par le pouvoir exécutif lui-même, prêt à se dépouiller d’un certain nombre de ses attributions pour restaurer une crédibilité affaiblie ou se décharger de tâches pour la gestion desquelles il n’estime pas disposer des compétences nécessaires. Les cours constitutionnelles, de leur côté, ont pour fonction d’encadrer la production législative en la soumettant à une contrainte renforcée de généralité par rapport à l’expression majoritaire. Leur légitimité est liée au caractère réflexif de leur intervention. La montée en puissance de ces deux catégories d’institution entraîne une inflexion considérable des conditions de la production normative et de l’exercice du pouvoir exécutif tels qu’ils avaient été conçus par les grandes figures des révolutions américaine et française. Elles n’avaient aussi été que marginalement discutées par la théorie démocratique classique. Les autorités indépendantes et les cours constitutionnelles, qui ont partout accru leur empire, ont ainsi commencé à révolutionner le répertoire classique de formulation de la question démocratique. Il y a là un déplacement que l’on ne saurait trop souligner. Il est en effet frappant de constater que la conceptualisation des institutions démocratiques était restée étonnamment stable pendant deux siècles7.

De la fin du xviiie siècle aux années 1980, les interrogations et les controverses s’étaient déroulées dans un champ conceptuel qui n’avait guère varié. C’est ce que peut constater tout historien des grandes révolutions modernes. Les questions du gouvernement représentatif, de la démocratie directe, de la séparation des pouvoirs, du rôle de l’opinion, de la garantie des droits de l’homme, avaient été posées pendant toute cette période dans des termes presque inchangés. Le vocabulaire politique n’avait lui-même guère évolué. Le mot d’« autogestion », forgé dans les années 1960, avait été l’un des rares néologismes de véritable importance à être introduit. Encore ne l’avait-il été que pour disparaître assez rapidement, indiquant qu’il marquait à sa façon lui-même un tournant dont il a été la première victime. La nouvelle grammaire des institutions démocratiques dans laquelle s’inscrivent les autorités indépendantes aussi bien que les cours constitutionnelles marque une rupture avec ce précédent univers. Mais faute d’avoir été élaborée intellectuellement (elle n’a pas eu son Sieyès ou son Madison), son ampleur n’a pas été perçue à sa juste mesure. Le changement est né des circonstances, répondant à des attentes citoyennes latentes et à ce qui a été ressenti comme une somme d’exigences immédiates en termes de gestion publique.

Le fait important est que, faute d’avoir été pensées comme des formes politiques originales, ces institutions n’ont pas encore pleinement trouvé leur place dans l’ordre démocratique. Les conditions de leur développement n’obéissent du même coup à aucune logique d’ensemble. Elles peuvent encore aussi bien conduire à un approfondissement inédit des démocraties qu’au simple renforcement d’un libéralisme frileux. Le rôle des cours constitutionnelles est par exemple susceptible de s’inscrire dans la perspective traditionnelle d’un accroissement de la puissance du droit destiné à limiter et à encadrer l’expression de la souveraineté populaire. L’opposition sous-jacente entre government by will et government by constitution8 ne fait alors que reproduire un vieux topos libéral. La question de la correction des limites du pouvoir majoritaire continue dans ce cas de s’inscrire implicitement dans l’ancienne perspective de la dénonciation des risques de « tyrannie de la majorité » à laquelle se livraient au xixe siècle ceux qui redoutaient de se voir submergés par l’avènement du suffrage universel. Mais le développement de ces cours peut aussi être envisagé comme un instrument de réduction de la marge de manœuvre des gouvernants, et donc une forme d’accroissement du contrôle social sur les représentants. Une constitution, expliquait dans cet esprit un important publiciste du xixe siècle, peut être comprise comme « la garantie prise par le peuple contre ceux qui font ses affaires, afin qu’ils n’abusent pas contre lui du mandat qui leur a été confié9 ». Les autorités indépendantes de surveillance et de régulation sont également susceptibles d’être appréhendées dans les deux perspectives opposées.

On sent bien que rien n’est encore stabilisé dans ces domaines. Il est donc essentiel de soigneusement éclairer les termes de l’enjeu. C’est à cette condition que le potentiel démocratique de ces institutions pourra être exploité et que celles-ci pourront être façonnées pour participer au renforcement de l’exigence de généralité dans la vie publique. Elles seront alors en mesure de produire, sur un mode indirect, des effets équivalents aux bénéfices que l’on attendait ordinairement des procédures de démocratie directe. Un nouveau continent, celui de la démocratie indirecte, sera susceptible de s’édifier sur cette base pour corriger et compenser les déficiences de la démocratie électorale-représentative.

