Introduction. Monument ou chantier ? L'héritage intellectuel d'Ivan Illich (1926-2002)
Ivan Illich est présent dans la revue Esprit depuis la fin des années 1960. Les premières discussions organisées autour de ses textes, qui entourent la réception de ses livres paraissant progressivement aux éditions du Seuil1, portent sur des institutions : l’Église catholique puis l’école et la médecine. Mais l’importance accordée à ses interventions tient à l’interrogation plus fondamentale qu’elles nourrissent sur le maintien de l’autonomie individuelle dans une société polarisée par la recherche de la productivité.
Son œuvre accompagne le passage de générations au sein de la revue au tournant des années 1970, entre les doutes qui assaillent les institutions phares de l’après-guerre et le maintien d’une critique de l’économie au moment où la gauche se convertit au réalisme gestionnaire. Revenir sur son œuvre avec le présent dossier, c’est maintenir la conviction que la réflexion sur l’économie ne doit pas rester réservée aux économistes, surtout quand ceux-ci enferment leur discipline dans des modèles formels hermétiques aux leçons de l’expérience.
Les livres d’Illich sont d’autant moins enfermés dans la décennie 1970 que son travail, comme le montre le présent dossier, s’est engagé dans une deuxième phase, moins connue, qui prend son actualité au moment où l’on cherche à réorienter un monde productif qui va de bulles en krachs. Il ne s’agit pas seulement de trouver la bonne « régulation » pour reprendre équilibre. Il faut aussi, comme le fait Ivan Illich, décrypter la manière dont l’individu contemporain est enserré dans le couple de notions besoin/rareté qui marque la suprématie de l’approche économique de ses désirs et de ses comportements. En ce sens, le présent dossier s’inscrit dans la suite de notre numéro de janvier 2010, « Les impensés de l’économie », mais aussi dans le prolongement de nos numéros sur la crise2 et sur « Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique » (juin 2009).
Illich fait depuis longtemps partie, avec notamment André Gorz3, des auteurs de référence dans le débat sur la croissance et la décroissance, sur l’impossibilité de maintenir la fiction d’une « croissance » dont la gestion des déséquilibres pourrait être remise à toujours plus tard. La crise économique ouverte en 2007 nous l’a rappelé : les déséquilibres finissent toujours par être payés et, ces derniers temps, les échéances arrivent en série. Alors que nous découvrons que nos prélèvements sur la nature ne pourront pas suivre les courbes actuelles, s’exempter de l’idée de limite apparaît comme une manière irresponsable de renvoyer les problèmes à plus tard, en supposant qu’on sera mieux armés pour les résoudre dans le futur (voir notre dossier « Retour sur terre, retour à nos limites », décembre 2009). C’est donc de notre représentation de l’avenir qu’Illich nous invite à reprendre la responsabilité. Pour Jean-Pierre Dupuy, qui observe l’entrecroisement des crises actuelles (évolution climatique, excès d’énergie fossile, pénurie des matières premières et des denrées alimentaires, faillites économiques), cela passe par une reformulation de notre rapport au risque et à la catastrophe (voir notre numéro spécial « Le temps des catastrophes », mars-avril 2008). Ce retour à Illich n’est donc pas un regard nostalgique sur des utopies passées mais une analyse du présent qui retrouve le goût des possibles.
Esprit
Dans les lointaines années 1970, un essayiste, un pamphlétaire, un lanceur d’idées et surtout un critique de la société industrielle travaillait dans une sorte de cabane dans un village paysan du Mexique et en sortait, une ou deux fois l’an, pour faire le tour du monde, secouer les idées reçues des gens en place, prononcer quelques conférences magistrales dans des lieux prestigieux dans une des demi-douzaines de langues qu’il dominait parfaitement, et même, parfois, dans l’une ou l’autre de celles que, sans les maîtriser, il n’ignorait pas. Ses voyages ainsi financés, il se donnait le luxe d’être présent en toute humilité et gratuité au milieu de petits groupes de fidèles ici et là.
