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Dans le même numéro

Contre le stéréotype palestinien (entretien)

novembre 2010

#Divers

Être dépossédé de sa terre, c’est aussi être privé de son histoire et simplement de son nom: c’est dans la langue et l’imaginaire que l’écrivain palestinien cherche à redonner visage à une expérience plus heureuse de son histoire.

« – Que ferons-nous, toi et moi, lorsque nous serons vieux ? Nous serons assis sous un figuier, sur le parvis d’une maison en Palestine. […]

Nous parlerons du temps qu’il fait et des nuages qui passent. »

Elias Sanbar, « Souvenir d’une conversation avec Mahmoud Darwich1 », dans Dictionnaire amoureux de la Palestine2.

Ni victime, ni héros. Tel est l’emblème du Dictionnaire amoureux de la Palestine d’Elias Sanbar. Subjectif et assumé, son dernier ouvrage nous livre une Palestine en marge des clichés. Ainsi le lecteur apprend-il que le Palestinien est un homme comme tout le monde : il mange, il rit et il a une mère. Captif amoureux de son itinéraire politico-poétique, Elias Sanbar, dans un récit en désordre – comme il est de règle dans la collection –, brise les figures binaires des archétypes palestiniens, et déjoue les pièges de l’essai.

Esprit – Comment reconquérir par le biais d’un dictionnaire, un nom disparu du dictionnaire ?

Elias Sanbar – La reconquête du nom ne s’est pas faite dans des livres, mais dans une lutte payée cher, pendant plusieurs décennies. En 1948, contrairement à ce qui adviendra en 1967, la Palestine – qui va dès lors s’appeler Israël – n’est pas un pays au sens habituel du terme, mais une terre vidée de son peuple, un pays comme recouvert par un autre. Alors qu’en 1967, la population de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est est occupée, mais tout en demeurant chez elle, dans son écrasante majorité, soumise au régime des gouverneurs militaires.

En 1948, la terre est vidée de son peuple. On bascule alors dans l’exil. Il ne s’agit ni d’un départ ni d’une fuite. C’est une expulsion, une poussée, par la violence, d’un peuple hors de son territoire. Afin de justifier et légitimer la disparition, on niera que les expulsés aient pu jamais exister. D’ailleurs, il est intéressant d’observer à ce moment-là l’usage du verbe « exister » : « Les Palestiniens n’existent pas », ce qui a pour conséquence de nier leur existence au présent, au futur et au passé.

Concernant l’expulsion, les Israéliens useront du terme « transfert ». Durant ce transfert, les Palestiniens, en changeant de lieu, vont non seulement sortir de l’espace mais aussi du temps. Ils vont être cantonnés au statut de peuple inexistant, abstrait, imperceptible. Le mouvement national palestinien s’est battu pendant un demi-siècle pour ramener son nom sur la scène. Ce combat onomastique s’est achevé, même si les accords de paix d’Oslo sont quasiment inappliqués, que la paix ne vient pas, que la colonisation s’est développée. Personne ne pourra nier l’existence aujourd’hui des deux noms « Palestine » et « Palestiniens », à commencer par les Israéliens. Mon dictionnaire est un écho à ce retour du nom. Peu de gens s’imaginent ce qu’a dû être le drame d’un peuple tout entier dont on niait le nom. Ce drame profond est venu s’ajouter aux conditions matérielles difficiles de l’exil dans les camps de réfugiés. Fondamentalement, la blessure profonde est la négation du nom. Vous êtes dans le néant. Vous n’avez pas d’existence.

Vous exprimez votre « exaspération » d’être captif de la question de Palestine. Vous commencez votre dictionnaire par la lettre « D », en vous demandant s’il s’agit de votre « dernier » combat linguistique, vous évoquez votre culpabilité vis-à-vis de votre fille qui vous demande à l’âge de sept ans si vous allez parler toute votre vie de votre terre natale…

