
Déraison de guérir
L’impératif de survie ne suffit pas à dicter une politique. Il faut un idéal de la vie bonne qui se déploie dans une morale provisoire.
Quand un homme se meurt, il ne meurt pas seulement de la maladie qu’il a. Il meurt de toute sa vie1.
Le corps a beau être immobilisé, assigné à résidence, l’esprit s’en est échappé. Ballotté entre les injonctions contradictoires du gouvernement, jeté dans une masse énorme d’informations qui divergent, il est embarqué dans la folie du monde. Sa fluctuatio animi, plus rapide qu’à l’accoutumée, a une amplitude que nous ne soupçonnions pas. L’imagination y est tout à son aise, et n’attend pas, pour s’enflammer, que le corps ait de la fièvre. Car c’est elle, et elle uniquement, selon le degré auquel sa température s’élève ou s’abaisse, qui fixe chaque jour le degré de létalité du coronavirus. Et puisque la machine capitaliste est elle aussi grippée, c’est encore à l’imagination que sont suspendues l’intensité et la magnitude du séisme que ce petit grain de sable semble pouvoir entraîner à sa suite. Les opinions se chassent, non pas d’un mois sur l’autre, mais de jour en jour, d’heure en heure. Et d’abord en raison de ce fait, massif, qui condamne au dialogue virtuel : nous sommes tous potentiellement contagieux. De la grippette du début à la pandémie aux allures de nouvelle peste, nous avons tout entendu. Et alors que nous semblons nous acheminer vers un point moyen, une sorte de grippe carabinée particulièrement meurtrière pour le grand âge et dans certains cas de comorbidité, qui sait si ce microbe perfide ne nous réserve pas encore des surprises sur sa dangerosité ? Jugerions-nous à présent que la politique de confinement ait été excessive, voire plus dangereuse que le mal qu’elle combat, qui sait si bientôt nous ne considérerons pas à nouveau son recours inévitable ?
Il y a chaque jour plusieurs personnes qui se débattent en nous, dont pas une n’est du même avis. Et si la raison n’a qu’une seule voix, l’isolement nous a rendus trop nombreux pour la laisser conclure nos interminables soliloques. Gageons qu’en écrivant à deux, nous puissions trouver en l’autre cet accord un peu durable que chacun cherchait vainement en lui-même.
Partons de ce dont personne ne doute, c’est-à-dire du caractère hautement contagieux du virus. Associée aux limites d’un système sanitaire appauvri par le management, cette contagiosité explique la stratégie du confinement. Une stratégie qui ne revient à rien d’autre qu’à faire comme si nous étions déjà malades, nous incitant à ajuster chacun de nos gestes et à mesurer chacune de nos pensées à ce postulat. Dans l’attente des tests, nous sommes devenus des malades imaginaires en un temps qui croit infiniment plus à la médecine que celui de Molière.
Nous qui ne sommes pas au mieux aujourd’hui, n’étions-nous pas déjà malades hier ?
Ce sérieux, nous l’expérimentons dans le confinement et les diverses mesures sanitaires, juridiques et policières qui l’entourent. « Guérir », cela veut dire pour les malades réels se débarrasser du virus, et pour les autres ne plus être soumis à l’auscultation de soi et de ses proches. Mais le désir de guérison va beaucoup plus loin. Nous voulons que l’après ne ressemble plus à un avant qui nous a rendus non seulement vulnérables, mais contagieux. La maladie, disait Pascal, sépare l’homme du monde. C’était pour lui une raison d’espérer qu’elle le rapproche de Dieu. Nous n’en sommes plus exactement-là. Réelle ou imaginaire, cette maladie nous sépare bien des autres, mais elle nous ramène au réel par l’insistance d’une question : nous qui ne sommes pas au mieux aujourd’hui, n’étions-nous pas déjà malades hier ? Le désir de guérison est une invitation au jugement rétrospectif, c’est-à-dire à la critique des effets du coronavirus qui excèdent la maladie comme telle. Cette critique est nécessaire, il n’est pas certain en revanche qu’elle doive être intégralement menée depuis notre désir de guérison. C’est de ce dernier qu’il faut partir pour tenter d’y voir plus clair.
