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Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise © Ex Nihilo   Lama Films   Bonne Nouvelle   Studio Orlando
Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise © Ex Nihilo – Lama Films – Bonne Nouvelle – Studio Orlando
Flux d'actualités

Nouvelles identités israéliennes au cinéma

Des sorties récentes témoignent de la jeunesse et de la vitalité du cinéma israélien. Déconstructions identitaires, audaces formelles et nouveaux discours y figurent, suscitant réflexions et impressions dans la salle.

Pour Mostafa Aleahmad, Mohammad Rasoulof et Jafar Panahi, de nouveau arrêtés en Iran en juillet 2022 

Des sorties récentes témoignent de la jeunesse et de la vitalité du cinéma israélien ; aux côtés de fictions palestiniennes ou arabes israéliennes (la comédie Tel Aviv on Fire de Sameh Zohabi en 2018, le portrait de femmes Je danserai si je veux de Maysaloun Hamoud en 2016), elles invitent les spectateurs à considérer ce pays et sa cinématographie comme ils le feraient pour n’importe quel autre État, ce qui est bienvenu intellectuellement. Peut-être, cependant, l’absence du conflit tel qu’il existe depuis 1967 dans ces œuvres, en dehors de son traitement comique dans le film de Zohabi, montre-t-il autant une envie de s’en extraire pour les créateurs des deux camps qu’une certaine impasse politique. Déconstructions identitaires, audaces formelles et nouveaux discours y figurent, suscitant réflexions et impressions dans la salle.

 

All Eyes Off Me © Wayna Pitch

 

All Eyes Off Me (Hadas Ben Aroya, 2021) débute dans une esthétique semblable à de nombreux films occidentaux sur les jeunes adultes, ou les romans de Bret Easton Ellis : dans une fête, la caméra suit une femme à la recherche de son petit ami, les conversations provocantes, jusqu’à ce que le spectateur comprenne que ce personnage ne sera pas le principal de l’histoire. La réussite des deux acteurs principaux (Elisheva Weil et Leib Levin) dans les scènes sensuelles et explicites qui suivent est remarquable : l’esthétique choisie par le réalisateur rappelle Gaspard Noé, inclut son film dans un cinéma du ravage et de l’expérimentation qui a souvent été proposée dans d’autres filmographies. Mais rarement avec une telle intensité et une conscience de l’échelle appropriée des plans pour signifier le plaisir ou le malaise, l’instant de doute ou d’abandon sur un visage, la durée à accorder à un cadre.

Le chapitre final, dont la conclusion surprenante ne sera pas révélée, s’avère la confrontation entre deux générations israéliennes : celle de l’héroïne, très libérée et dont les pratiques intimes et culturelles ressemblent à celle d’Européens de l’Ouest, et celle de son employeur (Yoav Hayt), fils de pionniers, élevé dans un kibboutz, lui évoquant un monde qu’elle n’a pas connu, ou les raisons de son éloignement de la religion, pour des motifs qu’elle ne cerne pas. Les deux s’étonnent en cohabitant, leurs silences et regards paraissant signifier la distance de plusieurs décennies à transmettre, un passé peu conscientisé.

Ainsi de Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise (Michale Boganim, 2021), qui revient sur le traitement des juifs du Maghreb et du Moyen-Orient (mizrahim a un sens plus large que séfarade en Israël) par l’État juif, en particulier après les indépendances arabes des années 1960 ayant entraîné le départ de centaines de milliers de personnes. Si le sujet est relativement connu, les spectateurs découvrent l’existence de villes périphériques entières construites pour regrouper cette population, les discriminations persistantes dans les écoles juives, ainsi que les cas d’enlèvements d’enfants dont furent victimes certaines femmes d’origines yéménites dans des maternités. La conclusion, pour le spectateur, tient sans doute dans le constat que tout État, même fondé sur l’idée de terre d’accueil pour les juifs, peut négliger ses politiques d’inclusion. Même si la réalisatrice se concentre davantage sur le passé que sur le présent, négligeant notamment le fait que les mizrahim ont formé un des blocs électoraux ayant permis le long mandat de Benyamin Netanyahu.