Je ne suis pas prisonnier de la Palestine, mais du conflit israélo-palestinien. Quand la Palestine sera intronisée dans ses droits et sa liberté, la situation deviendra d’une banalité absolue. La cible fondamentale est le droit au droit. Dans tout conflit, surtout quand il s’étend dans la durée, vous devenez une abstraction. J’ai écrit ce dictionnaire pour casser l’abstraction. Au fil des années, les Palestiniens sont devenus pour leurs ennemis des archétypes d’une violence aveugle et suicidaire, et pour leurs amis, des victimes ou des héros, ou les deux à la fois, victime et héros. On ne peut pas réduire un être humain à cet archétype. L’étonnement de mes lecteurs à la découverte des recettes de cuisine dans mon ouvrage m’amuse beaucoup, comme si les Palestiniens, étant victimes ou héros, ne mangeaient pas… Mes lecteurs découvrent que, moi aussi, je suis né d’une mère. J’avais le souci, dans ce dictionnaire, de montrer le Palestinien dans ses dimensions humaines, et je sais à quel point cette banalité est puissante. Même dans l’admiration, pas seulement dans l’adversité, quand vous réduisez quelqu’un à une idée vous le déshumanisez.

La Palestine telle qu’elle est vécue

Votre histoire individuelle est la voie qui mène votre lecteur vers l’histoire de la Palestine…

C’est un dictionnaire amoureux donc éminemment subjectif. Il ne s’agit ni d’un essai ni d’un guide de voyage. Cette subjectivité assumée retrace « mon » rapport à la Palestine. Je n’ai évoqué que les lieux et les thèmes avec lesquels je partage un lien intime. Mon ouvrage veut éclairer des zones dans la pénombre, non pas parce qu’il s’agit d’une introspection, mais parce qu’il s’agit de sujets qu’on n’aborde pas, ainsi par exemple la pratique populaire de la religion en Palestine. La réalité est très loin de ce qu’on s’imagine. Dans la conception de la Terre sainte, la Palestine est perçue fondamentalement à travers les textes : la Bible, les Évangiles ou le Coran. La réalité de la pratique de la religion en Palestine est beaucoup moins majestueuse. Elle est infiniment plus simple, plus familière et beaucoup plus belle à mes yeux. Quand Yasser Arafat assistait à la messe de minuit à Jérusalem, il ne s’agissait pas d’un « coup » médiatique mais du protocole de fonctionnement interreligieux de la société palestinienne, dotée d’une structure plurielle, qu’il ne faut pas confondre avec la démocratie.

Les Palestiniens semblent avoir échappé aux pièges de la richesse des structures plurielles, le drame du voisin libanais…

Jusqu’à présent, les Palestiniens ont échappé aux conflits meurtriers des pays voisins, mais personne n’est à l’abri du fondamentalisme. Ce qui s’est passé au Liban peut tout à fait arriver, sous d’autres formes, en Palestine. La conscience des trois religions monothéistes de la Terre sainte part d’un postulat presque territorial ; nous sommes Palestiniens juifs, Palestiniens chrétiens et Palestiniens musulmans, et toute l’histoire de la Terre sainte nous appartient. C’est en ce sens que la Palestine devient « l’héritière », le réceptacle de tout ce qui s’est déroulé chez elle. C’est là que prend naissance sa pluralité, sa conscience d’une tradition nationale, pas seulement religieuse, partagée, commune aux trois monothéismes. Ce trait est la grande différence avec le Liban où l’on se trouve en présence d’une sorte de contrat intercommunautaire, d’une règle de voisinage et c’est cette dernière qui s’est détériorée au Liban.

En Palestine, c’est la pluralité qui se dégrade. Quand on qualifie la cause palestinienne de « cause arabe », le mot « arabe » renvoie ici à la pluralité et non à un nationalisme chauvin. Mais quand vous entendez aujourd’hui certains dire que la cause palestinienne est « une cause islamique », c’est une perte de cette pluralité dont je parle.

Au Liban, la guerre civile, la participation volontaire ou forcée des Palestiniens à cette dernière, fut le théâtre d’un terrible paradoxe. Des peuples arabes, ceux qui se ressemblent le plus sont le libanais et le palestinien. On croyait cette ressemblance forte, elle s’est révélée fragile. La guerre civile a instauré un climat tribal à étendards communautaro-religieux dont les Palestiniens sont devenus partie prenante au détriment de leur identité profonde.

