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Dimanche, un jour comme un autre ?

novembre 2013

#Divers

Plusieurs enseignes (bricolage, jardinage…) ont récemment bravé la loi en ouvrant le dimanche au nom de la liberté du commerce, pour la satisfaction des consommateurs et aussi de certains de leurs employés. Le dimanche deviendrait-il un jour comme les autres ? N’est-il plus un jour de repos pour tous permettant aux membres d’une même famille (de plus en plus recomposée) de se retrouver ? Un repère dans la semaine ? Régulièrement, des grandes marques de la distribution se mettent hors la loi et réclament le « droit au dimanche » ! Au point où l’on croit que personne ne travaille ce jour-là. Or de nombreuses activités de divertissement (restaurant, cinéma, théâtre, musée, pratiques sportives, fêtes de famille…) se déroulent légalement le dimanche. Les agriculteurs (et en particulier les éleveurs) s’occupent de leur ferme tous les jours de la semaine et ce toute l’année, les marchands forains (de nombreux marchés de quartier, y compris ruraux, se tiennent les dimanches), certains commerces de proximité (boulangers, pâtissiers, fleuristes, poissonniers, fromagers, bouchers, charcutiers, pompistes…) réalisent un bon chiffre d’affaires le dimanche matin, à l’instar de nombreux buralistes, marchands de journaux et restaurateurs. Quant au personnel médical et paramédical, il effectue des gardes, travaille dans les maisons de retraite ou garantit les urgences hospitalières. Sans omettre les pompiers, militaires, gendarmes et policiers qui sont de service. Il faudrait également évoquer les « travailleurs du sexe » exploités aussi le dimanche…

On dénombre en France environ huit millions de travailleurs du dimanche (occasionnels ou réguliers), soit un tiers de la population active. Est-ce pareil ailleurs ? Au Canada et aux États-Unis, la législation dépend des instances territoriales (communes et provinces pour le Canada, États pour les États-Unis) qui autorisent ou non l’ouverture le dimanche et en précisent les conditions (horaires, nombre de dimanches par an, rémunération des salariés, etc.). Dans la plupart des pays membres de l’Union européenne, l’autorisation est accordée selon la surface du magasin (moins de deux cent quatre-vingts mètres carrés en Grande-Bretagne et moins de trois cents mètres carrés en Espagne), le type d’activité (pharmacies, stations services…), la localisation (les zones dites « touristiques », les gares, les aéroports obtiennent une dérogation. Généralement la dérogation vaut pour x dimanches par an). La loi belge stipule l’obligation d’une fermeture hebdomadaire de vingt-quatre heures, peu importe le jour de la semaine. On le voit, les situations sont particulièrement contrastées, aussi bien au sein d’un pays (en Allemagne, chaque Land possède sa marge de manœuvre) qu’entre pays (dans de nombreux États du Sud, aucune législation n’est promulguée et la plupart des commerces sont ouverts en permanence).

Que penser du dimanche travaillé ?

Selon l’économiste Philippe Askenazy :

Il n’y a aucune corrélation entre la libéralisation des horaires des magasins et le niveau de consommation dans un pays : les clients du dimanche seraient venus à un autre moment dans la semaine, si le magasin n’avait pas été ouvert1.

Il constate qu’en Italie, où l’ouverture des magasins est possible sept jours sur sept, les prix ont tous augmenté afin de « compenser la hausse des frais fixes engendrés par des horaires élargis ». En France, les « contrats week-end », souvent des étudiantes et étudiants qui gagnent ainsi entre 800 et 1 200 euros par mois, se mobilisent auprès de leur direction pour continuer à travailler le samedi-dimanche. Ils ne sont pas toujours appréciés par leurs collègues « permanents » qui font la semaine et qui dénoncent la différence de traitement, même si certains d’entre eux, sur la base du volontariat, accepteraient de temps à autre de travailler le week-end avec une compensation financière ou temporelle (des jours à récupérer). Le sondage Ifop, publié par le gratuit Metronews le 4 octobre 2013, est éloquent : en 2008, 52 % des personnes interrogées étaient favorables à l’ouverture des magasins le dimanche, ils sont 69 % cinq ans plus tard. On compte 82 % de « pour » en région parisienne et 66 % dans les autres grandes agglomérations. La majorité des « pour » se classent à « droite » (82 % pour l’Ump), talonnés par celles et ceux qui sont « pour » en étant de « gauche » (60 % pour le PS), alors que les sympathisants du Front de gauche, par exemple, sont à 55 % hostiles. Les plus favorables sont les jeunes actifs.

