Une terre partagée
La violence exercée contre les manifestants gazaouis le 14 mai dernier à Gaza est survenue alors qu’un nouveau cycle de protestations s’est engagé depuis l’annonce par Donald Trump du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, prévue à la date anniversaire de la création de l’État d’Israël en 1948. Cette décision, prise au mépris du droit international, ne pouvait qu’attiser les contestations : le plan de partage de 1947 reconnaissait un statut spécifique et international à Jérusalem (corpus separatum), et le Conseil de sécurité de l’Onu a pris plusieurs résolutions contre l’occupation de la partie est de la ville, puis contre son annexion unilatérale par l’État israélien. Le statut de Jérusalem devait faire partie du dernier tour des accords d’Oslo et, en tout état de cause, d’une solution négociée entre les deux parties qui verrait, dans le cadre d’une solution à deux États, la souveraineté palestinienne sur la partie est de la ville entérinée. En touchant au lieu le plus symbolique et emblématique de la dépossession pour les Palestiniens, Donald Trump a donné son blanc-seing aux politiques de colonisation israéliennes qui construisent des états de fait sur le terrain : on compte ainsi 200 000 colons à Jérusalem-Est pour une population arabe de 320 000 personnes et 450 000 en Cisjordanie. En appuyant ouvertement le gouvernement israélien qui mène cette politique, voire en y participant indirectement par le biais de soutiens financiers aux colonies apportés en Israël par l’ambassadeur américain ou la famille de son gendre, Jared Kushner, Donald Trump et l’administration américaine ont de facto rompu avec la solution à deux États qui a jusque-là été le cadre des discussions et des accords internationaux.
La fin de la solution à deux États
Sur le terrain, il est clair, pour beaucoup déjà, que la solution à deux États n’est pas la voie choisie par les autorités israéliennes, alors que le nombre de colons a triplé depuis 1994 et qu’en Cisjordanie, elles ont renforcé leur présence des deux côtés du dit mur de séparation depuis le déclenchement de la seconde Intifada (2000). Un mur qui, in fine, ne sépare donc pas un espace israélien d’un espace palestinien[1]. C’est aussi la question même du maintien de l’Autorité palestinienne que cette déclaration est venue raviver quand, côté palestinien, nombre de voix issues des partis de gauche, de la résistance populaire ou des mouvements de jeunesse se démarquent de plus en plus visiblement de la solution à deux États défendue par l’Autorité palestinienne pour demander les « mêmes droits » que les Israéliens dans un espace de facto partagé.
Mahmoud Abbas fait en outre face à une forte opposition de la part de la société civile mais aussi des partis palestiniens (Hamas et Front populaire de libération de la Palestine surtout) et maintenant d’une part grandissante des cadres du Fatah et de la jeunesse du parti. Tous s’opposent à sa politique de répression des opposants et des mobilisations pacifiques et dénoncent sa coopération sécuritaire avec Israël, qui se poursuit en dépit de la politique de colonisation, de la guerre à Gaza en 2014, des infractions récurrentes de colons et de groupes religieux extrémistes juifs sur l’esplanade des Mosquées, de la grève de la faim des prisonniers palestiniens en Israël en 2017 et, encore ces derniers jours, de la très violente répression des manifestations pacifiques hebdomadaires de la « Grande Marche du retour » lancée à Gaza le 30 mars 2018 lors de la commémoration du Jour de la terre. Peu après la terrible journée du 14 mai pendant laquelle plus de 60 personnes ont été tuées, on comptait 117 Palestiniens morts sous les balles de l’armée israélienne et plus de 13 000 blessés, dont un quart très grièvement, par armes à feu qui laisseront de lourds handicaps et séquelles, surtout avec le manque criant d’infrastructures médicales fonctionnelles et de matériel pour les soigner.
La Grande Marche du retour
Ancrée sur la question du retour des réfugiés (1, 3 million de Gazaouis sur une population de 2 millions), cette mobilisation a été initialement prévue pour durer jusqu’au 15 mai, jour de la commémoration de l’exode (nommée la Nakba, la catastrophe) de près de 900 000 Palestiniens lors de la guerre de 1948[2], puis au-delà. Des camps dits du retour ont été mis en place sur les cinq lieux de mobilisation, à faible distance de la barrière de sécurité qui enclôt Gaza, qui ressemblent à de grandes kermesses : des tentes portent le nom des villages détruits ou dépeuplés, certains racontent l’histoire de l’exode aux plus jeunes, des débats et des lectures ont lieu, des artistes y travaillent, des Gazaouis y dorment.
