Des tours contre la ville
Manhattan, Hong Kong, Shanghai, Dubaï… sont de grandes métropoles qui comptent de nombreuses tours. Londres, Barcelone, Francfort, Paris… n’ont, elles, que quelques tours, plus ou moins intégrées au paysage urbain et reliées aux lieux publics. Un lobby pro-tour, particulièrement actif dans les médias, veut faire croire qu’une ville sans tours serait condamnée à mourir, qu’elle n’attirerait ni touristes ni investisseurs. Que faut-il en penser?
Nicolas Sarkozy, avant même de devenir président de la République, a prôné la construction de tours, d’abord à la Défense, dans son fief du 92, puis pour le Grand Paris, à la satisfaction des quatre majors du Btp (Bouygues, Vinci, Eiffage et Spie Batignolles) et d’une poignée de starchitectes, toujours complaisants avec l’Autorité, à la manière de Le Corbusier… De leur côté, le maire de Paris et son adjointe à l’urbanisme sont devenus fans des tours, pour la simple raison que cela fait plus « moderne »! Paris et sa proche banlieue comptent soixante-huit tours de 100 m de haut et plus (trente-trois à la Défense, dix-sept dans le 13e arrondissement, près des portes de Choisy, d’Ivry et d’Italie, celles du Front de Seine, la tour Montparnasse qui culmine à 200 m et les tours du 19e et du 20e). À la Défense, les tours Majunga (193 m) et Carpe Diem (162 m) sont en construction, tandis que les deux tours Hermitage Plaza (320 m) sont bloquées par décision judicaire et que la tour Phare (296 m) du groupe Unibail, entre le Centre des nouvelles industries et technologies (Cnit) et la Grande Arche, doit vaincre les recours des associations de riverains et l’opposition de la mairie de Courbevoie, qui refuse que son ombre portée vienne réduire leur ensoleillement. Le maire de Levallois, face à la contestation de son propre électorat, a décidé de ne pas bâtir de tours et le conseil municipal de Rueil a finalement renoncé à des projets semblables.
C’est une filiale de la Ratp (la société Logis-Transports) qui a accepté de vendre ses immeubles du quartier des Damiers construits entre 1976 et 1978 (en bord de Seine, à Courbevoie en face de Neuilly) à Hermitage, promoteur russe, en réalisant une substantielle plus-value. Pour édifier les deux tours jumelles imaginées par l’architecte britannique Norman Foster, la société russe doit démolir ces immeubles (230 appartements dont 170 logements sociaux), qu’elle juge « vétustes », reloger les locataires et indemniser les propriétaires. Malgré l’appui de l’Établissement public d’aménagement de la Défense Seine Arche (Épadesa) et du préfet, elle est freinée dans son élan par le tribunal de grande instance de Nanterre qui, saisi en référé par des copropriétaires riverains, mécontents de se retrouver seuls à assurer les charges d’équipements collectifs, a interdit le début des démolitions. Le Pdg d’Hermitage a porté plainte contre l’association Vivre à la Défense. Assez banalement, le programme de ces tours combine des bureaux, des logements de luxe, un hôtel haut de gamme, des galeries d’art, etc., en contradiction avec le nom de la société, Hermitage, en français « ermitage », soit la résidence de l’ermite, cet anachorète qui s’isole volontairement du monde afin de mieux communiquer avec Dieu! Aux dernières (bonnes) nouvelles, le promoteur russe n’arriverait pas à mobiliser l’argent nécessaire à cette architecture dédiée aux plus riches des citadins.
Bouygues a gagné la construction de la tour de 160 m, qui doit être livrée fin 2016, porte de Clichy, où l’on superposera les services du tribunal de grande instance de Paris (actuellement sur l’île de la Cité), le tribunal de police et les vingt tribunaux d’instance. L’architecte italien Renzo Piano, dont le logement parisien se trouve place des Vosges, a conçu ce gratte-ciel vitré, qui devrait coûter 650 millions d’euros en partenariat public/privé, mais on ignore le montant du loyer que le ministère de la Justice versera à Bouygues. Le Palais de Justice de l’île de la Cité a bénéficié ces dernières années d’importants travaux de modernisation (pour plus de 60 millions d’euros), ce qui rend le déménagement bien cher, d’autant que le site actuel est central et très bien desservi par les transports publics, alors que le nouveau devra attendre au moins 2017 pour avoir le tramway et le prolongement de la ligne 14… Entre-temps, plus de 8000 personnes y viendront chaque jour!