Une crise incorporée
Des quatre coins du pays s’élève une même clameur : « Des masques, des masques, des masques ! » On réclame aussi des tests, des gants, du gel hydroalcoolique, des respirateurs ou de la chloroquine. Une obsédante demande d’immunité écrase toutes les autres. Quoi de plus normal, en période de pandémie, que d’exiger des moyens de protection ou des traitements ? Confronté à un virus hautement contagieux, il s’agit de mettre à l’abri le lieu très visible où l’ennemi invisible se loge, c’est-à-dire le corps. C’est mon corps et celui de mes proches que j’entends préserver. Mais pour cela il me faut des protections que seule la société peut m’offrir. Que l’autre croisé dans la rue ne respecte pas les gestes barrières ou que le gouvernement s’avère incapable de fournir les digues censées me protéger, c’est tout un : en une seconde, le monde extérieur se révèle mon ennemi intime.
« Des masques ! », donc, et tant pis pour cette loi votée à l’initiative de Manuel Valls, plébiscitée en son temps, qui voulait qu’afin de ne pas avoir à croiser une burqa dans la rue, on ne puisse plus avancer masqué dans l’espace public. Comme tant d’autres choses, le visage découvert a changé de signe. Symbole du vivre-ensemble laïc et éclairé dans le monde d’avant, il est devenu une menace pour le monde d’après.
Il n’y a pas que les croyances politiques ou économiques à être ébranlées. Dans une même journée de confinement, les opinions sur le sens de l’existence fluctuent selon les états corporels. Que notre corps se trouve bien d’être calfeutré, et voilà que les éthiques de la survie, du soin et de la précaution l’emportent. Passé quelques heures, l’envie de sortir ayant pris le dessus, on se surprend à être nietzschéen jusqu’à regretter que les autorités françaises n’aient pas opté pour la stratégie de l’immunisation collective2. Terrorisés à l’idée d’être malades et puis subitement convaincus de leur surhumanité, nos corps passent en une journée par des phases contraires.
En ce sens, le coronavirus n’est pas une crise comme les autres. Selon son étymologie, le mot « crise » signifie ce moment où une maladie marque un changement brutal qui décide de son issue. La pandémie actuelle serait alors une crise dans une signification beaucoup plus littérale que celles qui la précèdent. Entre le déclenchement d’une crise financière et son incarnation dans la vie quotidienne, il se passe en général un laps de temps qui rend plus difficile la détermination des causes et l’assignation des responsabilités. Encore les crises du capitalisme mondialisé n’ont-elles pas, jusqu’ici, affecté tous les corps. Il a même pu sembler raisonnable à certains de dire qu’elles passeraient sans qu’aucune critique véritable ne soit rendue nécessaire par les événements.
Avec le coronavirus, l’incorporation de la crise a été quasiment immédiate et pratiquement universelle. On a mille fois raison de dire que le confinement n’est pas le même pour les propriétaires d’une maison de campagne et pour les locataires d’un studio de banlieue. Mais plus personne ne peut raisonnablement se tenir au-dessus de la mêlée. La mondialisation du désastre (de la traque du pangolin à la ruine de l’hôpital public) s’est invitée dans les manières de se mouvoir. Le fait nouveau est là. Des philosophes (Pascal ou Kant par exemple) expliquaient autrefois que le battement d’ailes d’un insecte à l’autre bout de la planète avait nécessairement des effets ici et maintenant. L’idée pouvait paraître séduisante à des esprits cosmopolites, mais même eux avaient du mal à lui donner un contenu concret.
La mondialisation du désastre s’est invitée dans les manières de se mouvoir.