Initiée par la société civile et des mouvements de jeunes, la mobilisation a été rapidement cooptée par l’ensemble des factions politiques palestiniennes.
On y invente des manières de militer et de lutter avec les moyens du bord, en confectionnant des masques anti-gaz avec des oignons, en s’aidant de pneus en feu et de miroirs pour se dérober à la vue des soldats, en chargeant des cerfs-volants de caméras et de liquide incendiaire pour brûler les champs de l’autre côté de la barrière. Lancée par la société civile et des mouvements de jeunes, la mobilisation a été rapidement cooptée par l’ensemble des factions politiques palestiniennes, et notamment par le Hamas. Cette « Grande Marche du retour » participe toutefois d’un mouvement de fond qui est loin de se résumer à l’instrumentalisation politique et à la bataille médiatique dont elle fait l’objet entre Israël et le Hamas. Ce sont bien les conditions de vie, les états de fait sur le terrain et l’absence de perspective d’avenir, accrue par la politique américaine actuelle, qui ont déclenché cette mobilisation qui entend remettre Gaza et son enfermement au centre de l’attention internationale. Aux conséquences économiques et sociales du blocus israélien maintenu depuis 2007 s’est ajouté celui que met en œuvre l’Égypte du maréchal Sissi[3]. La pénurie d’électricité, d’eau[4], de travail, d’infrastructures et de matériel médicaux, de produits de première nécessité est plus grande depuis la destruction par les autorités égyptiennes de l’ensemble des tunnels économiques entre Gaza et l’Égypte qui permettaient d’acheminer les biens entre 2007 et 2013 : en 2010, les deux tiers des importations passaient par les tunnels. Les guerres conduites par Israël à Gaza en 2008-2009, 2012 et 2014 ont profondément marqué et accru la vulnérabilité des habitants. Les coupes budgétaires américaines à l’Unrwa – l’agence onusienne qui fournit des aides sociales, entretient un réseau d’écoles et de centres de santé et est un employeur clef à Gaza (qui rémunère 12 500 personnes) – et tout dernièrement la suspension par l’Autorité palestinienne du versement d’aides sociales et du paiement des salaires des fonctionnaires (représentant 70 millions de dollars mensuels) qui fait pression pour reprendre le contrôle à Gaza, ont encore réduit les sources de revenus des Gazaouis qui sont dépendants à près de 80 % d’apports extérieurs : le taux de chômage est de 43, 9 %[5] et un peu plus de la moitié de la population est en situation d’extrême pauvreté.
Une longue histoire de résistances
Cette forme de mobilisation rappelle la marche du 15 mai 2011 dans le Golan et sur la frontière libanaise et les Marches du retour des déplacés de l’intérieur organisées chaque année depuis quasiment vingt ans, le jour de l’indépendance d’Israël[6], par une association de Palestiniens citoyens d’Israël. Plus largement, elle s’inscrit dans une transformation longue des modes d’action militants en Palestine depuis le lancement en 2004 de manifestations et de marches hebdomadaires dans des villages de Cisjordanie touchés par le Mur et la colonisation, à Nailin, Beilin, Beit Omar, Qufr Qadoum, Nabi Saleh ou dans la vallée du Jourdain. Ces formes de résistance populaire non violentes ont visé à défendre les droits des Palestiniens par des actions parfois innovantes (performances, création ex-nihilo des villages de Bab al-Shams près de Jérusalem en janvier 2013 et de Ein Hijleh dans la vallée du Jourdain en 2014) destinées à gagner la bataille des images et de l’opinion internationale. Les partis politiques ont longtemps regardé ce type d’actions avec condescendance. Toutefois, leur multiplication, leurs succès et leur capacité à fédérer des militants de générations et de parcours divers, de même que l’influence croissante du Bds[7], la campagne nationale et internationale de boycott des institutions et des produits israéliens lancée en 2005 par un collectif d’Ong, ont changé cette perspective. De nombreuses personnalités politiques ont appelé à fédérer les luttes, que ce soit au Fatah, notamment Marwan Bargouthi, au Front populaire de libération de la Palestine (Fplp) ou maintenant au Hamas.
Les initiatives de la société civile inscrivent la cause palestinienne dans une longue filiation de luttes pacifiques contre la colonisation ou l’apartheid.
En dépit de l’échec actuel de la réconciliation entre le Hamas et le Fatah, des dirigeants de différentes factions discutent conjointement de l’importance d’opérer un tournant stratégique en prenant acte du peu de résultats obtenus, pour les uns par les négociations et pour les autres par les armes. Discrédités aux yeux de la société palestinienne, les partis revendiquent maintenant, de façon plus ou moins instrumentale et circonstancielle, la résistance populaire et s’associent aux initiatives de la société civile qui inscrivent la cause palestinienne dans une longue filiation de luttes pacifiques contre la colonisation ou l’apartheid bénéficiant d’une forte légitimité internationale.