Voici, dans les grandes lignes, la manière dont Ivan Illich a été lu et présenté en France. Ses idées – les fameuses « thèses d’Illich » sur les outils et les institutions de la société industrielle et leur contre-productivité – y ont été amplement débattues grâce à la diligence d’amis comme André Gorz, Jean-Pierre Dupuy et Jean-Marie Domenach, tous visiteurs réguliers du Cidoc4 de Cuernavaca au Mexique. Le Cidoc était une sorte d’université libre ou plutôt de « pensoir » où Illich discutait ses idées avec des centaines d’interlocuteurs avant de les publier.
Il existait pourtant aussi un autre Ivan Illich, moins connu en France, philosophe itinérant faisant sporadiquement escale pour un demi-semestre annuel dans une université allemande (Brême) et une université américaine (Penn State). Ivan y menait ses conversations avec un petit groupe de commensaux et écrivait des ouvrages savants, parfois en allemand, sur des thèmes peu familiers aux lecteurs d’Illich tels que l’histoire du corps, l’hexis du regard, la différence radicale entre l’oralité et la culture écrite ou la construction sociale de fétiches publics tels que « la vie » – ou la « vie substantive ». Le tournant du premier au second Illich se serait produit vers 1980, date à laquelle Ivan Illich situe par ailleurs un « changement d’époque » majeur.
Si l’on divise sa carrière intellectuelle en deux parties, l’une allant de 1951 à 1979 et l’autre de 1980 à sa mort en 2002, force est de se rendre à l’évidence qu’en termes de titres publiés, l’œuvre tardive est deux à trois fois plus étendue que l’œuvre écrite au temps de sa visibilité publique5, époque de ce qu’il a appelé ses « pamphlets6 ».
La rupture dans l’œuvre et la pensée d’Ivan Illich est indissociable de sa perception d’un profond « glissement de terrain » épistémique qui aurait débuté dans les années 1970 mais se serait accentué dans les années 1980, donc peu après la publication des ouvrages qui l’ont rendu célèbre. La perception de ce changement d’époque l’aurait obligé, non à infirmer ses « thèses » des années 1970, mais à les soumettre à une autocritique ou plutôt à les reformuler à la lumière d’une perception historique nouvelle. Cette rupture marque la fin d’une ère de six ou sept siècles qu’il dénomme l’âge instrumental, l’ère technologique ou encore l’époque des outils.
La seule manière d’évaluer une hypothèse historiographique de cette envergure est de la juger par ses fruits, la force de ses intuitions, les pistes qu’elle ouvre éventuellement. En dépit de sa portée apparemment déraisonnable, cette intuition a été très féconde pour plusieurs des amis et collègues d’Illich.
L’historienne Barbara Duden, de l’université de Hanovre, a jeté les bases, avec Ivan Illich, d’une histoire du corps ou somatique historique. Il ne s’agit rien de moins que de l’histoire du corps senti ou « autoperçu » d’époques passées et, conjointement, de celle de sa répression par l’imputation d’un corps anatomisé, « cartographié ». Les étapes de cet ensevelissement du corps autoperçu sous des couches successives de descriptions coïncident avec la marche à la modernité elle-même7. Ivan Illich et Barbara Duden décrivent, pour chaque époque étudiée, les formes de l’étouffement de la vivacité des perceptions et du silence peu à peu imposé à la chair. Cette trahison du verbe et de la chair trouve à présent ses plus claires manifestations dans la philosophie et la médecine. Le soma en tant qu’expression de la perception de soi-même ou autoception n’intéresse plus aucune discipline scientifique : seul le corps cartographié anatomiquement est un fait scientifique. La chair des morts est une terre vierge de l’histoire. La philosophie occidentale semble être la démonstration de l’impossibilité de dire quoi que ce soit de raisonnable sans prendre le corps en considération8. La médecine moderne est devenue l’autopsie d’un cadavre encore vivant.