Libanais et Palestiniens

Dans la tourmente historique, cette intime proximité des peuples libanais et palestinien a tissé entre eux des relations amoureuses et douloureuses. Ne devrait-on pas faire un travail entre nous, Libanais et Palestiniens, afin de nous excuser mutuellement pour les torts commis ? Pour les massacres de Sabra et Chatila ? Et pour les massacres de Damour ? Mahmoud Darwich a exprimé, dans un magnifique entretien accordé à Abdo Wazen pour le quotidien Al-Hayat3, sa « honte » face aux barrages palestiniens dans les années 1970 au Liban. Ce retour dans le passé doit absolument trouver un écho chez les intellectuels libanais.

C’est incontestable. Il est essentiel que chaque partie commence par dire ses torts. Les Palestiniens ont commis des graves erreurs au Liban. Mais aujourd’hui, il ne faut surtout pas devenir amnésique. On ne peut oublier quand même que le Liban tout entier, pas seulement ce qu’on appelait le camp « propalestinien », fut des années durant une des plus grandes bases d’aide et de soutien à la Palestine, une terre arabe d’une solidarité exceptionnelle. Il est vrai qu’à un moment la relation a déraillé notamment parce que les Israéliens ont trouvé des alliés libanais, parce qu’il y a eu un délire communautaire, parce que les Palestiniens sont tombés dans le piège en commettant des erreurs inacceptables.

Mais ce qui compte aujourd’hui, c’est de sortir de l’amnésie volontaire, décider que ces épisodes douloureux feront l’objet d’une grande séance d’échange fraternel et courageux où chacun avouerait ce qu’il a commis et ce qu’il n’aurait pas dû commettre. On peut, sans les calquer, s’inspirer du travail constructif mené en Afrique du Sud. Il faut assainir la relation.

D’abondants débats et publications ont certes eu lieu entre des intellectuels palestiniens et libanais, je pense notamment aux travaux de Samir Kassir4 et Ahmad Baydoun. Mais la rupture entre une partie du Liban et les Palestiniens ne se limite pas aux relations entre intellectuels des deux bords. Elle est, hélas, désormais profonde, entre deux opinions publiques au sens large et c’est là qu’il faut mener le travail de mémoire responsable.

Le cercle de la peur

On relève dans votre ouvrage plusieurs renvois à la « peur », la principale étant la peur que la reconnaissance du Palestinien puisse conduire à la disparition de l’Israélien… Cette peur n’est-elle pas la cause principale du blocage du processus de paix ?

Il faut partir d’une réalité niée. Contrairement à ce qu’ils prétendent, les Israéliens savent qu’en 1948 ils ont remplacé un peuple. Ils sont également convaincus que ce peuple remplacé a droit à sa place. Aussi sont-ils obsédés et paniqués par l’idée que le retour de l’absent signifie la fin de leur présence.

À cette réalité s’ajoute une autre. Israël est né aussi comme une réponse à l’holocauste. Aussi se perçoit-il comme un Bien absolu face à un Mal absolu, le nazisme. Partant de là, quand vous pensez que vous êtes un Bien absolu, il vous est très difficile de vous imaginer que vous êtes né d’un crime commis à l’égard d’un autre peuple. Aujourd’hui en Israël, quelques historiens reconnaissent les faits commis envers le peuple palestinien en 1948. Mais les Israéliens ont une peur panique de reconnaître les conséquences d’une telle réalité historique. Ils craignent dans le cas d’une reconnaissance des torts, que les Palestiniens ne revendiquent et reprennent la place dont ils ont été expulsés par la force. La question de 1948 est une question existentielle, elle ne relève pas uniquement de l’histoire. Cette peur est multiforme, et j’en relève trois expressions : la peur de la reconnaissance de la vérité ; la peur que la reconnaissance de la vérité n’ôte le droit de rester ; la peur que la reconnaissance de la vérité – qui leur ferait perdre la légitimité de rester – ne fasse d’eux, de nouveau, des victimes. Cette peur est la plus puissante puisqu’elle ravive la mémoire de persécution contre les juifs.

