
Israël à 70 ans
Alors que l’observateur occidental est souvent pris de vertige devant la pente que semble emprunter la démocratie israélienne, Steve Jourdin proposait dans ce texte, écrit au moment où l’État d’Israël fêtait ses 70 ans, une analyse des fractures qui traversent le pays pour tenter d’y voir plus clair.
Tentatives de mise au pas de la Cour suprême, intransigeance face aux migrants africains, affaires de corruption en cascade visant le Premier ministre Benyamin Netanyahou et manœuvres parlementaires destinées à le rendre pénalement irresponsable, poursuite de la colonisation en Cisjordanie, initiatives pour un rétablissement effectif de la peine de mort, attaques répétées contre les médias et les Organisations non gouvernementales (Ong) : l’observateur occidental est souvent pris de vertige devant la pente que semble emprunter ces derniers mois la démocratie israélienne. Les articles de presse, de facture israélienne, traduits en français, souvent volontairement provocateurs, promettent à Israël un destin à la turque, à la hongroise ou à la russe. Quand ce n’est pas pire[1]. Alors qu’Israël entre dans sa 71e année, une analyse des fractures qui traversent le pays n’est pas inutile pour tenter d’y voir plus clair.
Une société hétérogène
Traditionnellement, la littérature scientifique proposait une lecture à deux faces de la société israélienne. On y soulignait l’avènement, depuis les années 1980 et l’intégration définitive d’Israël dans l’économie mondialisée, de deux blocs antagonistes[2]. D’un côté, une large majorité sécularisée, alignée sur les normes occidentales et dont la classe moyenne salariée constitue la locomotive. Disparate, celle-ci bénéficie du capital économique et culturel nécessaire pour jouer le jeu de la mondialisation : concentrée dans les grandes villes du pays (Tel Aviv, Haïfa), elle oscille entre un libéralisme sans frein et un radicalisme principalement rhétorique. De l’autre, une mosaïque de groupes réunis sous la bannière d’un « néo-sionisme » agressif : celle-ci regroupe les fidèles d’un nationalisme conquérant et d’une idéologie nationale-religieuse née dans le sillage de la guerre de 1967, ainsi que le milieu de l’ancienne ultra-orthodoxie antisioniste. Également composite, ce camp comprend des groupes sociaux revanchards, et notamment les couches populaires séfarades reléguées dans les faubourgs des métropoles, dont le ressentiment à l’encontre des vieilles élites ashkénazes est soigneusement alimenté par des entrepreneurs identitaires. Ces deux blocs s’ordonnent autour d’un axe politique gauche-droite fondé sur la plus ou moins grande ouverture à l’égard d’un compromis de paix avec les pays arabes.
Cette cartographie des forces politiques, élaborée au siècle dernier, est-elle toujours opérante ? À en croire Reuven Rivlin, le président israélien, la donne s’est complexifiée. Aujourd’hui, quatre groupes sociaux se feraient face, avec chacun ses troupes, ses codes et sa propre vision de l’avenir d’Israël : « Est-ce qu’Israël est en train de prendre la voie d’un État laïque, libéral, juif et démocratique ? D’une théocratie basée sur la Torah et la loi juive ? D’une démocratie organisée selon les préceptes de la loi juive ? Ou d’un État appartenant à tous ses citoyens [juifs et arabes] ? Aujourd’hui, je ne vois que des tribus en Israël ! Chaque tribu a ses propres réseaux de communication, ses propres journaux, ses propres chaînes de télévision. Chaque tribu a ses villes : à Tel Aviv, vous rencontrez la tribu des laïques ; Umm al-Fahm appartient à la tribu arabe ; la tribu des sionistes-religieux est à Efrat ; celle des ultra-orthodoxes à Bnei Brak. En Israël, les systèmes qui façonnent la conscience des citoyens et les visions du monde sont basés sur le tribalisme et le séparatisme, et je crains qu’ils ne le demeurent à l’avenir [3]. »