La troisième figure émergente que nous avons évoquée, la légitimité de proximité, n’est pas, quant à elle, liée à un type particulier d’institution. Elle renvoie plutôt à un ensemble d’attentes sociales concernant le comportement des gouvernants. Émerge de la sorte une deuxième dimension inédite de l’univers démocratique : celle de la formation d’un art démocratique de gouvernement. Historiquement, la réflexion sur la démocratie avait été limitée à la définition des règles et des institutions constitutives d’un régime de la souveraineté populaire (distribution des pouvoirs, modalités de la représentation, formes d’intervention des citoyens, etc.). La sphère politique n’était ainsi pensée qu’à travers les deux catégories du régime et de la décision (le registre des « politiques » menées). Les attentes et les exigences de la société ont conduit à élargir cette appréhension à la catégorie de l’art de gouvernement. De multiples enquêtes10 ont souligné que les citoyens sont autant, sinon plus, sensibles aux conduites des gouvernants qu’à la nature précise des décisions qu’ils prennent. L’utilisation d’un vocabulaire inédit pour décrire les liens souhaités entre le pouvoir et la société a témoigné de cette évolution. Aux termes classiques pour appréhender le lien représentatif se sont ainsi ajoutées les références à l’attention, à l’écoute, à l’équité, à la compassion, à la reconnaissance, au respect, à la présence. L’emploi des mots « participation » et « proximité », plus spontanément utilisés parce que ayant aussi une attache dans le vocabulaire politique traditionnel, s’est également largement diffusé. Mais, là aussi, les choses sont marquées du sceau de l’ambiguïté. Derrière ces mêmes mots se cachent aussi bien des exigences citoyennes accrues, ouvrant un nouveau champ d’application à l’idéal démocratique, que l’écho à de simples habiletés rhétoriques des gouvernants et à des pratiques sophistiquées de manipulation de l’opinion.

Le but de cet ouvrage est de dessiner le cadre conceptuel permettant d’apprécier le potentiel démocratique de ces institutions et de ces pratiques encore embryonnaires et souvent ambivalentes. C’est seulement en construisant les idéaux types auxquels correspondent les nouvelles figures de la généralité et de la légitimité que cette tâche peut aboutir. C’est en effet de cette façon que les conditions de leur retournement pervers deviendront intelligibles, et du même coup que leur contribution au renforcement de la vie démocratique pourra être mieux assurée.

Le nouveau dualisme démocratique

Décrivant l’avènement du monde démocratique dont il était témoin, Tocqueville notait :

La notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique11.

Il faudrait dire exactement le contraire aujourd’hui. Le fait majeur est que la démocratie se complexifie. Ce mouvement se traduit par la constitution d’un double dualisme : entre les institutions électorales-représentatives et celles de la démocratie indirecte, d’une part (dualisme sous-tendant la démocratie comme régime) ; entre l’univers des procédures ou des conduites et celui des décisions, d’autre part (dualisme structurant la démocratie comme gouvernement). Ces deux ensembles se superposent à la tension entre démocratie électorale et contre-démocratie organisant de son côté la sphère de l’activité citoyenne. Conjugués, ils forment le nouvel ordre démocratique contemporain.

Les institutions de la démocratie électorale-représentative font d’abord système avec celles de la démocratie indirecte. Leur articulation permet de concilier fait majoritaire et idéal d’unanimité sur le mode d’une tension qui en respecte les exigences respectives. Peuvent ainsi se nouer deux couples d’exigences contradictoires déclinant cette tension fondatrice de l’idée démocratique :

contradiction entre la reconnaissance de la légitimité des conflits et l’aspiration au consensus. La démocratie est un régime pluraliste qui implique l’acceptation de la divergence d’intérêts et d’opinions et organise la compétition électorale sur cette base. Elle institutionnalise le conflit et son règlement. Il n’existe pas pour cela de démocratie sans que soient effectués des choix tranchants pour résoudre les différends. Faire de la politique en démocratie implique de choisir son camp, de prendre parti. Dans des sociétés marquées par les divisions sociales et par les incertitudes sur l’avenir, c’est une dimension essentielle. Mais, en même temps, il n’y a plus de démocratie sans formation d’un monde commun, reconnaissance de valeurs partagées qui permettent aux conflits de ne pas monter aux extrêmes de la guerre civile12. D’où la nécessité, pour respecter chacune de ces dimensions, de distinguer les institutions du conflit et celles du consensus. D’un côté le monde partisan, subjectif, de la sphère électorale-représentative, de l’autre le monde objectif des institutions de la démocratie indirecte. La reconnaissance de la spécificité de ces dernières permet ainsi d’honorer pleinement les deux pôles de la tension démocratique. Cela conduit du même coup à surmonter ce qui s’est manifesté historiquement comme la tentation permanente de ne pas reconnaître la légitimité des conflits et d’hypostasier l’idée d’unanimité (tentation qui n’a cessé d’alimenter les illusions et les perversions minant l’histoire du régime démocratique) ;