Ces trois points ont beaucoup joué dans la métaphore israélienne de citadelle assiégée. Sentiment consolidé par la guerre générale inachevée, entre Israël et ses voisins, et par la permanence du conflit. Il ne fallait pas beaucoup d’arguments afin de convaincre un Israélien qu’il était encerclé d’ennemis et de lui faire croire qu’il allait disparaître. C’est en ce sens que la question de la peur est un des points fondamentaux non seulement du conflit mais même de la négociation. Cependant, aucun de leurs négociateurs n’avoue sa peur. Au contraire, ils surenchérissent en permanence quant à leur force avec le souci permanent de démontrer qu’ils peuvent écraser n’importe quel adversaire. Cette peur complique fondamentalement les choses, parce qu’elle renvoie à un blocage intime, au-delà de l’histoire, celui des circonstances réelles de la naissance de l’État d’Israël.

Ils savent ce qu’ils ont fait et c’est leur tragédie. Tout le leur rappelle : le paysage, les arbres, les lieux, les villages rasés dont restent quelques pierres. Il y a là un noeud qu’il faut aborder. Si on ne l’aborde pas, le blocage se perpétuera.

Quelle stratégie de défense adopter ? Doit-on instrumentaliser la peur – comme le fait par exemple le Hezbollah et comme le fait en permanence l’armée israélienne – pour créer ainsi un équilibre des forces ou bien tenter de répondre à cette inquiétude israélienne en espérant ainsi avancer dans les processus de paix ?

Ni l’un ni l’autre. Le Hezbollah est un mouvement qui a mis fin à une occupation. Aucun Arabe ne peut le nier. Le Hezbollah est un parti qui a une vision de la libération totale de la terre palestinienne et il est de ce fait opposé à la formule de deux États. Sans être du Hezbollah, nombreux sont ceux qui pensent ainsi en Palestine. L’attitude juste consiste à débattre avec eux, car ils constituent une part de nos sociétés.

Pour l’autre option, celle de rassurer, il n’en est absolument pas question. Nous ne sommes ni les guérisseurs ni les psychologues de l’armée d’occupation. La seule chose que nous pouvons faire, et elle est énorme, c’est d’œuvrer pour la paix malgré l’injustice subie. Et c’est ce que nous faisons.

Mais il est un travail que les Israéliens doivent entreprendre : celui qui leur donnerait le courage d’aller vers l’avenir et cette audace, ils ne l’ont pas encore, contrairement à tous leurs discours.

Que penser de l’interdiction de rencontrer les Israéliens, formellement exprimée par les gouvernements syro-libanais ? Les gouvernements arabes ont décidé de boycotter le Salon du livre de Paris lorsque Israël était l’invité d’honneur (mars 2008). Quelques opposants israéliens (dont Amira Hass5 et quelques « Nouveaux historiens ») qui étaient là, non invités, ont fait l’effort de braver le salon, afin de condamner la politique israélienne, de même que son déni face à l’histoire et à la Nakba (catastrophe) palestinienne de 1948…

Il y a deux types de rencontres. Tout d’abord celles qui se font dans le cadre de négociations avec des représentants de l’État d’Israël, des militaires, des juristes, des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères… Ces rencontres émanent des décisions prises par les États concernés. C’est leur droit souverain. J’ajouterai que ces rencontres sont loin d’être sereines, elles constituent une lutte sur le terrain diplomatique et ne peuvent en aucun cas être considérées comme une « normalisation avec l’occupant ».

En dehors de ces rencontres diplomatiques, peut-on parler avec des Israéliens qui remettent en question l’occupation, qui recherchent une paix juste et équitable ? Je réponds : « Oui ! » Les individus ne sont pas les États. Lorsque j’entre en contact avec des Israéliens critiques ou en rupture avec la politique de leurs gouvernements, je ne reconnais pas l’occupant mais je discute avec quelqu’un qui s’oppose à l’occupation et aux colonies.

Le problème réside dans la confusion faite entre ces deux types de rencontres. Rencontrer des opposants, oui. Mais je ne vais pas aller prendre un café avec un directeur de prison. On ne peut pas ne pas parler avec les opposants israéliens, les aider à avancer parce qu’ils sont en train de se battre pour une justice. Il faut les aider parce qu’ils travaillent dans le même sens que nous et qu’ils sont nos bons voisins de demain.

Propos recueillis par Rita Bassil El Ramy

Éditions Andalus, des mots pour fissurer les murs

À la fois « langue et lieu », Andalus (Andalousie) est une maison d’édition israélienne, spécialisée dans la traduction des livres arabes en langue hébraïque. Le choix onomastique est politique. Andalus : âge d’or de la culture juive et arabe, musulmane et juive, qui a vu éclore les plus belles pensées classiques judéo-arabes.

