L'effacement programmé de l'ailleurs
Les récits des explorateurs de terres inconnues et exotiques, comme les utopies, invitaient au voyage. Aujourd’hui, la contraction de l’espace due aux progrès techniques abolit la distinction d’un ici et d’un ailleurs.
Bien que massifié, le tourisme connaît aujourd’hui diverses modalités et il serait exagéré de considérer tous les touristes comme de simples consommateurs de l’industrie touristique, nécessairement niais ou béats. Il existe toujours des à-côtés peu fréquentés, appréciés par des voyageurs attentifs à la fois aux temporalités et aux territorialités des populations qu’ils visitent et souhaitent rencontrer. Pourtant, l’« ailleurs » semble de moins en moins recherché au profit d’un « ici » illimité, invariablement présent, rassurant, continu et globalisé. Le terme « ailleurs » veut dire « dans un autre lieu », il vient du latin alior, dérivé d’alius, qui signifie « autre » et qu’on retrouve aussi bien dans alienus (« aliéné ») que dans alter (« autre »). Mais l’ailleurs dont il s’agit ici possède une autre dimension, comme dans l’expression « Vas voir ailleurs si j’y suis ! », que l’on pourrait modifier en « Aller voir ailleurs si l’on s’y trouve ». « Ailleurs » garde ici le sens d’« un autre lieu », avec un sous-entendu actif et initiatique. Je vais ailleurs justement pour quitter « ici » et devenir « autre ».
Terrae incognitae
Il est bien délicat de savoir ce que nos ancêtres ressentaient en voyageant, mais de nombreux témoignages insistent sur la découverte d’une terre inconnue, d’un paysage inédit, de gens étranges pour ne pas dire « étrangers », dont le moindre geste intrigue. Je parle là, il est vrai, d’une géohistoire qui s’étend des dernières années du xve siècle à l’orée du xxe siècle, quand le monde n’était pas encore mondial, et qu’on corrigeait à chaque nouvelle expédition la cartographie de la destination et le parcours pour l’atteindre. Avec les navigateurs partis à l’aventure au loin, leurs récits, comme ceux des marchands, des missionnaires et plus tard des naturalistes enivrent un public de plus en plus important et captivé. L’ailleurs fait recette. Il a le grand mérite d’être exotique (du grec exôtikos, « étranger, extérieur »), le terme utilisé par Rabelais pour qualifier ce qui arrive de loin auréolé de mystère, comme un « fruit exotique », à la saveur énigmatique.
C’est vraisemblablement parce que le monde n’était pas encore totalement connu et que chaque île, chaque bras de mer, chaque rivière, chaque côte, chaque continent n’étaient pas encore nommés que Thomas More invente l’Utopie, avec la complicité de son ami Érasme : une île située nulle part. Dans un sizain qui précède son récit, et qu’il signe du pseudonyme d’Anemolius, il brouille les pistes en indiquant la double étymologie possible, soit ou, soit eu, topia, autant dire « le lieu qui n’est pas », le « sans lieu » ou le « bon lieu », le lieu du bonheur. Cet ouvrage de 1516 a connu un franc succès ; réédité à de nombreuses reprises, traduit en plusieurs langues, il inspirera également divers « copieurs » au cours des siècles qui suivent. Ces auteurs d’utopies reprennent généralement la structure en deux temps du livre, une première partie critique de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils dénoncent avec force arguments puis une seconde partie qui décrit une autre société, aux couleurs des réformes qu’ils préconisent. Celle-ci est présente à la leur, mais ailleurs. Les récits de voyages fournissent une documentation exotique pas toujours vérifiée, mais peu importe, l’essentiel est de déclencher la curiosité du lecteur.
Ces sociétés de « bons sauvages » ignorent l’iniquité, le travail contraint, la pénurie, la religion qui corsète les esprits et façonne les mœurs au nom du péché et de la culpabilité ! Là, dans cet ailleurs, l’abondance est perpétuelle, la sexualité libre et jouissive, la propriété collective… Il est certain que cette quête de l’ailleurs, à la fois invente des sociétés qui n’existent pas – du moins pas avec ces qualités-là – et invite au voyage. Les Lettres de Colomb comme les récits d’Amerigo Vespucci et, avant eux, ceux de Marco Polo, sont à l’origine d’une autre Amérique, d’un orientalisme extraordinaire (qui étonnerait bien des Orientaux…), de contrées merveilleuses où il fait bon vivre1.