contradiction entre un principe réaliste de décision (la majorité) et un principe nécessairement plus exigeant de justification (l’unanimité). Il n’y a pas de démocratie possible s’il n’y a pas la possibilité de décider, d’agir avec promptitude, et si on ne reconnaît pas la nécessité de procéder à des arbitrages et à des choix. Mais il n’y a plus de démocratie sans institutions chargées de rappeler en permanence le sens de l’intérêt général et de contribuer, au moins partiellement, à sa réalisation de façon autonome. La vie démocratique implique donc d’organiser une forme de séparation et de tension entre des institutions appartenant au monde de la décision majoritaire et des institutions se rattachant à l’impératif unanimiste de justification.

L’organisation de cette dualité revient à pleinement reconnaître que la démocratie repose sur une fiction ressentie comme nécessaire, l’assimilation de la majorité à l’unanimité. Mais elle l’explicite et lui substitue une coexistence organisée des deux éléments qui la constituent. Le problème est en effet que cette fiction n’a jamais été reconnue comme telle. Ce qui n’est pas le cas ordinaire des fictions en droit. Leur nature et leur usage ne trompent personne dans ce domaine. Les techniques juridiques qui consistent à faire « comme si » n’ont pas pour fonction de cacher quoi que ce soit. Elles permettent seulement de mieux maîtriser les choses, d’en réduire la complexité ou les contradictions pour les rendre plus aisément gouvernables. Les fictions, a-t-on justement souligné, entraînent dans cette mesure « un pouvoir de commander au réel en rompant ostensiblement avec lui13 ». Elles sont clairement ramenées à leur fonctionnalité et ne prétendent pas changer la nature réelle des choses. La fiction démocratique fondatrice n’a pas été comprise dans ces termes. Elle n’a même jamais été clairement explicitée : on l’a dissimulée sans la reconnaître. C’était une condition nécessaire pour inscrire l’idée démocratique dans un horizon substantialiste, c’est-à-dire assimiler intellectuellement et politiquement la majorité à un ordre de l’unanimité hors duquel on ne pouvait alors penser. La reconnaissance du dualisme permet de sortir de cette impasse. Il organise de façon visible la séparation entre les deux pôles de l’idée démocratique et invite en permanence à dénouer les fictions implicites qui peuvent en parasiter le sens ou en dévoyer l’organisation. Le gouvernement de la majorité doit ainsi être prosaïquement compris comme une simple convention empirique dont le caractère reste toujours soumis à des contraintes supérieures de justification. Il repose sur ce qu’on pourrait appeler une légitimité imparfaite, nécessitant donc d’être confortée par d’autres modes de légitimation démocratique.

Parallèlement à ce dualisme des institutions a aussi émergé un dualisme structurant la démocratie comme gouvernement. En tant que pouvoir exécutif, la question du gouvernement est longtemps restée un objet marginal de la théorie politique. L’idée de gouvernement était perçue comme n’ayant pas de consistance propre : elle s’effaçait pratiquement derrière les décisions qui traduisaient son exercice. La centralité attribuée au pouvoir législatif dans la vision démocratique a longtemps justifié cette négligence. C’est le cas dès la période révolutionnaire en France, où l’on oppose fortement le pouvoir légitime de la généralité, auquel s’identifie la loi, au pouvoir suspect de la gestion des particularités, qui constitue l’essence de l’exécutif. La prise en compte de la relative autonomie de la sphère de l’action gouvernementale n’a été que très progressive, tant étaient forts les obstacles intellectuels à sa reconnaissance14. Mais c’est seulement du point de vue du contenu de l’action et de la décision que le pouvoir exécutif était alors envisagé. Le vaste secteur de l’analyse des politiques publiques témoigne de la permanence de cette approche dans le champ de la science politique contemporaine. C’est aujourd’hui une autre dimension du pouvoir exécutif qui émerge : celle de la conduite des gouvernants. Elle est devenue extrêmement sensible dans la conscience citoyenne sans avoir pourtant encore été théorisée en tant que telle. D’où la tension qui s’établit dorénavant entre une démocratie des décisions (encastrée dans la dynamique proprement politique du suffrage universel) et une démocratie des conduites (renvoyant quant à elle à un impératif de considération de tous les citoyens).