Désormais, nous y sommes et il est improbable que cette évidence se réalise au bénéfice des espérances cosmopolitiques. À quoi ressemble-t-il, en effet, ce monde qui s’est invité de force dans nos corps ? D’abord et avant tout à une menace devenue tout à fait concrète dans l’appréhension que chacun peut ressentir au moment de franchir sa porte pour aller faire ses courses. L’incorporation de la crise sous la forme d’une maladie produit d’abord de l’énervement. Il se vérifie dans la colère de celui qui, justement, ne trouve pas de masque chez son pharmacien, qui apprend que la production de la plupart des médicaments de première nécessité a été délocalisée ou qui fait le compte des respirateurs disponibles. Le personnel hospitalier le savait depuis longtemps (et il a tenté de le faire savoir). Les autres s’en doutaient sans y penser davantage pour autant que la chance leur avait épargné une visite aux urgences. Désormais, c’est le corps qui tressaille à l’idée de manquer de tout à l’instant critique. Parvenus à ce point où l’insupportable est devenu chair même pour les bourgeois, nous sommes à peu près certains que l’après ne ressemblera pas à l’avant.
L’amour du remède
Ces raisons de guérir d’une société qui était déjà malade sont parfaitement recevables. Mais la crise faite corps, c’est aussi le monde extérieur qui devient contagieux. C’est peut-être ici qu’il faut se garder de vouloir guérir à tout prix. Il sera difficile de se défaire des habitudes acquises au cours du confinement dans le but de se protéger. Or ces habitudes consonnent dramatiquement avec des discours politiques qui mettent rituellement en scène l’autre, l’étranger et finalement le monde lui-même comme un danger. À quoi servira-t-il de répliquer aux nationalistes que les murs édifiés un peu partout depuis vingt ans n’ont protégé de rien quand nous aurons nous-mêmes soumis chacun de nos rapports sociaux à des gestes barrières ? Ce ne sont pas ces gestes qui sont en cause, mais l’imaginaire de la protection qu’ils véhiculent et dont tout porte à croire qu’il survivra à la pandémie.
Dans l’attente du remède qui réduira le mal à ce qu’il est réellement, il faut rappeler la question posée par son médecin à Péguy alors que ce dernier, un jour de mars 1900, est victime d’une grippe qui le met à terre : « J’ai oublié de vous demander pourquoi vous pensiez à vous guérir3 ? » N’oublions pas d’approfondir les raisons que nous avons de vouloir guérir, que nous passons toujours sous silence, ou plutôt que nous ignorons tant elles semblent aller de soi. Cet amour de la vie n’est pourtant ni le plus simple, ni le plus naturel des sentiments humains. Certains n’hésitent pas à déclarer que l’humanité est la maladie qui, depuis trop longtemps déjà, gangrène la nature quand d’autres, les évangélistes, parce qu’ils sont déjà sauvés, n’aspirent au contraire qu’à la fin du monde.
Il y a toujours eu des croyances mal attachées à la vie, qui attendent également du fléau qui nous frappe le signe de la colère divine et l’expiation de nos crimes. Mais celles qui s’arc-boutent sur la vie nue, qu’il faudrait préserver coûte que coûte, ne sont pas moins dangereuses, et pour la vie, et pour l’amour. L’instinct de conservation est-il très puissant dans les familles ? Ses membres les plus vulnérables n’en sont pas toujours mieux protégés, du fait d’être préservés du dehors. Le virus tue, le confinement aussi. En aucune façon, l’impératif de la survie ne suffit à dicter une politique, laquelle ne peut, sans déchoir, tourner le dos à l’idéal de la vie bonne qui doit l’animer.
Rien n’est moins désirable que cette vie solitaire où l’on empêche les vivants de vivre et les morts de mourir.