Créée par Yaël Lerer1, la maison se construit dans un élan optimiste mais retenu, puisque nous sommes en 1999, à la veille de la deuxième intifada, et que ses positions sont « critiques à l’égard de ce qu’on appelle « le processus de paix » (suite aux accords d’Oslo). « Même les sceptiques d’Oslo, écrit-elle rétrospectivement, ne pouvaient imaginer la réalité que nous connaissons aujourd’hui, de murs en construction et de séparation quasi étanche entre Juifs et Arabes2. »

C’est d’ailleurs cette imperméabilité des barrières psychologiques et culturelles, annonciatrices du mur physique, qui constitue la motivation de Yaël Lerer. L’éditrice cherche à combler l’absence – voire la dépossession – de la culture arabe au sein de l’État hébreu. Elle doit affronter la critique israélienne, routinière dès qu’on touche à son déni, et la traditionnelle opposition arabe dès qu’on touche à son changement, puisque quelques plumes arabes lui réservent un accueil sans merci. Il faut dire que le monde arabe est circonspect face à toute percée le mettant en communication avec l’État hébreu. Il craint que la percée ne soit le prélude d’une « normalisation » de l’occupation3.

La première liste d’auteurs est établie avec l’aide de l’artiste palestinien, Sharif Waked, créateur des couvertures des livres d’Andalus. Pour permettre l’autonomie de la maison, la priorité est donnée au genre romanesque, le seul capable de s’autofinancer. Mais, en mars 2000, le ministre de l’Éducation israélien propose au programme deux poèmes de Mahmoud Darwich. La décision suscite une polémique passionnelle. Les seuls deux textes arabes au programme sont finalement proposés comme textes facultatifs, et passeront inaperçus. Une nouvelle ministre, issue du Likoud, a supprimé les poèmes de Mahmoud Darwich dès sa prise de fonction4. Alors que la polémique est à son comble, un traducteur des éditions Andalous, Muhammad Hamza Ghaneim, propose de publier sa traduction de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? de Mahmoud Darwich5. Le livre sort, et personne n’en parle malgré les 1 500 exemplaires vendus, succès herculéen pour la poésie dans le monde entier. Muhammad Hamza Ghaneim traduira pour Andalus deux autres recueils de Mahmoud Darwich, État de siège, Murale, et deux ouvrages de Hanan El Cheikh6, Histoire de Zahra et le Cimetière des rêves et autres nouvelles.

Le précieux soutien d’intellectuels arabes – Mahmoud Darwich, Edward Saïd7, Elias Khoury, Mohamed Berrada (Comme un été qui ne viendra pas) et Mohamed Choukri (le Pain nu) – rend possible le développement des éditions Andalus. Suivront une poignée d’auteurs arabes incontournables dont Hoda Barakat (la Pierre du rire, le Laboureur des eaux) et Tayib Saleh (Bandarchâh). En Israël, où la presse lui accorde enfin des comptes rendus élogieux, suite au relatif succès du best-seller d’Andalus, la Porte du soleil du Libanais Elias Khoury (5 000 exemplaires vendus dont 1 600 offerts aux bibliothèques, alors que les autres romanciers ne dépassent pas les 200 à 500 exemplaires), le public reste très réticent. La Porte du soleil traite de la Nakba.

Les temps sont durs. Les éditions Andalus, depuis la dernière guerre contre Gaza, ont suspendu, temporairement, leurs activités mais Yaël Lerer, malgré son lucide pessimisme, ne baisse pas les bras, et continue à militer quotidiennement pour la justice et l’égalité en Israël/Palestine. Il faut survivre. Les « murs mentaux », comme elle le remarque, « sont plus profonds et plus hauts, que n’importe quelle autre barrière ». Les murs « sont en nous », ils nous traversent, ils nous envahissent.

1.

Née à Tel-Aviv, a créé et dirige les éditions Andalus spécialisées dans la traduction vers l’hébreu d’œuvres littéraire en langue arabe. Membre fondateur du parti israélien, Balad, elle a été l’assistante et la porte-parole du philosophe palestinien et ancien parlementaire israélien, Azmi Bishara, aujourd’hui exilé. Elle est actuellement la collaboratrice en France de la députée Haneen Zoabi, aujourd’hui « punie » par le gouvernement israélien pour avoir embarqué sur la fameuse flottille humanitaire de la paix.

