L’urbanisation planétaire, avec et sans villes…
Coup de sonde
L’urbanisation planétaire, avec et sans villes…
À propos de…
Michel Lussault, l’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Le Seuil, 2007, 364 p., 24 €.
Élisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony (coordonné par), Vies citadines, Paris, Belin, 2007, 268 p., 25 €.
Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet, Laurence Roulleau-Berger (sous la dir. de), Villes internationales. Entre tensions et réactions des habitants, Paris, La Découverte, 2007, 326 p., 32 €.
Véronique Dupont et Djallal G. Heuzé (sous la dir. de), la Ville en Asie du Sud. Analyse et mise en perspective, Paris, Éditions de l’Ehess, coll. « Parusàrtha », 2007, 438 p., 38 €.
Richard Ingersoll, Sprawltown. Looking for the City on its Edges, Princeton, Princeton Architectural Press, 2006, 182 p.
Marie-Flore Mattei et Denise Pumain (coordonné par), Données urbaines n° 5, Paris, Anthropos, coll. « Villes », 2007, 384 p., 49 €.
Mike Davis, le Stade Dubaï du capitalisme, traduit de l’anglais par Hugues Jallon et Marc Saint-Upéry, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, 90 p., 8 €.
Qu’il réside dans un hameau, un village, un bourg, une ville ou une mégalopole, le terrien est tout autant spatialisé. Non seulement, il ne peut pas ne pas se spatialiser, c’est-à-dire se doter d’un territoire qu’il construit, dont il prend soin et qui, en retour, l’accueille mais il ne cesse de spatialiser ses diverses activités réelles et virtuelles. Le géographe Michel Lussault, en un brillant et exigeant essai théorique, expose les fondements d’une géographie existentielle, pour autant qu’exister revient à placer, à se placer et à se déplacer.
Cette hiérarchisation des distances est constitutive d’une culture. L’exemple qu’il commente de Rosa Parks, cette femme noire qui ose s’asseoir dans la partie du bus réservé aux Blancs, en 1955, aux États-Unis, inaugure une « lutte des places » aux conséquences politiques. Le mouvement pour les droits civiques s’affirme au cours d’une « grève des bus » qui dure plus d’une année à Montgomery et correspond bien à une guerre spatiale. De même, explique Lussault, le tsunami de 2004, par sa médiatisation planétaire, constitue un « fait spatial total » qui oblige les pouvoirs nationaux et locaux, les organisations non gouvernementales, les institutions internationales à réagir, souvent dans une précipitation contraire au cas par cas qu’exige une telle situation tragique.
Après cette théorie générale de la dimension spatiale des sociétés, l’auteur insiste sur le passage « de la ville à l’urbain », qui marque notre époque, et s’interroge : pourquoi « la ville » a-t-elle émergé et pourquoi ces villes sont-elles dorénavant submergées par un urbain généralisé et « sans figure » ? La ville formait un tout à peu près cohérent délimité par son enceinte fortifiée ; avec l’urbain, les frontières deviennent intérieures (bidonvilles, ghettos, quartiers sécurisés…), ce qui brouille sa morphologie spécifique comme ses représentations.
Pour tenter de définir l’urbain, Michel Lussault suggère quinze caractéristiques – comme la mobilité résultat et opérateur de l’urbanisation, le para-urbain (activités touristiques et sportives…) et le méta-urbain (essentiellement les transports) qui se combinent dans l’urbain, les organisations urbaines sont de fait multiculturelles et multiethniques, etc. –, qui ont le grand mérite de lui donner un réel contenu rendant caduque le mot « ville » et appelant à territorialiser les pratiques politiques, à repenser les cartographies des habitants – eu égard à leurs manières de vivre et de travailler, leurs conceptions de la famille et des relations sociales, leurs mobilités. Ces outils conceptuels demandent à être confrontés aux réalités observées, je pense au tourisme urbain de masse (on annonce deux milliards de touristes en 2010 !) qui génère une architecture standardisée (hôtels, aérogares, musées…) et un urbanisme ségrégatif banalisant les lieux et ne mêlant pas les populations…
Plusieurs ouvrages collectifs récents décrivent l’urbanisation des mœurs à l’œuvre à l’échelle mondiale sans toutefois discuter les diverses théories en présence. Celle-ci est-elle inéluctable et irréversible ? Un exode urbain résultant d’un équipement des campagnes et d’une revalorisation du travail agricole n’est-il pas envisageable ? La ville se dilue-t-elle inexorablement dans l’urbain ? Les modes de vie s’uniformisent-ils ? La mondialisation des industries du bâtiment, des matériaux de construction et des réseaux produira-t-elle un même cadre de vie ? Bref, peut-on imaginer une résistance, un alter-urbanisme, à ces processus si puissants ?