 

Cahiers noirs © Dulac Distribution

 

Dans Cahiers noirs (I – Viviane, 2022), film en deux parties et réussite dans son montage d’images filmées au caméscope, avec un téléphone ou sur des webcams, Shlomi Elkabetz parvient à rendre hommage à sa sœur, la comédienne et réalisatrice Ronit Elkabetz, décédée en 2016, tout en explorant leurs identités séfarades mêlées de francophonie. Les deux artistes avaient, dans Le Procès de Viviane Amsalem (Shlomi et Ronit Elkabetz, 2014), grand film féministe, mis en évidence les failles du droit civil israélien, via le monopole des autorités religieuses dans les affaires matrimoniales et l’impossibilité pour les femmes d’obtenir le divorce sans l’accord, équivalant à une répudiation, de leur mari. Plusieurs scènes des Cahiers noirs continuent et nuancent leurs discours critiques : lorsque Ronit se fait interpeller par une journaliste après la sortie de Prendre femme (Shlomi et Ronit Elkabetz, 2004), dans un clair conflit entre le discours dominant ashkénaze et le récit différent de créateurs mizrahim ; ou quand leur mère apostrophe son fils, le fait sourire en lui rappelant comment elle ne fut jamais religieuse, contrairement à son mari. Le temps long entre les films des Elkabetz, leur écriture depuis Paris, comme dans un exil, le refus de leur père de les visionner, indiquent leurs places à part dans l’industrie audiovisuelle de leur pays. Ce portrait de famille, ainsi que ce questionnement identitaire – les œuvres de deux créateurs séfarades peuvent-elles résonner alors qu’Israël, sociologiquement et artistiquement, les regarde parfois de haut, peuvent-elles devenir universelles malgré les thèmes religieux et intimes qu’elles abordent ? –, interpelle dès qu’il parle du cinéma.

Et les images du tournage du Procès de Viviane Amsalem marqueront tous les jeunes souhaitant s’y consacrer. Elle devrait être vue par le plus grand nombre afin de comprendre la réalité de la fabrication filmique. Comment tirer encore de l’énergie et du jeu d’une actrice à la fin d’une journée d’un tournage au planning serré ? Comment le réalisateur peut-il seconder son interprète – ce qui est d’autant plus marquant, à l’écran, que Shlomi est le frère de Ronit, qu’elle est déjà malade et qu’ils ont co-écrit le scénario ? Alors le regard et l’esprit réalisent qu’ils ne regardent pas tant un film israélien, un recueil d’images privées, mais une réflexion sur le septième art telle qu’elle pourrait se faire dans n’importe quel pays.

Tel est autant l’impensé que l’enjeu dans l’approche, n’importe où dans le monde, des cinémas israéliens et palestiniens. Faut-il décider d’oublier les aspects qui peuvent nous déplaire de cet ensemble géographique et politique ? Le spectateur les oublie-t-il, d’ailleurs ? La question se pose pour n’importe quelle filmographie nationale, et l’on ne peut forcer le public à un regard critique sur les intentions mêmes des cinéastes. Devant les films de Ben Aroya, Boganim et Elkabetz, les spectateurs découvrent une société aussi libérée que conservatrice, libérale économiquement mais excluant certains de ses citoyens, et dans laquelle, manifestement, la question palestinienne n’est pas considérée, car impossible à résoudre en l’état des forces présentes. Ceux de Zohabi et Ahmoud témoignent, en choisissant des angles légers et parfois dramatiques, de l’impossibilité de dépasser la fixité, dans le regard de l’autre, de l’identité arabe, la difficulté du métissage souvent espéré entre les communautés. Mais il est possible d’admirer l’audace thématique d’All Eyes Off Me, de regarder avec tendresse les images des Cahiers noirs, sans en exiger une autocritique d’emblée. Elle n’est pas demandée aux créateurs d’autres pays dont les valeurs peuvent déplaire à certains spectateurs. Et le signe de l’universalité du cinéma, de la capacité d’adhésion qu’il peut susciter chez chacun, est que beaucoup de ces scènes, d’instants de jeux des comédiens, de plans, restent en tête avec autant de force que s’ils venaient de films britanniques ou allemands. Tant mieux pour le plaisir émotionnel et visuel ; le temps de la critique ne peut venir qu’à la sortie de la salle.