Sajay Samuel, de l’université de l’État de Pennsylvanie, traite de la profonde mutation d’une formation sociologique unique dans l’histoire : la profession. Cette mutation est un aspect du grand « glissement de terrain » qu’Illich voyait se dessiner dès les années 1980. Selon Sajay Samuel, le « professionnel » est une espèce en voie de disparition. Il fait de plus en plus place à un personnage ambigu, au sourire facile et à l’amabilité de carton-pâte : le « gentil facilitateur » ou « expert bienveillant » ou encore le « conseil ». Si le facilitateur semble se départir de l’autoritarisme ostentatoire du professionnel d’antan – pensez par contraste au gynécologue qui tutoyait ses patientes – c’est qu’il n’en a nul besoin. Sous son aspect débonnaire, il est devenu une simple interface entre le système et le client. La thèse principale d’Illich et de Samuel est que les professions étaient devenues des institutions débilitantes qui niaient l’autonomie de ceux qu’elles prétendaient servir et constituaient une menace pour la démocratie. Avant d’aborder la mutation de la profession, qui est le thème de Sajay Samuel, revenons à l’époque, vers 1970, où Illich anticipait les effets de la prolifération des institutions de service. Le Club de Rome venait alors de publier les résultats de ses recherches9. Ces travaux secouaient l’optimisme officiel quant à l’avenir de la société industrielle en faisant voir que la production vorace en énergie de biens matériels détruit implacablement la nature. Ils plaidaient pour une économie de biens plus durables, sans « obsolescence programmée » et pour plus de modération dans leur usage. Mais le « Club » envisageait aussi une intensification de la production de services, vus comme des « biens immatériels » qui ne « pollueraient pas10 ».
C’est alors qu’Ivan Illich lança l’avertissement suivant : au-delà de certains seuils, la production de services peut s’avérer encore plus destructrice pour la culture que la production de biens matériels ne l’a été pour la nature11. Alors que le Club de Rome avait établi que la production matérielle des sociétés industrielles rompt l’équilibre naturel, Illich argumentait qu’au-delà de certains seuils, les services corrompent, comme une drogue, la société et la culture. Dans les trois livres qu’il écrivit pour le démontrer, Une société sans école (1971), Énergie et équité (1973) et Némésis médicale (1975), il traita donc successivement de la croissance des trois principaux secteurs de services de la société industrielle : l’éducation, le transport de personnes et la médecine. Il y décrivit leur inévitable contre-productivité lorsque certains seuils sont dépassés12. Cet avertissement et les trois livres qui l’illustrent constituent l’essentiel de la critique d’Illich contre l’économie industrielle.
Les spécialistes de la production de services s’appellent les professionnels. La croissance du secteur des services eut pour conséquence l’expansion des professions. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, les professions conventionnelles – celles des médecins, des avocats, des ingénieurs, des architectes, des pédagogues – virent augmenter leurs pouvoirs alors que des professions inédites apparaissaient sur le marché des services – sexologues, conseillers en deuil (bereavement counselors), psychologues de tout poil, thanatologues, publicistes, communicologues, par exemple. Dans le même temps, divers métiers s’affublaient de nouveaux titres et adoptaient de nouveaux mots clés.
Les débats du Cidoc de Cuernavaca débouchèrent naturellement sur une critique radicale des professions et de l’ethos qui les justifiait. Ils établirent qu’au-delà de certains seuils, le pouvoir des docteurs ne peut pas s’accroître sans nier les capacités curatives ancrées dans les traditions et les cultures : ce pouvoir dévalorise toutes les formes de médecine domestique comme les tisanes et les compresses que savaient préparer les tantes et les grands-mères. Quant aux pédagogues, leurs pouvoirs ne peuvent s’étendre qu’en dépréciant les savoirs transmis à son apprenti par un artisan et en ridiculisant l’autodidacte. Pour ce qui est des ingénieurs en transports, ils ne peuvent justifier les réseaux tentaculaires dont ils étouffent les villes que parce que les services qu’ils offrent mettent la plupart des destinations des habitants de celles-ci hors d’atteinte de leurs pieds et du rayon d’action des bicyclettes.