La recherche d’une « bonne » ville
Avec Vies citadines, un groupe de géographes spécialisés dans les villes du Sud, principalement d’Afrique et d’Amérique latine, montre la vie ordinaire des citadins à partir d’actions qui leur sont communes dans le principe et souvent différentes dans leurs modalités et leurs expressions. Les titres de chapitres sont significatifs : « Mobiliser », « Voisiner », « Bouger », « Parler », « Détourner », « Fêter », « Flâner », « Mémoriser »… Le texte mêle une écriture collective impersonnelle et peu aérée à des « éclairages » rédigés par un auteur ou deux. Cela confère au volume une tonalité curieuse qui hésite entre une certaine neutralité prétendue « scientifique » et l’habituelle langue des rapports.
Les auteurs, qui connaissent très bien leur terrain, le comparent à d’autres et évitent ainsi de généraliser de manière abusive leurs conclusions. Ils offrent au lecteur des résultats à discuter, des hypothèses en cours d’élaboration, une géographie ouverte aux interprétations divergentes et aux changements incessants qui « travaillent » la quotidienneté des citadins. Ils s’adressent plus timidement aux autres champs disciplinaires (l’histoire urbaine du xxe siècle, la philosophie de l’urbain) et à d’autres « vies citadines », européennes et nord-américaines, par exemple. Cet ouvrage commence par une discussion de la notion de « fragmentation » à la mode chez les géographes et les sociologues, sans vraiment conclure : apporte-t-elle un plus à la compréhension du fait urbain ? (À mon avis, ce dernier n’étant pas un « tout », ne peut se fragmenter…) Il se poursuit par plusieurs « arrêts sur images » souvent originaux, qui montrent l’hétérogénéité des situations et leur incroyable variété, sans éviter toutefois des raccourcis historiques ou des transferts incontrôlés de notions comme celle d’« espace public », bien spécifique à l’Occident. L’urbanisation est planétaire, comme ces regards le confirment, mais ses modalités sont différentes et parfois contraires.
Nous défendons, revendiquent les auteurs, l’idée selon laquelle c’est aussi au travers de détournements d’usages ou de normes, que la ville se construit, par l’affrontement ou la négociation entre figures de la marge et de l’autorité instituée […]
Justement, on aimerait davantage d’illustrations de ces nouvelles pratiques ou de ces contestations et luttes ! Les auteurs se refusent au catastrophisme et trouvent dans la flânerie, la fête, les plaisirs simples que la ville offre parfois aux « gens de peu » des raisons de croire en une urbanité renouvelée.
Entre la vision apocalyptique d’un urbain à deux faces – d’un côté, le bidonville cerné par des vigiles armés et des gated communities surprotégées et étanches, et, de l’autre, cet éloge de la marginalité –, il est à parier que la vérité est ailleurs. Peut-être « entre tensions et réactions des habitants », pour reprendre le sous-titre d’un autre opus collectif au titre plat et inadapté de Villes internationales. Cette notion de « ville mondiale », élaborée par Oswald Spengler1 puis transformée en « ville-monde » par Fernand Braudel2, est utilisée ici afin de rendre compte de la place des agglomérations disproportionnées du Sud dans le processus de globalisation du capitalisme. Et contrairement à une idée reçue, le Sud ne subirait pas passivement une globalisation activée par le Nord. En cela, cet ouvrage est éclairant.
La plupart des contributions, expliquent les éditrices, mettent l’accent sur les répercussions des politiques de l’emploi, politiques migratoires et politiques urbaines influencées par l’internationalisation sur les positions sociales et les prises de position publiques des habitants affectés par ces changements.
Chaque ville – au Nord comme au Sud – cherche à tirer son épingle du jeu et se soumet à « l’urgence esthétique » qui la contraint à se remodeler « en fonction du désir de consommation visuelle ». Ce marketing urbain ne laisse pas indifférents
les minorités ethniques, les travailleurs de l’informel, les voisinages et quartiers encore populaires – qui jouent aussi cette partition, avec leurs moyens et dans la double contrainte de conformité (d’apparence) et d’adaptation coûteuse à ces logiques de restructuration.
La « bonne » image de la ville entraîne les édiles et leurs partenaires financiers dans d’aventureuses opérations urbaines (aménagement portuaire, reconquête des berges d’un fleuve, restructuration d’un ancien quartier, percées autoroutières, etc.) dont l’issue n’est pas toujours celle espérée. À chaque fois, des populations à la situation économique précaire sont déplacées par ces travaux et éloignées du cœur urbain, ce qui accroît considérablement leurs difficultés.