Plus d’un voyageur s’en revient déçu (ce qu’il n’ébruite guère) et préfère les « paradis artificiels », ces autres moyens de partir pour, peut-être, se trouver… L’exotisme au xixe siècle concerne ce « qui n’est pas naturel au pays », les stéréotypes qu’on attribue à un peuple ou à un lieu, ce qui n’a pas échappé à Stendhal, qui note dans les Mémoires d’un touriste (1838) : « Ce qui est curieux, c’est ce qui se passe dans la rue et ne semble curieux à aucun homme du pays. » Cet exotisme-là est ordinaire, banal, trivial même, pourtant il enchante Stendhal qui observe, sans en perdre une miette, ce quotidien au ras de la chaussée… À ce réalisme, Théophile Gautier oppose la recherche de sensations nouvelles qui soigne l’individu blasé de son ennui pesant, de son spleen tenace. Il recherche, dit-il, « une espèce de dépaysement » pour échapper aux « emmerdements » (dixit) qu’il subit à Paris. Il confie aux Goncourt, qui le consignent dans leur Journal :
Il y a deux sens de l’exotique : le premier vous donne le goût de l’exotique dans l’espace, le goût de l’Amérique, le goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption plus suprême, c’est ce goût de l’exotisme à travers le temps : par exemple, Flaubert serait heureux de forniquer à Carthage ; vous voudriez la Parabère ; moi, rien ne m’exciterait comme une momie.
Ainsi, le départ est motivé par au moins deux destinations qui peuvent s’articuler entre elles, pour former un seul ailleurs, le temps et l’espace.
Accélération
La mécanisation des transports, suite à la généralisation de la machine à vapeur (train, bateau, automobile), puis à la mise au point de l’avion, réduit considérablement l’épaisseur géographique en accélérant le temps nécessaire à joindre le point de départ à celui d’arrivée. Dès le xixe siècle, on considérait que le train rapprochait deux lieux et modifiait la perception qu’on avait du temps. Du reste, c’est en 1891 que l’on décide d’établir pour la France et l’Algérie « l’heure républicaine », la même sur l’ensemble de ce vaste territoire, afin de faciliter les correspondances (avec d’autres trains, des ferries, des calèches…). Cette capacité à se rendre très rapidement dans un autre endroit joue considérablement sur nos représentations et du temps et de l’espace. Ils ne sont plus des obstacles qui imposent pour l’un une géographie au relief parfois accidenté (le train emprunte des tunnels et des ponts qui lui évitent toute difficulté physique), et pour l’autre une durée extravagante. Les améliorations techniques et technologiques ont démultiplié ces impressions. Là où Mme de Sévigné mettait plusieurs jours, une heure ou deux suffit ! Sans bouger, nous communiquons en temps réel et sommes ici et là simultanément. Cette ubiquité, qui caractérisait les romans de science-fiction les plus audacieux, devient banale. C’est justement cette nouvelle situation qui contrarie le voyage. J’observe, depuis la ligne de Rer que je dois prendre pour venir à Paris, des touristes qui conversent avec des parents ou amis restés dans leur pays. Ils sont à Paris, et dans quelques minutes à Versailles, tout en étant chez eux, ici.