Et la plus grande des déraisons serait encore, à défaut du remède infaillible ou de l’invulnérabilité fantasmée, que le confinement finisse par être aimé pour lui-même, autant et mieux qu’un remède, où chacun, séparé des autres, retrouve enfin le goût de la vie intérieure et les joies du dorlotement. Défions-nous de quelques écrivains qui vantent les mérites du nid douillet, pour la raison que la situation qui nous est faite à tous est très exactement la leur, qu’ils convoitent, et que cette excessive sédentarité, c’est ce qu’ils nomment leur confort. C’est aussi pourquoi, très à l’aise pour écrire en paix, ils sentent peut-être moins que les autres les effets du mal qu’ils décrivent presque toujours depuis leurs fenêtres. Rien n’est pourtant moins désirable que cette vie solitaire où l’on empêche les vivants de vivre et les morts de mourir, et où l’on choisit d’aimer personne ou bien tout le monde, mais toujours à bonne distance de soi.
Il faut dès lors craindre que les conditions qui nous sont faites actuellement ne nous donnent guère un amour sain de la vie saine, qui est pourtant ce qui contribue le plus à la guérison. N’attendons donc pas que de nouvelles petites habitudes se recomposent, que les règles du confinement s’intériorisent et se durcissent peu à peu avec notre consentement, jusqu’à nous reconstruire des citadelles imprenables tenues en garde par la police ou la surveillance numérique. S’il faut choisir, rappelons-nous l’incurie des premiers jours et arrêtons-nous à l’incapacité où nous étions à nous retrancher dans notre intériorité comme dans un abri sûr. « Le dehors a surgi dans cet espace, écrit Patrick Kéchichian, s’est imposé, au cœur même du dispositif, le dénonçant4. » Nous sentions alors, quoique confusément, que tout un monde avait été ébranlé, qu’un seuil critique avait été franchi et que notre pronostic vital était engagé ; nul ne cherchait plus à défendre ses intérêts ; à l’unanimité, nous acceptions de nous coucher ; sans état d’âme, ni amour-propre, nous n’aspirions qu’à la vérité.
Une morale provisoire
Que dire de juste et de vrai quand nous voyons un mal qui répand partout ses effets et restons aveugles aux innombrables causes qui l’ont formé ? Que peut-on faire de bien ou d’utile, puisque faire et agir au-dehors nous sont interdits ? Reconnaissons que la difficulté est immense, et accuse la vanité de ceux qui, refusant de se l’avouer, se plaisent encore à spéculer en l’air sur le monde d’après, en rejouant à chaque fois le sort de l’humanité dans la moindre de leurs pensées. Dans ces moments de grandes incertitudes, l’anachronisme est de rigueur, qui rappelle chacun à sa condition de mortel, indépendamment de son rang ou de son statut. C’est bien au présent qu’il faut nous tenir, et non à l’avenir que nous ignorons. En nous réduisant à n’être qu’un point sans épaisseur, le confinement nous a jetés d’un coup, et réellement, dans la situation exceptionnelle vers laquelle toute la rhétorique pascalienne du « roseau pensant » entendait conduire son lecteur, en mettant à nu ses faiblesses une à une : « travaillons donc à bien penser », puisque c’est de là « qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir5 ».
C’est de la pensée que nous devons faire sortir toute notre conduite et quelque chose comme une nouvelle morale par provision, justement faite pour aujourd’hui et avant de trouver mieux.
1/ « Ne jouons pas trop à être malades. » L’indécence serait de crier à pleins poumons les affres de l’isolement quand ceux, rongés par le virus, manquent de souffle pour seulement gémir. N’ayons pas le ridicule de feindre la maladie que nous n’avons pas, puisque l’immobilité des corps, en empêchant sa propagation, a pour but inverse de nous en protéger. À tout prendre, les blagues de carabins qui circulent entre amis sont préférables ; en se mêlant au désarroi, elles montrent assez qu’on ne fait que semblant.