Les villes internationales, notent les éditrices, deviennent les théâtres de luttes pour la reconnaissance sociale et civique […]
Mais est-ce si nouveau et si lié à la globalisation ?
Les villes internationales, écrivent-elles de façon inutilement ésotérique, produisent des grammaires de l’honneur et du déshonneur qui vont varier selon les contextes sociétaux ; ces grammaires ne cessent de se redéfinir quand se diversifient les mondialisations économiques et culturelles et que semblent s’accentuer les risques.
D’« une » globalisation, on passe à « des » mondialisations sans argumenter, alors même qu’il s’agit précisément de la conquête de la sphère culturelle par l’économie globalisée qui ainsi la mondialise…
Chaque article concerne une ville – ou plus exactement une mégapole –, Istanbul par Jean-François Pérouse (mais pourquoi invente-t-il « un désir d’internationalité » qui n’apporte rien à la démonstration puisque le propos vise l’effet-Dubaï revendiqué par la municipalité et visiblement impossible à atteindre ?), Mumbaï par Djallal G. Heuzé (riche article qui montre comment l’exclusion des pauvres « est devenue un axe des politiques de toutes les grandes villes du sous-continent », quitte à cautionner des « opérations criminelles »), la banlieue de Tokyo, par Kazuhito Yatabe (très originale analyse d’un thème peu abordé, « la banlieue fantasmagorique » de cette énorme conurbation de 32 millions d’habitants, qui s’inspire de la suburb états-unienne où règne « une sociabilité froide » résultant d’un territoire en kit, « prêt-à-vivre » note ironiquement l’auteur) ou encore Caracas qu’examine Pedro José Garcia (où la débrouille participe aussi à la privatisation des services…).
Deux articles dressent le bilan d’événements internationaux, Barcelone après les jeux Olympiques et l’installation de migrants qui la colorent autrement et Lisbonne qui n’a pas su bénéficier des retombées urbanistiques de l’Exposition universelle. Marseille, Beyrouth, Naples et Jérusalem sont également convoquées à cet examen critique bien documenté. L’article de Laurence Roulleau-Berger est remarquable : « Les oubliés de la mondialisation à Shanghai et Pékin : captivités et résistances des migrants peu qualifiés sur les marchés du travail urbains. »
Les migrants peuvent se rassembler, observe-t-elle, en fonction de leurs appartenances provinciales dans des niches économiques ; ils peuvent aussi produire diverses petites activités, comme par exemple la vente à la sauvette, le ramassage des ordures ou la livraison de l’eau potable à domicile, ou encore se mobiliser dans la production de micro-espaces économiques peu légitimés, comme certains marchés, par exemple où naît de la « petite production urbaine ». […] Dans ces mondes de la petite production (souvent liés aux mondes de la grande production) naissent des cultures de l’aléatoire à partir de la diversité des expériences individuelles construites dans les situations de précarité et des compétences collectives élaborées dans la gestion de situation d’urgence et d’incertitude. […] Les mondes de la petite production urbaine dans les mégalopoles chinoises s’appuient sur des pratiques mineures singulières, plurielles, microbiennes, qui révèlent les migrants à la fois dominés mais capables d’inventions […].
Le commerce des villes
Ces quatorze contributions sociologiques de bonne tenue n’embrayent pas assez sur l’économie, alors même qu’elles étudient les relations entre la globalisation, l’urbanisme sans frontière et passe-partout (c’est-à-dire adapté nulle part !) et les réactions des habitants. C’est également l’objet de la Ville en Asie du Sud, ouvrage coordonné par Véronique Dupont, spécialiste de New Delhi, et Djallal G. Heuzé incollable sur Mumbai (Bombay). La première retrace la longue histoire du « nettoyage » (entendre l’éviction des slums ou bidonvilles) des villes indiennes, depuis l’indépendance en 1947 à l’orée du xxie siècle.
Exclus de la ville légale, conclut-elle, du fait des insuffisances des politiques de planification et de logement envers les populations les plus défavorisées, puis de la ville centrale à travers les opérations de délocalisation dans des périphéries de plus en plus distantes, les habitants des bidonvilles de Delhi voient à présent leur accès à la ville menacé, comme conséquence des opérations intensifiées de démolition de leur habitat et de la remise en cause par le judiciaire de l’obligation de réinstallation des familles affectées.