La crainte du président israélien s’appuie sur des évolutions démographiques. Israël compte officiellement près de 9 millions de citoyens[4]. 20, 9 % d’entre eux sont d’origine arabe, un peu plus de 10 % appartiennent au secteur ultra-orthodoxe et environ 10 % au milieu national-religieux. Certaines projections assurent que d’ici 2065, le groupe des Arabes et des ultra-orthodoxes constituera plus de la moitié de la population. L’inquiétude de Rivlin est également étayée par l’évolution du système éducatif. Actuellement, les écoles primaires « républicaines » accueillent 38 % des élèves, les écoles du courant national-religieux 15 %, celles du secteur arabe et du secteur ultra-orthodoxe enregistrent respectivement 25 % et 22 % des enfants scolarisés[5]. Quatre parcours pédagogiques, et autant de visions et de récits différents de l’histoire du monde, du peuple juif, du sionisme et d’Israël. L’effondrement de la mémoire collective nationale amorcé, à l’instar d’autres pays développés, au début des années 1990, entrerait actuellement dans sa phase terminale. Pour le président israélien, la disparition à moyen terme d’un courant central national, autour duquel tournaient naguère des minorités ghettoïsées, n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. Mais le communautarisme, le séparatisme et l’impossibilité grandissante à « faire société » constitueraient en revanche des menaces lourdes pour l’avenir du pays.
Cette crainte n’est fondée que si l’on se base sur une conception statique des identités. Or celles-ci sont des catégories souples, susceptibles de varier au fil du temps, et qui n’interdisent pas des combinaisons a priori étonnantes[6]. La visibilité croissante (dans les médias, l’armée et l’économie) des anciennes minorités marginalisées n’est pas discutable, et leur intégration progressive dans la mosaïque démocratique israélienne est, malgré la persistance de fortes inégalités sociales, un motif d’espoir. La société israélienne est aujourd’hui, de fait, multiculturelle. L’inscription du multiculturalisme dans le marbre législatif, en revanche, et son instrumentalisation électorale par certains responsables politiques, est un phénomène plus préoccupant, qu’alimente un contexte de morcellement continu du corps social.
Un déficit de solidarité
Ces vingt dernières années, la fragmentation de la société israélienne s’est en effet poursuivie à un rythme soutenu. Le processus de privatisation des existences, commun à tous les pays développés, a définitivement eu raison du cadre collectiviste et jacobin des premières décennies de l’État. La libéralisation de l’économie, engagée au milieu des années 1980, a largement contribué à la destruction des structures collectives. Mais le coup fatal remonte au début des années 2000.
En 2003, sous l’impulsion de Benyamin Netanyahou, ministre des Finances du gouvernement dirigé par Ariel Sharon, les dernières « digues » keynésiennes ont été démantelées. Selon la métaphore utilisée par Netanyahou, le secteur public était devenu trop imposant et avait pris l’apparence d’un « homme adipeux » agrippé sur les épaules d’un « homme [trop] chétif » – ce dernier symbolisant le secteur privé. Le plan de redressement de l’économie qu’il présente alors comporte quatre volets : la réorganisation du secteur public, la diminution des dépenses publiques, la baisse de la pression fiscale et la privatisation des entreprises détenues par l’État. Si ce plan provoque quelques résistances, notamment auprès du principal syndicat du pays, la gauche cautionne, au moins moralement[7], ces mesures radicales. Au milieu des années 2000, les idées et pratiques néo-libérales s’imposent définitivement au sein de la classe politique israélienne.
Le désengagement de l’État et l’affaissement des mécanismes de régulation ont laissé la société civile livrée à elle-même.