Mais que l’État ne fasse pas semblant d’être en bonne santé. Ce n’est que dans les urnes et par le chiffre que la politique réussit à créer de ces larges consensus qui font croire à une démocratie qu’elle se porte bien quand elle est en passe de s’écrouler. Au moment d’imaginer la sortie du confinement, souvenons-nous de l’état dans lequel nous y sommes entrés. Maintenir les élections du premier tour des municipales, c’était envoyer le signe que la société était assez robuste pour s’incorporer la maladie de ses citoyens, en éliminant d’eux le mal qui les attaque. Mais il faudrait à nouveau s’entendre sur ce qu’on nomme la santé et la maladie, car à tout prendre l’inverse serait peut-être plus vrai encore, et que par le truchement de nos corps, c’est la société qui s’est couchée et qui attend de nous sa guérison. Et les causes dont elle souffre lui appartiennent aussi ; elles sont sociales et économiques plus encore que microbiennes.
2/ « Ne jouons pas à faire la guerre. » Ceux qui parlent pour que nous nous taisions n’ont peut-être pas tort. Mais ont-ils raison ? Pas suffisamment pour leur faire reproche de commenter les commentaires et de ne pas moins participer au bavardage universel. Car en ces temps suspendus, se taire, c’est obéir en se dispensant de chercher des raisons aux consignes qu’on nous donne. Voudrait-on, par-dessus le marché, que nous nous y appliquions avec constance et discipline ? Qu’on ne nous envoie pas jouer aux petits soldats ! Cela fait longtemps que ce n’est plus même un amusement pour les enfants. Ne simulons pas une guerre qui n’a pas lieu, ni des vertus militaires que les conditions auxquelles nous sommes astreints rendent inutiles. Il n’y a ni honneur, ni bravoure à rester chez soi ; pas plus qu’il n’y a d’union nationale, à l’heure où les frontières partout se multiplient et s’arrêtent au seuil de nos portes. Redoutons plutôt que des passions mauvaises ne nous remontent sans bride jusqu’à la tête, et qu’elles ne détériorent le sentiment de fraternité auquel la surprise de l’événement nous avait spontanément élevés.
3/ « Ne nous souhaitons pas le pire. » N’accompagnons pas la société dans sa chute, comme si le bien pouvait sortir du mal. C’est déjà mettre la main que d’y songer. Ceux qui pensent avoir touché le fond ignorent qu’il n’y a pas de fond : il y a toujours pire que le pire que l’on rejette. La pyramide des mondes possibles a bien « une pointe, mais point de base » et « descend à l’infini6 », car le mal est sans limites. Et ceux-là qui veulent en découdre sont souvent les mêmes dont les rêves d’utopie s’envolent au-delà de la pointe du concevable. Ce qui revient à avoir tort deux fois, le risque étant de servir les gouvernements qui n’en demandent pas plus pour installer une politique de l’effroi. Les vraies catastrophes ne se reconnaissent pas nécessairement à l’effet immédiat de sidération qu’elles provoquent ; elles peuvent naître aussi bien de cet effet de sidération lui-même, tant l’humanité a surtout peur de perdre la maîtrise de son destin7. Autrement dit, le mal qui est à craindre est moins le mal que la nature a fait à l’homme, et d’aucuns souhaiteraient là qu’elle se vengeât, que celui que l’homme se fera à lui-même pour le combattre : guerre des masques, règlements de compte, etc. En sorte que la pandémie pourrait devenir peu de chose en comparaison des nombreux maux que nos guerres économiques et peut-être militaires y ajouteront par nos propres mains.
Le malheur veut que Donald Trump ait préempté la formule selon laquelle « le remède peut être pire que le mal ». Tout à sa hâte de relancer l’économie et de remettre au travail des millions d’Américains et de clandestins dénués de toute protection sociale, il a fourni d’excellentes raisons au maintien du confinement. Il demeure néanmoins possible de déplorer l’abolition des « libertés bourgeoises » sans voir dans le capitalisme déchaîné l’unique planche de salut. Il arrive, surtout en médecine, que le remède soit dans le mal, mais le remède n’en devient pas pour autant le bien.