Les docteurs sont devenus des biocrates, les professeurs des gnosocrates, les ingénieurs des technocrates, jusqu’aux croque-morts qui deviennent des professionnels en se rebaptisant « directeurs de pompes funèbres ». Selon Illich, l’acceptation publique de ces nouveaux pouvoirs fut en réalité un événement politique de première importance. Mais il fut passé sous silence. Cet accord tacite fait aujourd’hui chanceler la démocratie.
Les « pamphlets » d’Illich sur la contre-productivité des écoles, des autoroutes et des hôpitaux sont en fait des premières dans l’exploration d’un paysage critique très original et radical, distant à la fois de la critique écologique courante (limiter pour survivre) et du catastrophisme (donner d’ores et déjà poids à la réalité du « pas encore » par essence inconnue appelé « futur »). Dans ce « paysage », il ne s’agit pas de « limiter pour survivre » mais de se limiter pour mieux vivre maintenant. Il faut insister sur son originalité : alors que les schèmes hérités du Club de Rome, de l’écologie et de la climatologie semblent déplorer les limites aux plaisirs de la consommation industrielle que semble exiger la nature, les limites que propose Illich sont au contraire nécessaires pour définir ce domaine du bien-vivre qu’il appelait la convivialité.
Illich a vu, dans ce qui fut tour à tour défini comme la marche à la modernité et l’occidentalisation du monde13, un processus de désincarnation, c’est-à-dire une perte progressive du sens de la chair. Le paradoxe fondamental auquel, relativement tôt dans sa vie, s’achoppa le théologien Illich est que cet engourdissement des sens charnels se soit manifesté précisément au sein de la culture née de la foi en l’Incarnation du Verbe, la culture occidentale. Mais dès qu’il eût affronté ce que nous appellerons le paradoxe théologique en tant que théologien et croyant, Illich le reformula en termes d’immanences historiques, donnant à incarnation et à verbe des initiales minuscules.
Depuis le xiie siècle, particulièrement en France, il est possible d’observer et de suivre pas à pas une lente dissociation du verbe et de la chair (minuscules deux fois). Les premiers pas sur cette voie correspondent peut-être à la maîtrise progressive de la lecture silencieuse et à la répression concomitante de tout accompagnement gesticulatoire de la lecture14. Les pas suivants sont sans conteste le décollement progressif du texte de la page concrète, mouvement dont l’hypertexte sur la plage distante de l’ordinateur est l’avatar contemporain. Une ligne de recherche parallèle est la séparation grandissante de l’outil de la main et par conséquent la distance croissante entre le corps et les instruments de ses techniques étudiés par des anthropologues comme Mauss et Leroi-Gourhan15 ou des historiens comme Norbert Elias16. Ce n’est pas un hasard, si au soir de sa vie, Ivan Illich se présentait comme l’ami, le compagnon, presque le contemporain d’Hugues de Saint-Victor et invitait à examiner le présent « dans le miroir du passé17 »
Très tôt, en 1967, Esprit publie des textes d’Ivan Illich et contribue à le faire connaître, mais aussi à le publier aux éditions du Seuil. D’autres revues, comme Les Temps Modernes, lui ouvrent leurs colonnes et favorisent la discussion de ses thèses. Ses premiers ouvrages sont des succès de librairie et offrent d’innombrables citations à des militants de gauche et d’extrême gauche non marxistes, pour dénoncer le système productiviste et œuvrer à plus d’autonomie. L’arrivée de la gauche au pouvoir, en mai 1981, entraîne l’entrée de nombreux visiteurs français de Cuernavaca dans des cabinets ministériels et les focalise sur l’action gouvernementale, sans qu’ils ne se soucient trop des écrits de leur ancien « maître à penser »… Néanmoins les thèses de ce premier Illich continuent à être mentionnées ici ou là, encore récemment. Le Monde de l’éducation (juillet-août 1999) consacre plusieurs pages à un reportage