Les deux continents émergents de l’univers démocratique font de leur côté également système. Par des chemins différents, on attend en effet qu’ils contribuent à la production d’une société plus démocratique ; qu’ils donnent ainsi corps au fait que le projet démocratique est d’instituer une société d’individus égaux autant que de mettre en place un régime de la souveraineté collective. Ils correspondent sur ce mode à la double demande contemporaine d’une individualisation accrue (avec un souci plus aigu de la particularité des individus) et d’un développement du sens de l’intérêt général (par réduction du poids des intérêts particuliers dans le fonctionnement des institutions).

  • *.

    Professeur au Collège de France. Ces pages constituent l’introduction de son prochain livre : la Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, qui paraît aux éditions du Seuil en septembre 2008. Voir aussi son article dans notre numéro de janvier 2008 : « L’universalisme démocratique : histoire et problèmes ».

  • 1.

    Louis Blanc, « Réforme électorale », Revue du Progrès, t. II, 15 octobre 1839, p. 308.

  • 2.

    Adhémar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 8e éd., Paris, 1927, t. I, p. 330.

  • 3.

    Par opposition à la notion sociologique usuelle de « montée en généralité », qui signifie prise de distance avec les cas d’espèce pour accéder à une conceptualisation.

  • 4.

    C’est Fritz Scharpf qui l’a appliquée le premier pour caractériser différentes approches de la légitimité (Governing in Europe: Effective and Democratic ?, New York, Oxford University Press, 1999). L’opposition entre output et input democracy a été formulée par Robert E. Goodin (Reflective Democracy, New York, Oxford University Press, 2003).

  • 5.

    Il est intéressant de souligner que c’est pour répondre à l’interrogation sur le « déficit démocratique » des institutions européennes que la distinction a été formulée.

  • 6.

    Voir Jürgen Habermas, « La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d’espace public », Lignes, n° 7, septembre 1989. On pourrait dire la même chose de la démarche de Bernard Manin quand celui-ci propose de substituer à un impossible réquisit d’unanimité électorale la perspective d’un impératif d’implication de tous dans la délibération pour redéfinir la légitimité démocratique (voir son article séminal « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, n° 33, janvier 1985). Il déplace le point d’application de la contrainte d’unanimité, mais il reste au fond inscrit dans la perspective traditionnelle de la légitimité d’établissement, dont il ne fait que donner une formulation plus réaliste (même si l’idéal d’une « délibération libre et égale de tous » est lui-même matériellement très difficile à atteindre ; lui aussi ne peut être qu’approché, de telle sorte que l’on doit en fin de compte également faire « comme si » tous avaient délibéré).

  • 7.

    À l’exception de ce qui concerne le développement des partis politiques et les conditions de leur rapport à la vie démocratique, qui avait fait l’objet d’intenses débats et projets de réforme au tournant du xxe siècle (voir par exemple la question des primaires aux États-Unis). Nous reviendrons aussi plus précisément sur les éléments précurseurs de cette mutation contemporaine dont l’histoire présente des traits nationaux spécifiques.

  • 8.

    La distinction a, semble-t-il, été formulée pour la première fois par Henry St. John Bolingbroke dans sa Dissertation upon Parties (1733), dans H. Bolingbroke, Political Writings, David Armitage (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 90.

  • 9.

    Édouard Laboulaye, Questions constitutionnelles, Paris, 1872, p. 373.

  • 10.

    Dont les données seront présentées dans le corps du livre.

  • 11.

    Considérations sur la Révolution (matériaux pour l’Ancien Régime et la Révolution), dans Tocqueville, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, t. III, p. 492.

  • 12.

    Nicole Loraux a souvent souligné à ce propos le trouble induit par le mot kratos à Athènes. Il renvoyait en effet à l’idée d’« avoir le dessus », à la notion de victoire d’un groupe sur un autre. L’art majoritaire de décider propre à la démocratie a donc été lié, en son origine, à l’image d’un conflit tranché au cours d’une épreuve de force. D’où, simultanément, la célébration compensatrice d’un demos uni et l’appel incantatoire au rassemblement des citoyens (voir N. Loraux, la Citée divisée, Paris, Payot, 1997, et « La majorité, le tout et la moitié. Sur l’arithmétique athénienne du vote », Le Genre humain, n° 22, 1990). L’échec de la démocratie grecque peut être compris dans cette perspective par l’incapacité d’articuler et d’équilibrer les deux dimensions.

  • 13.

    Yan Thomas, « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, n° 21, 1995, p. 20. La fiction, poursuit-il, « apparaît comme une décision de contrer la réalité » (ibid., p. 22).

  • 14.

    Voir Joseph Barthélemy, le Rôle du pouvoir exécutif dans les républiques modernes, Paris, 1907, et Michel Verpeaux, la Naissance du pouvoir réglementaire, 1789-1799, Paris, Puf, 1991.