2.

Yaël Lerer, « Traduire et éditer de la littérature arabe en hébreu : le mur de la séparation culturelle peut-il être fissuré ? Andalus à livres ouverts », traduit de l’hébreu par Yaël Dagan et Joëlle Marelli, De l’autre côté, numéro 4, printemps 2008, p 138-147 (revue de l’Ujfp, distribuée par Fabrique éditions).

3.

C’est en ce sens que les États arabes (les intellectuels étaient partagés) ont décidé de boycotter le Salon du livre de Paris, fêtant, en mars 2008, les 60 ans de la création d’Israël (et non pas la littérature israélienne). La question du boycott s’est posée également à Yaël Lerer, comme à d’autres opposants israéliens, et aux « Nouveaux historiens », qui ont finalement décidé de participer aux événements alternatifs au Salon du livre de Paris, pour dénoncer, par leurs interventions, l’occupation israélienne, l’impunité internationale d’Israël face aux crimes commis envers les Arabes et le déni face à la Nakba (catastrophe) palestinienne.

4.

Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, traduits de l’arabe par Farouk Mardam-Bey, Paris, Actes-Sud, 2006, p. 64-65.

5.

Ehoud Barak dira que « la société israélienne n’est pas encore assez mûre pour les poèmes de Mahmoud Darwich » et Ariel Sharon répliquera : « J’ai aussi lu le livre de Mahmoud Darwich, et même dialogué avec son poème sur le cheval abandonné, et je l’ai envié pour ce rapport qu’ils ont à la terre. » Mahmoud Darwich répondra : « J’aurais voulu que les Israéliens me lisent dans le seul but de savourer ma poésie, qu’ils me considèrent ni comme représentant de l’ennemi, ni pour conclure la paix avec moi. Il est encore trop tôt pour une telle lecture. »

6.

Romancière libanaise. Voir la présentation de son dernier roman, Toute une histoire, Arles, Actes Sud, 2010 (voir infra, en « Librairie », p. 206-208).

7.

Yaël Lerer s’appuie sur la réaction d’Edward Saïd dans un article écrit pour Al-Hayat : « Plus il y aura de livres arabes traduits en hébreu en Israël, plus les Israéliens seraient capables de nous prendre pour des êtres humains, et d’arrêter de nous traiter tels des animaux ou moins qu’un être humain. »

Rita Bassil El Ramy

  • *.

    Écrivain, traducteur du poète palestinien Mahmoud Darwich, et ambassadeur de la Palestine à l’Unesco.

  • 1.

    Poète palestinien, né à Birwa, près de Saint-Jean-d’Acre, et mort à Houston en 2008. Auteurs de maints ouvrages, dont : Au dernier soir sur cette terre (poèmes, 1994), Une mémoire pour l’oubli (récit, 1994), la Palestine comme métaphore (entretiens, 1997), Murale (poème, 2003), État de siège (poème, 2004), Ne t’excuse pas (poèmes, 2006). Il est traduit partout dans le monde. Il est publié en France par Actes Sud, et traduit par Elias Sanbar.

  • 2.

    Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, Paris, Plon, 2010, p. 10.

  • 3.

    Interview traduite par Farouk Mardam-Bey dans Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, Paris, Actes Sud, octobre 2006.

  • 4.

    Assassiné à Beyrouth en juin 2006.

  • 5.

    Née de parents rescapés du génocide des juifs, Amira Hass a été pendant cinq ans la correspondante du quotidien israélien Haaretz à Gaza. Elle vit aujourd’hui à Ramallah, d’où elle assure sa correspondance en Cisjordanie. En mai 2000, elle a reçu pour l’ensemble de son travail le prix de l’International Press Institute. En 2003, le prix de l’Unesco pour la liberté de la presse lui a été décerné. Elle a été consacrée « journaliste de l’année 2009 » par Reporters sans frontières. La Fabrique a publié ses deux ouvrages : Boire la mer à Gaza et Correspondante à Ramallah, tous deux traduits de l’hébreu et de l’anglais par Joëlle Marelli.