de Jean-Michel Djian à Cuernavaca en compagnie d’Ivan Illich et une présentation de son œuvre par Luc Cédelle. Le Parisien (11 avril 2002) publie une enquête intitulée « Les Français dépensent toujours plus pour leur voiture », qui révèle qu’en 2001, le propriétaire d’une moyenne cylindrée à essence consacre un budget de 4 577 euros pour rouler 11 400 km et le propriétaire du même véhicule, mais diesel, débourse 7 087 euros pour 18 700 km. Ce type de calcul provient des travaux de Jean-Pierre Dupuy, à la suite des publications d’Ivan Illich. Aucun des deux n’est cité, mais le lecteur averti le sait… Libération (25 septembre 2003) accueille un « Rebond » de Benoît Lambert (militant de la cause vélo-cité-dique…), « Cyclopolis, ville nouvelle », qui mentionne explicitement Ivan Illich et lui attribue la paternité de tous les mouvements en faveur du vélo en ville. Libération (24 septembre 2004) rend compte d’un rapport de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé, qui fait état des disfonctionnements des hôpitaux (le titre est éloquent : « Hôpital : quand les remèdes sont pires que le mal »). Du côté universitaire, la Revue philosophique de Louvain (vol. 89, 1991) présente deux solides contributions critiques : « Le genre vernaculaire ou la nostalgie de la tradition. À propos d’Ivan Illich », par Sylvie Kwaschin et « La critique du modèle industriel comme histoire de la rareté. Une introduction à la pensée d’Ivan Illich », par Hans Achterhuis, tandis que la revue Quaderni (no 53, hiver 2003-2004) consacre son dossier à la convivialité avec, entre autres, un texte polémique de Philippe Breton, « La convivialité : variante de la désincarnation contemporaine ? », qui malheureusement ne tient pas compte des derniers ouvrages d’Ivan Illich pour apprécier ce « pamphlet » de 1983… Pour marquer le premier anniversaire de sa disparition, une rencontre s’est tenue au couvent de La Tourette (centre Thomas More, les 29 et 30 novembre 2003) et un colloque a eu lieu à Brême (du 5 au 7 décembre 2003), à chaque fois avec des amis, des « illichiens » convaincus et de plus jeunes lecteurs, qui souvent ont commencé par lire ses dernières publications ou ont été alertés par la presse alternative écologique ou décroissante… Aux éditions Fayard sont parues les Œuvres complètes (deux tomes, 2003 et 2005), ainsi qu’un recueil de textes inédits (la Perte des sens, 2004), tandis que les conversations d’Ivan Illich avec David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, sortaient chez Actes Sud, mêlant des éléments autobiographiques à des analyses percutantes sur tous les thèmes qui lui sont familiers. Esprit (février 2007) s’est entretenu avec Jean-Pierre Dupuy (« D’Ivan Illich aux nanotechnologies. Prévenir la catastrophe »), ami d’Ivan et excellent connaisseur de son œuvre. Il avait auparavant publié, « Le détour et le sacrifice. Ivan Illich et René Girard » (Esprit, mai 2001) et « La médicalisation de la vie. Médecine et pouvoir : en hommage à Ivan Illich » (Esprit, octobre 2004).
C’est dire si les pensées de l’inclassable Ivan Illich vivent encore, nourrissent nos discussions sur le devenir du livre, la langue informatique, la nouvelle culture du regard, la désincarnation du corps, la critique radicale de la notion de « besoin » et tant d’autres sujets qui font notre actualité. Il serait également intéressant, une autre fois, de s’attarder sur la réception d’Ivan I et d’Ivan II en France et de comprendre la non-rencontre de ses thèses avec celles d’un Michel Foucault, d’un Jean Baudrillard ou d’un Pierre Legendre, alors même que Paul Virilio s’y réfère et que de nombreux « décroissants » se revendiquent « illichéens ». Ce dossier prend le parti de s’attarder sur le second Illich, qui est bien sûr « parent » du premier, comme en témoignent les deux inédits qui viennent le clore, comme une invitation à penser encore et encore avec Illich, à partir de lui, en cheminant à ses côtés.