Une histoire chahutée

Le mot « dimanche » vient du latin ecclésiastique dies dominicus, qui signifie « jour du seigneur ». C’est en effet ce jour-là que les premiers chrétiens se retrouvaient pour célébrer la messe. C’est Constantin qui consacre le christianisme religion « officielle » (édit de 321) et fait du dimanche, et pour des siècles, un jour exceptionnel dédié au culte. Avec la Révolution française et son nouveau calendrier en décades, le dimanche disparaît, du moins jusqu’en 1806. Peu après, Louis XVIII en 1814 interdit le travail le dimanche et pénalise les contre-venants d’une forte amende. Avec l’industrialisation, l’organisation du travail accepte de nombreuses situations, parfois contradictoires. Ainsi par exemple, le saint lundi perdure parmi les compagnons qui, pour se remettre du dimanche familial, fêtent le lundi au cabaret !

Des lois (en 1874 et 1892) réglementent le travail des enfants puis celui des femmes et leur accordent le dimanche. Les ouvriers, selon les branches industrielles, les régions, la disposition du patronat, leur mobilisation, la réaction du clergé, etc., obtinrent également le dimanche « libre ». La loi de 1906 institue le repos dominical obligatoire, mais cela ne concerne alors qu’un tiers des salariés. Avec l’urbanisation des mœurs, la laïcisation se généralise et la pratique religieuse régresse tout au long du xxe siècle, au point où le dimanche n’est plus un jour religieux, mais un temps fourre-tout. Chacun sait que le dimanche, il peut faire ce qu’il veut.

Rythmes individuels et temporalités collectives

L’économie dominante accorde à la consommation la place de choix. Même la gauche souhaite « relancer la croissance » par la consommation. Dans un tel contexte, l’abolition du dimanche chômé s’imposera à court terme. Mais elle pourrait se faire, rêvons un peu, dans le cadre d’une écologie temporelle qui est encore à inventer. En quoi consiste-t-elle ? En une nouvelle compréhension du temps individuel articulé aux temps sociaux.

Nous vivons en ce moment, sans en avoir totalement conscience, deux profondes transformations temporelles : la fin de la stricte trilogie enfance/vie active/retraite et la perturbation de la trinité sommeil/travail/loisirs et autres temps contraints. En effet, le temps de travail s’infiltre dans le temps hors travail avec le télétravail, le cellulaire, la messagerie électronique, etc. Je suis joignable n’importe où et n’importe quand, y compris le dimanche ! Avec le recul du salariat et la montée du stagériat et du précariat, il est vraisemblable que le temps de travail hebdomadaire va diminuer au point où nous assisterons à une inversion : deux jours ou trois de travail par semaine et le reste de disponible peut-être pour d’autres activités lucratives mais non marchandes (jardinage, échange de temps, etc.) ; le dimanche pourrait alors retrouver sa dimension religieuse aux côtés du vendredi musulman et du samedi juif.

La généralisation du e-commerce entraînera la fermeture des centres commerciaux à l’empreinte écologique déraisonnable et modifiera les horaires de tous les commerces. L’emploi du temps de chaque travailleur sera choisi par celui-ci. La maison du Temps qui ouvrira dans chaque territoire urbain autonome facilitera les synchronisations et harmonisera les temporalités des uns et des autres. La lenteur redeviendra une vitesse appréciée comme une gourmandise, la chronobiologie de chacun sera respectée, la diversité des activités assurée, etc. La question du dimanche ne se limite pas au seul dimanche, elle doit permettre de débattre du contenu même de la quotidienneté et plus généralement de la destinée humaine.

  • 1.

    20 minutes, 1er octobre 2013.