La tour Triangle (180 m) doit s’installer à la porte de Versailles, au parc des expositions, et accueillir principalement des bureaux (on se demande pourquoi accumuler autant de mètres carrés de bureaux, alors que le tertiaire change profondément, que le télétravail s’affirme et surtout que les grandes sociétés préfèrent des sièges sociaux moins coûteux). Son promoteur est Unibail qui, selon Le Canard enchaîné (16 novembre 2011), a très bien négocié avec la ville de Paris (délais de paiement confortables, pas d’indexation des sommes dues sur l’inflation, prolongement du bail, etc.). Les architectes Herzog et de Meuron avaient déjà présenté une tour en forme de voile pour le concours de la tour Phare, organisé par Unibail, avec des bureaux en open space, tant décriés par les cols blancs. Peu importe, le geste architectural n’a que faire des attentes des utilisateurs! Plusieurs associations se mobilisent et déposeront des recours, ce qui pourra peut-être éviter le pire1.
Les trois tours (de 180 m à 250 m) programmées à Issy-les-Moulineaux, comme les cinq tours (de 100 m à 120 m) sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt (dont l’architecte Jean Nouvel explique sans rire qu’il défend la tour car elle est écologique!) ne sont pas en chantier et ne le seront peut-être pas vu l’ampleur des oppositions locales.
Symbole du capitalisme de la fin du xixe siècle, la tour ne répond en rien aux défis de notre époque. Elle est énergivore2, les charges d’un appartement sont très élevées et le coût de fabrication revient trois fois plus cher à surface égale dans une tour de 200 m que dans un immeuble d’une dizaine d’étages. C’est donc un logement réservé à une population aisée, ce qui s’accorde mal avec le discours sur la mixité sociale… Quant à la densité, tous les calculs confirment qu’un îlot haussmannien n’a pas encore son équivalent3. Enfin, et c’est à mes yeux l’argument décisif, une tour interrompt la continuité urbaine, ne « fait » plus ville, s’intègre rarement avec harmonie aux bâtiments existants, s’isole du réseau viaire et des lieux urbains accessibles et gratuits, se replie sur elle-même avec son réseau de télésurveillance et sa population choisie et badgée. La tour est un donjon, expression antidémocratique par excellence, un emplacement artificiel sans rapport avec le ciel, le climat, les éléments, sans aucun enchantement des sens, sans poétique. Un non-lieu mortifiant.
- 1.
http://www.contrelatourtriangle.com
- 2.
Les données chiffrées et comparatives concernant la consommation d’électricité de divers « modèles » de tours de « générations » différentes se trouvent sur le site de la société Enertech (www.enertech.fr). On y apprend que, si le Grenelle fixe à 50 kWh/m2/an la consommation d’électricité, certaines tours anciennes dépassent 1500 kWh/m2/an, des tours plus performantes avoisinent les 500, et de rares prototypes, 170.
- 3.
Concernant la tour Triangle, Rémi Koltirine écrit : « L’argument avancé de la densification pour placer le programme ne résiste pas à l’épreuve des chiffres. L’emprise de la tour est de 5250 m2, avec une surface construite de 88000 m2, la densité est effectivement proche de 17, ce qui est important. Mais le terrain d’assise étant de 7000 m2, la densité descend à 12, 5. Cela reste important sans être exceptionnel. Si on ajoute 8000 m2 de jardin induits par cette tour, la densité passe sous la barre de 6, ce qui est inférieur à un quartier haussmannien », Liaison Île-de-France Environnement, novembre 2011, no 139.