Ivan Illich dans Esprit
Ivan Illich, « L’envers de la charité », Esprit, mai 1967.
« Métamorphose du clergé », Esprit, octobre 1967.
« Birth control et conscience politique », Esprit, juin 1969.
« Pour en finir avec la religion de l’école », Esprit, décembre 1970.
« Comment éduquer sans école ? », Esprit, juin 1971.
« Illich en débat », Esprit, mars 1972 :
Ivan Illich, « Inverser les institutions », suivi d’une discussion par Th.Adam, Pierre Caussat, Jean-Pierre Chevènement, Paul Fraisse, Yves Goussault, Pierre Kende, Jean-William Lapierre, Michel Panoff, Henri Pequignot.
« Avancer avec Illich », Esprit, juillet-août 1973 :
Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud, « Avancer avec Illich »,
Alain Dunand, “Retooling society”,
Ivan Illich, « Contre la production du bien-être »,
Hermann Schwember, « Convivialité et socialisme »,
Boaventura de Sousa Santos, « La loi contre la loi »,
Martha Reed-Herbert, « La libération des femmes et la société industrielle ».
Ivan Illich, « L’expropriation de la santé », Esprit, juin 1974,
suivi de Paul Thibaud, « Objections »,
et de Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty, « Contrôle social et consommation de soins ».
Ivan Illich, « Fuir la douleur ? », Esprit, mars 1975,
suivi de « Apostille » par Jacques Sarano.
Jean Baubérot, « Ivan Illich, l’éthique médicale et l’esprit de la société industrielle », Esprit, février 1976.
Thierry Paquot, « Que devient Ivan Illich ? », Esprit, février 1989.
Jean-Pierre Dupuy, « Le détour et le sacrifice. Ivan Illich et René Girard », Esprit, mai 2001.
« La médicalisation de la vie. Médecine et pouvoir : en hommage à Ivan Illich », Esprit, octobre 2004.
« D’Ivan Illich aux nanotechnologies. Prévenir la catastrophe ? », Esprit, février 2007.
Voir aussi les dossiers consacrés à Jean-Marie Domenach en juillet 1998 et à Günther Anders en mai 2003 (« Le surarmement et les trois guerres mondiales »).
Nous remercions vivement Thierry Paquot et Jean Robert d’avoir rendu possible la réalisation de ce numéro. Les textes réunis, excepté celui de Denis Clair et les inédits en français d’Ivan Illich, proviennent d’une rencontre organisée par Thierry Paquot et Jean Robert, avec le soutien de la Ligne d’horizon, à l’Institut d’urbanisme de Paris (Upec) les 6 et 7 mai 2009 autour de la pensée d’Ivan Illich. D’autres contributions seront publiées prochainement.
Merci à Jean Robert pour la qualité de ses traductions.
- 1.
À partir de Libérer l’avenir et Une société sans école, tous deux parus en 1971.
- 2.
« Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière » (novembre 2008), « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? » (décembre 2008), « Les contrecoups de la crise » (novembre 2009).
- 3.
Voir Denis Clerc et Christophe Fourel, « André Gorz ou comment entrevoir le postcapitalisme », Esprit, janvier 2010.
- 4.
Centre interculturel de documentation, fondé à Cuernavaca en 1968 dans le sillage du Centre interculturel de formation (Cif) qui fut, jusqu’à sa fermeture en 1976, la tribune principale d’Ivan Illich et le « pensoir » où il mûrissait ses travaux, voir Ivan Illich et David Cayley, la Corruption du meilleur engendre le pire, Arles, Actes Sud, 2007, p. 17, 27, 34, 45, 90, 310.
- 5.