Ainsi, chaque acquis d’une lutte reste provisoire, le combat n’est jamais terminé. Comment dans ces circonstances pouvoir améliorer son habitat ? La sécurité foncière est un des éléments du droit au logement à Delhi, comme ailleurs. Le second auteur, Djallal G. Heuzé, s’attarde sur la violence dans le processus d’urbanisation et l’analyse en prenant le cas de Mumbai sur deux siècles. Sa forme est-elle « violentogène » s’interroge-t-il, répondant que cette agglomération en cul-de-sac est violente aussi pour d’autres raisons : sa croissance démographique, les oppositions entre communautés religieuses, la présence d’une maffia, d’une administration corrompue, de flics ripoux, la crise économique, les bidonvilles gigantesques, les fortunes indécentes et les misères insupportables, etc.
Il remarque qu’« on y tue dix fois moins qu’à Bogotá et cinq fois moins qu’à Los Angeles » et que des violences inédites apparaissent, comme les supari (contrats pour meurtre) et les attentats à la bombe.
La ville, constate-t-il, porte des rêves hors mesure pour la plupart de ses habitants.
Ces frustrations nourrissent la violence endémique3, que l’État relaie en exacerbant les « passions collectives » (c’est-à-dire ?).
Karachi n’est pas épargnée par la violence, et l’étude de Michel Boivin vise à une typologie de cette violence dans un cadre urbain, où les organisations non gouvernementales sont instrumentalisées par des mouvements islamiques et parfois islamistes, dont la principale activité est le prosélytisme en échange d’aide de survie (au moins la moitié des habitants résident dans les bidonvilles). L’article de Philippe Haeringer qui réagit à l’article de Giulia de Ponte sur la désindustrialisation et la précarisation à Kunpur (Inde), quelque peu déroutant, pointe un problème qui va se généraliser, l’hiatus entre les destins d’une population et d’une économie d’un même territoire.
Si la référence au territoire rural environnant semble avoir vécu en même temps que le monde du travail ouvrier – qui lui servait paradoxalement de révélateur –, le territoire, affirme-t-il, a néanmoins pris de l’importance dans la thématique politique et sociale, mais c’est du territoire urbain qu’il s’agit à présent. Accompagnant le changement économique, une mutation plus « culturelle » se joue en effet, alimentant encore la thèse du rejet : le référent travail/emploi, jadis omniprésent, cède la vedette au référent territorial. Toute la vie sociale, les affiliations politiques et sécuritaires, voire le jeu des alliances à l’échelon municipal, tout confirme ce transfert d’intérêt. On ne se bat plus pour l’emploi, car l’emploi salarié attaché à un statut enviable, cet objet venu d’ailleurs, est devenu rarissime, même dans la fonction publique. […] On se bat désormais pour des questions d’habitat, de droit au sol, d’intérêt de quartier, d’environnement physique, questions qui trouvent encore des interlocuteurs extérieurs parce que l’espace urbain, et sa gestion technique, relèvent toujours de structures importées.
Une autre forme d’urbanisation, qui renforce l’urbain au détriment des villes (par définition, « compactes »), est l’étalement. Richard Ingersoll invente un oxymore, sprawltown (« la ville étalée »), et en un essai alerte et drôle – mais souvent trop rapide et trop complaisant avec la mode – visite ce nouveau lieu dans lequel les habitants s’organisent, se cultivent, s’entraident et se préoccupent même de l’environnement ! La proximité et le dialogue – deux traits de la ville – sont remplacés par la mobilité et le monologue, l’architecture devient logo, le shopping l’emporte sur le commerce, le tourisme se fait passer pour une pratique culturelle, bref, la sprawltown semble concilier les inconciliables. Le plaisir de provoquer n’empêche pas l’auteur de tomber dans un nouveau conformisme, celui de « l’hypermodernité heureuse ».
Très sérieuse, neuve, ouverte, cette nouvelle livraison de Données urbaines fait le point sur de nombreux thèmes : le zonage, la gouvernance, l’insécurité, la nuit, les mobilités, le choix résidentiel, les activités économiques, l’environnement…À chaque fois, l’austérité du sujet est contrebalancée par une approche originale ou une conclusion inattendue. Emmanuel Redoutey avec « La ville comme marché du sexe » – il évoque les « loisirs sexuels » et les « sexualités récréatives » –, Jean-Luc Le Toqueux avec « Ségrégation ou mixité socio-spatiale : de quoi parle-ton ? » – il invite à la précaution dans la délimitation des territoires étudiés et dans le maniement des statistiques –, ou encore Frédéric Gilli avec « Cyclicité et localisation de l’emploi francilien » – où les emplois se créent à l’échelle de la grande région urbaine –, renouvellent les débats et démontrent à quel point les villes et l’urbain s’obstinent à s’inscrire dans l’histoire, en se métamorphosant.