La Nakba continue
Alors qu’Israël fête ses soixante-dix ans d’existence, le présent et l’absence d’avenir ont poussé les Palestiniens à lire le présent à l’aune du passé et de l’exode : le blocus de Gaza, la colonisation, également en Cisjordanie et à Jérusalem, sont vus comme la suite d’un processus, avec la non-reconnaissance et la destruction des villages bédouins d’Israël entérinées par le plan Prawer en 2011. En 2017, le Hamas a, de fait, reconnu dans sa nouvelle charte l’existence d’Israël dans ses frontières d’avant la guerre de 1967, tout comme le Fatah l’avait fait en signant les accords d’Oslo. Toutefois, l’impasse actuelle conduit toujours plus de Palestiniens des territoires occupés, dont de nombreux artistes et collectifs militants et alternatifs (tels que Campus in Camps), à soutenir l’idée d’une solution à un État, même si elle ne fait pas encore l’objet de scénarios concrets et d’un consensus et cadre juridique internationaux, contrairement à la solution à deux États. Ils reviennent sur l’histoire de 1948 pour replacer l’expérience des réfugiés au cœur de la question palestinienne et faire valoir leurs droits sur la terre de la Palestine historique, ainsi que leurs droits à la compensation et à une reconnaissance mémorielle. Ils sont soutenus par des Palestiniens d’Israël et des militants israéliens, comme l’association Zochrot, créée en 2001, qui s’est associée aux Marches annuelles du retour des déplacés de l’intérieur. En 2014, avec un groupe de jeunes militants palestiniens citoyens d’Israël originaires du village de Galilée d’Iqrit, qui maintiennent depuis quelques années une présence et des activités sociales et culturelles dans leur village dépeuplé en 1948[8], elle a créé l’application iNakba qui localise et documente visuellement les villages détruits. Le centre alternatif de recherche sur Israël De-Colonizer, créé en 2015, poursuit cette même démarche.
L’impasse actuelle conduit toujours plus de Palestiniens à soutenir l’idée d’une solution à un État.
Dans la société palestinienne, c’est ainsi la perception d’une « Nakba continue » à l’œuvre des deux côtés de la ligne verte[9] qui unifie un territoire politique et mémoriel fragmenté par l’histoire, la colonisation israélienne et les divisions intra-palestiniennes. En Israël, en dépit d’une forte droitisation politique depuis une décennie et de lois visant à interdire la commémoration de la Nakba (en 2009 et en 2011), une remontée de la mémoire est à l’œuvre. D’abord très marginale, elle influence à présent plus largement la société israélienne. Ainsi, selon une enquête récente[10], près de 20 % des Israéliens seraient aujourd’hui en faveur du retour des réfugiés palestiniens et ainsi pour une coexistence sur une terre unie et partagée.
[1] - Voir Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot (sous la dir. de), Israël/Palestine. L’illusion de la séparation, Aix-en-Provence, Pup, 2017.
[2] - Selon les chiffres des organisations humanitaires et internationales alors présentes sur place : la Croix-Rouge, les Quakers puis l’Unrwa – Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine. Voir Stéphanie Latte Abdallah, Femmes réfugiées palestiniennes, Paris, Puf, 2006.
[3] - Suite à la répression meurtrière de la Grande Marche, l’Égypte a enfin annoncé le 18 mai -l’ouverture pour raisons humanitaires de sa frontière à Rafah pendant le mois du Ramadan.
[4] - Les Gazaouis ont accès à un maximum de 6 heures d’électricité par jour ; 90 % de l’eau n’est pas potable.
[5] - Palestinian Central Bureau of Statistics, avril 2018.
[6] - Selon le calendrier hébraïque, ce jour change. Cette année, ce fut le 19 avril.
[7] - Boycott, Désinvestissement, Sanctions.
[8] - Des mouvements similaires existent dans d’autres villages de Galilée comme (Kfar) Birim.
[9] Ligne d’armistice de 1949 qui sépare selon le droit international Jérusalem-Est et la -Cisjordanie d’Israël.
[10] Conduite par Eitan Bronstein (fondateur de Zochrot) et Eléonore Merza dans l’ouvrage Comment dit-on “Nakba” en hébreu ? (en hébreu), Tel Aviv, Pardes Publishing House, 2017.