D’un point de vue comptable, le redressement de l’économie est indiscutable, et même spectaculaire. Aujourd’hui encore, Israël jouit d’une situation économique enviable[8]. Mais les politiques mises en œuvre ces quinze dernières années ont eu des répercussions sociales. Le désengagement de l’État et l’affaissement des mécanismes de régulation ont laissé la société civile livrée à elle-même. Confrontés à une augmentation de la pauvreté et de l’exclusion, différents groupes s’organisent pour y remédier. La course aux financements publics a redoublé d’intensité. Disposer d’un représentant au sein du gouvernement ou d’une commission parlementaire est devenu, pour certains mouvements politiques, un enjeu quasi vital. Le parti national-religieux, voix traditionnelle des habitants des implantations de Cisjordanie, se comporte comme un lobby dont l’activité principale consiste à peser sur les arbitrages budgétaires pour obtenir, au profit de sa clientèle, le transfert dans les territoires occupés de faveurs et de services naguère distribués à l’ensemble de la population[9]. Le milieu ultra-orthodoxe, autrefois réticent à participer au jeu démocratique, a compris qu’il lui fallait aussi s’engager dans la mêlée afin de conserver son audience : sa présence à des postes clés de l’appareil d’État lui permet de capter des fonds pour financer son imposant réseau d’écoles et ses nombreuses associations. Tout se passe donc comme si l’effondrement de l’État-providence avait débouché sur l’émergence de systèmes de solidarité sectoriels. Au milieu de ce jeu à somme nulle, le Premier ministre Benyamin Netanyahou et son parti, le Likoud, ménagent habilement la chèvre et le chou, en profitant d’une position dominante sur l’échiquier politique pour gratifier des clientèles concurrentes.
L’illisibilité actuelle de la démocratie israélienne est le résultat d’un réagencement incertain des différents secteurs de la société à une situation historique inédite. Derrière le théâtre d’ombres, souvent déconcertant, de la politique quotidienne, on assiste en réalité à l’avènement timide et douloureux d’un pluralisme longtemps étouffé, mais aussi, de manière concomitante, à l’épuisement de l’ancienne éthique républicaine, et, comme dans les autres démocraties du monde, à une poussée du discours démagogique. Dans cette nébuleuse, qui laisse peu de place aux affirmations péremptoires concernant l’avenir d’Israël, la disparition du conflit israélo-palestinien des débats politiques est sans doute l’élément le plus inquiétant.
[1] - Voir Zeev Sternhell, « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts », Le Monde, 18 février 2018.
[2] - Voir Maurice Kriegel, « Israël à 50 ans : deux idées de la Nation », Politique étrangère, no 2, 1998.
[3] - Extrait du discours prononcé le 7 juin 2015 à la conference annuelle d’Herzliva. www.president.gov.il.
[4] - Selon les chiffres du Bureau central de la statistique (Cbs).
[5] - Selon les chiffres du Bureau central de la statistique (Cbs).
[6] - Récemment par exemple, le Parti travailliste, considéré comme l’un des porte-voix des milieux laïques, a annoncé la création de sections ultra-orthodoxes. En 2017, à l’occasion de la dernière primaire de la formation politique, une femme ultra-orthodoxe, séfarade et issue d’une commune péri-urbaine était candidate à la tête du parti.
[7] - C’est notamment le cas du principal quotidien de gauche, Haaretz, et de son éditorialiste économique Guy Rolnik. Voir www.themarker.com/markets/1.158398.
[8] - Les chiffres de l’économie israélienne peuvent faire pâlir la zone euro : entre 3 et 3, 5 % de prévision de croissance cette année, une inflation quasiment inexistante, une dette publique maintenue autour de 60 % et un taux de chômage qui affichait en début d’année 3, 7 %, son plus bas niveau historique.
[9] C’est la thèse de Dani Gutwein, “The settlements and the relationship between privatization and the occupation”, dans Ariel Handel, Marco Allegra et Erez Maggor (sous la dir. de), The Politics of Everyday Life in the West Bank Settlements, Bloomington, Indiana University Press, 2007.