4/ « Du possible, sinon j’étouffe » (Gilles Deleuze). Autant que de masques, nous manquons de possible. Le souci de vaincre une maladie contagieuse coïncide souvent avec celui que rien de nouveau n’arrive. La moindre rencontre promet le pire, autre chose que ce qui est déjà et voilà que la mort rôde. C’est ici, malgré tout, que la condition de ceux qui sont effectivement malades du coronavirus et la situation de ceux qui doivent vivre comme s’ils l’étaient diffère le plus. Les premiers, comme tous les êtres victimes d’une pathologie, subissent une réduction drastique du champ de leurs possibles. Ce qui est faisable ou pas, impératif ou interdit, souhaitable ou nuisible, ils admettent que d’autres qu’eux, du moins le temps de leur maladie, en décident. C’est le sens du pacte médical. Mais ce pacte, il se trouve qu’il a tendance depuis quelques semaines à devenir le contrat social tout court. Les conseils médicaux prescrivent le temps de confinement nécessaire à la décrue de la contagion. Pour cela, ils parlent le plus souvent le langage inhérent à leur fonction, et que nul ne songe d’ailleurs à leur reprocher : « X n’est plus possible » (où X peut vouloir dire : sortir, se promener plus d’une heure, s’embrasser, boire des verres dans un bar, voter, éternuer ailleurs que dans le pli de son coude, faire du jogging, prendre le train, parler à un inconnu…). Passe encore le temps où nous devons faire comme si nous étions malades, mais cette fiction tend à s’oublier comme fiction dès lors que – phénomène inouï – le coronavirus est devenu le seul objet d’information mondial.
Le souci de vaincre une maladie contagieuse coïncide souvent avec celui que rien de nouveau n’arrive.
Chaque jour, la principale « nouvelle » rapportée par les médias porte sur le nombre de morts. Il est naturel, dans ces conditions, de désirer que rien ne se passe ou alors que tout se passe ailleurs que dans le monde sensible. Pour se consoler du possible perdu, on a recours au virtuel (télétravail, apéros en ligne, séries consultables sur Internet, cybersexe). Mais le virtuel est tout l’inverse du possible, il est la réduction du réel à l’imagerie numérique8. C’est pourquoi exiger le confinement total, s’indigner des resquilleurs, déplorer les vies déviantes, contrôler d’un œil furtif que nos voisins chaque soir mettent bien les deux mains à applaudir, ne demande aucun courage, ne procure aucune fierté. S’il y a un ennemi à craindre, dans l’isolement peuplé d’images où nous nous trouvons, c’est l’impraticable devenu la loi de l’avenir.
- 1. Charles Péguy, « De la grippe », 20 février 1900, Œuvres en prose complètes, édition présentée, établie et annotée par Robert Burac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1987, p. 405.
- 2. « Un peuple qui commence à se gangrener et s’affaiblit en quelque point, mais reste fort et sain dans l’ensemble, est capable de soutenir l’infection de la nouveauté et de la tourner à son avantage en l’absorbant » (Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, § 224).
- 3. C. Péguy, « Encore de la grippe », 20 mars 1900, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 416.
- 4. Patrick Kéchichian, Le dehors n’est pas si loin, Tract de crise no 11, Gallimard, 23 mars 2020, 14 h, p. 5 (en ligne).
- 5. Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, § 200, Paris, Seuil, 2018, p. 110.
- 6. Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de théodicée [1710], Paris, GF, 1996, IIIe partie, p. 361.
- 7. « Même en Occident, la chute de l’Empire [romain] a été la cause du déclin, et non l’inverse » (Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, trad. par Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2019).
- 8. Jean-Toussaint Desanti a insisté naguère sur la violence du virtuel et sa différence avec le possible entendu comme expérience de l’altérité. Voir Olivier Mongin, « Puissance du virtuel, déchaînements des possibles et dévalorisation du monde. Retour sur des remarques de Jean-Toussaint Desanti », Esprit, août-septembre 2004.