L'invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt
Un tel personnage attendait une biographie à la hauteur de ses aventures, la voilà. Très bien écrit et documenté, cet ouvrage brasse large, on y apprend mille et une choses sur la vie et l’œuvre de cet encyclopédiste, comment il travaille, explore, voyage, rédige, publie, gagne sa vie, mais aussi on y rencontre les « puissants » qui financent ses expéditions tout comme ses lectrices et lecteurs qui, de ses textes, font leur miel. Une biographie « totale » pour un savant qui a décloisonné les disciplines qui commençaient alors à se constituer en domaine réservé.
Alexander von Humboldt (1769-1859) appartient à l’aristocratie prussienne aisée et bien en place, ce qui va faciliter ses études (d’abord en droit pour satisfaire la demande familiale, puis dans toutes les sciences…) et lui assurer un viatique, parfois modeste, qu’il complétera par une charge auprès du roi de Prusse ou d’un financement accordé par un mécène anglais ou russe selon le voyage projeté et sa mission. Ce n’est pas plus un homme d’argent que de pouvoir, c’est un savant indépendant à l’affût de toutes les découvertes. Aussi lit-il énormément, sur tous les sujets, en diverses langues, et entretient une imposante correspondance (dans les dernières années de sa longue vie, il recevait cinq mille lettres chaque année et regrettait que le télégraphe ait autant tardé à être mis au point).
Alexander dispose d’une implacable mécanique intellectuelle, agrémentée d’une mémoire phénoménale, et ce jusqu’au soir de son existence. Enfant, il observe la nature environnante, dessine, note, cherche, herborise, collectionne les instruments de mesure, se passionne pour les « sciences naturelles » et rêve de devenir un « naturaliste » aussi bien versé en botanique qu’en zoologie, sans oublier la géologie et la climatologie… Le volcan et son mystère (est-il « vivant » ? comment naît une éruption ? avec quels effets sur la terre et sur les océans ? y a-t-il une « chaîne » volcanique mondiale ?) le préoccupent à tel point qu’il grimpe en haut du Chimborazo (dorénavant en Équateur), à six mille quatre cents mètres d’altitude ; cet exploit physique s’avère aussi un exploit scientifique, Humboldt ayant consigné l’ensemble de la faune et de la flore rencontrées en cours de route.
Ces cinq ans (1799-1804) passés en Amérique vont nourrir ses premiers livres (Essai sur la géographie de plantes, 1807 ; Tableaux de la nature, 1808 ; Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique, 1810-1813) et formuler ses premières découvertes (les isothermes, l’enchaînement des causes et des effets, le dérèglement climatique par les activités humaines, tout comme la déforestation, etc.). Il s’installe à Paris et fréquente les salons et les hauts lieux de la culture scientifique (Cuvier, Monge, Laplace, Chaptal, Lamarck et surtout Arago, qui fut peut-être davantage qu’un ami…), puis, espérant un soutien pour se rendre en Inde et gravir l’Himalaya, à Londres où il est élu à la Royal Society. Sa dénonciation des conditions de vie des populations autochtones imposées par les conquérants occidentaux lui ferme la porte de la Compagnie des Indes.
Ses œuvres inspirent aussi bien Coleridge que Wordsworth et contribuent à « voir » autrement la nature. Infatigable vulgarisateur, il cultive également de nombreuses amitiés de nature différente, avec Goethe (le maître et le complice), Jefferson (à qui il reproche l’esclavagisme), Bolivar (avec qui il dénonce le colonialisme). On sait qu’Emerson et Thoreau le lisaient, tout comme il déclenche les vocations de Darwin, de Haeckel (qui invente le mot « écologie » en 1866) et de Marsh, ce qui nous vaut trois magnifiques chapitres passionnants.
En 1829, il peut enfin repartir sur les routes, cette fois en Russie où il dévore seize mille kilomètres, affronte le froid sibérien et observe une nature saccagée par l’avidité et l’ignorance des hommes. Il se tait, du moins un temps, sur l’extrême pauvreté des paysans attachés aux terres qu’il traverse. Ce long périple se trouve relaté dans Fragments de géologie et de climatologie asiatiques (1831) et Asie centrale : recherches sur les chaînes de montagnes et la climatologie comparée (1843). De retour à Berlin, il donne des conférences gratuites et ouvertes à tous (y compris aux femmes, ce qui est une première), voit régulièrement son frère Wilhelm (après une carrière diplomatique, ce dernier se consacre aux langues, qui doivent, comme la nature, être comprises comme un environnement où chaque élément interagit avec les autres ; en plus des langues européennes, il apprend le sanscrit, le chinois, le japonais, le malais, les langues polynésiennes…) et se met à rédiger Cosmos (cinq volumes, publiés entre 1845 et 1862, et traduits en une dizaine de langues). Pour son enterrement, le deuil ne fut pas seulement national mais international, sa popularité n’ayant alors pas d’équivalent. Qui à présent s’en soucie ? Il est temps de le (re)découvrir.
Thierry Paquot