Les membres de cette famille indienne qui visite la capitale se parlent peut-être en hindi, demandent un renseignement en anglais, conversent peut-être au cellulaire dans une autre langue encore. Ils tiennent compte du décalage horaire et ne sont pas pleinement à Paris. Mais, comme ils doivent le prouver, ils expédient un selfie à leurs parents, éloignés mais proches. Cette contraction spatiale contribue à empêcher l’ailleurs, dans lequel cette famille se trouve, de faire sens à leurs yeux et à leurs oreilles. Chacun d’eux est encore au pays. Ou plus précisément, celui-ci est en eux. Il véhicule son ici dans un ailleurs qui ne l’intéresse pas vraiment, d’autant qu’il l’a déjà vu sur d’innombrables sites en préparant sa venue. Il sait tout sur lui. La surprise ne joue aucun rôle dans ce déplacement. Ce déplacement ne correspond pas à un transport, au sens d’une émotion. Il fait comme du surplace. « Ici » est un adverbe de lieu qui indique un endroit précis, opposé à « ailleurs », et ce dernier fonctionne comme un alibi. En effet, étant ailleurs, un individu ne se trouvait pas ici au moment des faits, ne peut pas être impliqué, son innocence saute aux yeux… Mais le déplacement sans transport, voilà une drôle de nouveauté : je pars pour ne pas partir, je vais d’ici à ici. Certes, j’ai pris l’avion et maintenant un train de banlieue ou un métropolitain, mais mes cyberbranchements me protègent de tout dépaysement, et comme n’importe quel touriste en est réduit à cet expédient, je ne me rends même pas compte de ce qui ne m’arrive pas, qui devrait pourtant se déployer puisque je ne suis plus chez moi tout en demeurant ici…
Standardisation
La globalisation uniformise non seulement les paysages, mais aussi les temporalités et les territorialités. L’architecture, et plus généralement les constructions, participent activement à cette homogénéisation formelle qui fait qu’ailleurs ressemble à ici. Les aéroports, les hôtels, les musées, les restaurants, les bus ne dépaysent aucunement le touriste massifié qui pratique, où qu’il soit, les mêmes activités, aux mêmes horaires, avale les mêmes plats insipides, porte les mêmes vêtements-types, bref, se conforme à l’image qu’il doit donner de lui2. Il appartient, le temps de son séjour, à un club dont il maîtrise les codes et les valeurs. Par ailleurs, l’établissement d’une cartographie quasi exhaustive de la planète Terre, avec sa toponymie, ses échelles, ses frontières, ses lacs, mers et océans, ses fleuves et rivières, ses villes et régions, que l’on peut coupler à d’autres cartographies thématiques et dynamiques (démographie, religions, langues, matières premières, sources d’énergie, agriculture, etc.), nous dote d’une connaissance mise à jour en permanence qui rend caduque l’information récoltée sur place auprès d’autochtones. Cet effacement de l’ailleurs est sans doute l’une des causes de l’assèchement du genre littéraire dit « utopique » et de son remplacement par la science-fiction, qui prospecte du côté de Mars après la Lune, ou se projette en l’an 3000… Sans ailleurs, plus d’utopie, sans ailleurs, moins de voyage, cela est lié à notre condition d’humain qui, en fin de compte, ne se découvre qu’en découvrant l’autre en lui.
Le pont du Gard ! Dans ce livre on aura déjà traîné à Fontainebleau et croisé quelques hauts lieux (pas tant que cela, à vrai dire) mais cette fois c’est un monument historique à part entière qui est lâché, et l’un des plus visités de France : ce qui serait à interroger ici, c’est, bien sûr, la fonction des lieux emblématiques dans la constitution d’un imaginaire national, je pense par exemple à ces photos en noir et blanc dont les compartiments des trains s’ornèrent jusque vers les années 1970, mais le pont du Gard, que je suis à peu près sûr d’avoir vu, en couleurs cette fois, sur les murs des salles de classe et aussi, bien sûr, sur des timbres-poste, dépasse de loin la nomenclature au fond assez déployée des sites remarquables, se situant à un niveau de célébrité qui n’est guère dépassé que par la tour Eiffel ou le Mont-Saint-Michel.
- 1.
Parmi les « classiques » de cette riche littérature : Gilbert Chinard, l’Exotisme américain dans la littérature française au xvie siècle, Paris, Hachette, 1911, et l’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française du xviie et du xviiie siècle, Genève, Droz, 1934 ; Geoffroy Atkinson, les Relations de voyages du xviie siècle et l’évolution des idées, Paris, Champion, 1924 ; Pierre Martino, l’Orient dans la littérature française au xviie et xviiie siècle, Paris, Hachette, 1906 ; Marie-Louise Dufrenoy, l’Orient romanesque en France 1704-1789, Montréal, Beauchemin, 1946 ; et Pierre Jourda, l’Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand. Le romantisme, tome I, Paris, Boivin, 1938.
- 2.
J’ai développé ces points dans mon libelle, le Voyage contre le tourisme, préface de Marc Augé, Paris, Eterotopia France, coll. « Rhizomes », 2014.