Voir « Amis de Brême », Ivan Illich. Bibliographische Sammlung, Brême, Kreftingstrasse 16, D-28203 Bremen, 2005. Les œuvres de la première époque sont consignées des pages 1 à 10, alors que les œuvres postérieures à 1980 occupent les pages 11 à 38. Les pages 39 à 46 comprennent une rubrique intitulée »Ohne Jahresangabe« (sans indication de date), une autre intitulée « Amici » regroupant des explorations des pistes défrichées par des amis et une autre encore intitulée »Besondere« (particuliers) mentionnant des travaux sur Illich et quelques inédits de lui-même. La première œuvre citée dans cette bibliographie est la thèse de doctorat d’Ivan Illich publiée en 1951 : Die philosophischen Grundlagen der Geschichtsschreibung bei Arnold Joseph Toynbee (Les fondements philosophiques de l’historiographie selon Toynbee), dissertation à l’Institut de philosophie de la faculté de théologie de Salzburg.
- 6.
I. Illich, Une société sans école, Énergie et équité, la Convivialité, Némésis médicale, tous republiés dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2003.
- 7.
Valentine Borremans et Jean Robert, « Préface », I. Illich, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2004.
- 8.
Cette phrase fut prononcée par le doyen de la faculté de philosophie, le professeur Joseph Kockelmans, à l’occasion d’une rencontre de ses étudiants avec Ivan Illich et Barbara Duden à Pennstate Universtity, la deuxième université de Pennsylvanie.
- 9.
Sur les origines de Club de Rome, voir l’article de l’Encyclopaedia Britannica sous ce nom. Pour avoir une idée des activités actuelles du Club, il est loisible de consulter : Secrétariat général du Club de Rome, The Club of Rome, Strategy and Action Plan 1992-1994, Genève, Club de Rome, 1993. Le « rapport du Club de Rome » fut publié en français en 1973, voir Donella Meadows, Dennis Meadows et al., Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, 1973 (original : Limits to Growth, 1972).
- 10.
En fait, la prétendue « logique de substitution des biens matériels par des services immatériels » est une illusion ou un leurre. Dans presque tous les cas, l’intensification de la production de services a eu pour corrélat une augmentation de la production de biens matériels. La logique des transports est une véritable radiographie de ce leurre.
- 11.
Depuis le Centre interculturel de documentation (Cidoc) de Cuernavaca.
- 12.
Une des difficultés inhérentes à la reprise des débats sur la contre-productivité est que celle-ci a été tacitement acceptée sans que les économistes ne daignent en faire la théorie. C’est pourquoi les allusions à son ubiquité actuelle sont généralement qualifiées de naïves et balayées d’un revers de main censé exprimer le cynisme éclairé d’un nouvel âge. Voir à cet égard I. Illich, Œuvres complètes, vol. 2, p. 83 : « Aujourd’hui, le nouveau professionnel se sent nettement menacé par l’accumulation des preuves de la contre-productivité de ses prestations. Les gens commencent à voir que son hégémonie les prive du droit de regard sur la chose politique. » Mentionnons deux exceptions au lâche refus de la classe des économistes – une profession dominante s’il en est – de prolonger la critique d’Illich par une autocritique combien nécessaire : Jean-Pierre Dupuy, un brillant économiste mathématique, qui a risqué sa carrière pour la défense de la critique illichienne (voir Jean-Pierre Dupuy, « À la recherche du temps gagné », Bulletin interministériel pour la Rcb, no 20, mars 1975, repris dans « Annexe », I. Illich, Énergie et équité, Œuvres complètes, vol. 1, (p. 433-440).
- 13.
I. Illich, le Genre vernaculaire, dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005, note 5, p. 360-362. Et aussi V. Borremans et J.Robert, « Préface », déjà cité, p. 20 sq.
- 14.
Marcel Jousse, l’Anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974 ; id., la Manducation de la parole, Paris, Gallimard, 1975.
- 15.
André Leroi-Gourhan, le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.
- 16.
Norbert Elias, Über den Proxess der Zivilisation (Le processus de la civilisation), Bâle, 1939. Une réfutation qui a provoqué moultes controverses et même des polémiques en Allemagne : Hans Peter Duerr, Nudité et pudeur, le mythe du processus de civilisation (1988), Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1998.
- 17.
C’est le titre d’un de ses livres : I. Illich, Dans le miroir du passé, Paris, Descartes, 1994.