Enfin, Mike Davis visite Dubaï et nous offre un désopilant reportage, à la fois moqueur et grave. Moqueur, car il s’étonne des ambitions démesurées de cheikh Mohammed El Maktoum, qui pense à l’après-pétrole et dope son désert – car il en est le propriétaire ! – en projets exubérants dignes du Livre des records : la plus haute tour (plus de 800 m), les hôtels les plus luxueux (5 000 dollars la nuit pour un sept étoiles !), le centre commercial le plus vaste, les loisirs les plus insolites (un Dubailand deux fois plus grand que Disney World en construction et déjà une piste de ski !), le festival du Shopping, la construction de la « cité des échecs » (en forme d’échiquier, of course), un village de la santé (succursale d’Harvard) pour patients fortunés, etc. Grave, car cette ville artificielle, bâtie sur la mer et sur le sable, bénéficie, depuis le 11 septembre 2001, de nombreux placements saoudiens, iraniens et de riches habitants du Golfe, sans oublier la gestion d’une partie des avoirs d’al-Qaida, et attire une clientèle riche et totalement déterritorialisée qui consomme pour consommer (des marchandises de luxe, mais aussi des prostituées russes !) et une main-d’œuvre principalement asiatique asservie, sous-payée et sans aucun droit. Ce court texte, à l’écriture vive et à la documentation indiscutable, est une fable sur l’urbanisation planétaire. Construisons-nous une terre urbaine diverse, ouverte, parfois pauvre mais décente ou bien un puzzle urbain géant aux pièces disparates dont seules quelques-unes s’articulent entre elles formant un îlot surprotégé ? Dubaï – et ses clones – préfigure une société sans société, c’est-à-dire une collection d’individus sans aucune autre individualité que celle du marché. L’enjeu est là : les villes sont avant tout des lieux d’échanges, de tous les échanges, pas seulement marchands !
Thierry Paquot*
Librairie
Myriam Revault d’Allonnes, L’HOMME COMPASSIONNEL, Paris, Le Seuil, 2008, 103 p., 10 €
Le constat et le diagnostic s’imposent : la compassion a investi le domaine politique. C’est ce que nous montrent avec évidence les discours des responsables politiques et leurs adresses au peuple souffrant ; c’est ce que signale également un combat tel que celui des Enfants de Don Quichotte, qui mobilisent délibérément la pitié pour contraindre à l’action. On peut légitimement s’interroger sur l’efficacité de la posture compassionnelle. Mais d’autres questions sont bien plus fondamentales : que signifie un tel investissement ? Que nous apprend-il sur le rapport que nous entretenons, en tant qu’individus démocratiques, à la politique et à l’action ? Pour affronter ces problèmes, il est nécessaire de dépasser le simple questionnement sur l’instrumentalisation politique des affects, qui identifie la rationalité politique à une rationalité technique. L’enjeu est ailleurs : il s’agit de penser le « socle existentiel » de la politique, et en l’occurrence le sens que peut prendre l’installation de la souffrance en son cœur.
En abordant ce phénomène dans la double perspective de l’avènement moderne de la sensibilité démocratique et des formes nouvelles de la vulnérabilité, Myriam Revault d’Allonnes entreprend d’évaluer la juste place de la compassion dans notre existence politique. En réinvestissant, à partir de la situation singulière qui est la nôtre, les pensées de Rousseau, de Tocqueville, ou encore de Hannah Arendt ou d’Axel Honneth, elle montre que le rôle de la compassion en politique ne peut être qu’ambivalent. D’un côté en effet, le spectacle de la souffrance est toujours susceptible de provoquer un excès d’émotion et une incapacité d’agir ; mais d’un autre côté, l’insensibilité, comme négation du rapport à l’autre, est proprement antipolitique.
La réflexion anthropologique ne peut faire l’économie d’une pensée de la compassion. Cette pensée peut-elle être pour autant directement transposée dans le domaine politique ? L’homme compassionnel a-t-il les attributs du zôon politikon (du « vivant politique ») ? Est-il doué de capacité politique ? Car celle-ci implique plusieurs éléments : l’accession à la dimension de la reconnaissance, la possibilité de l’action collective effective, ainsi que la fondation des exigences de la justice et de la liberté. À cet égard, l’investissement massif de la compassion dans l’espace politique est le signe d’une grande confusion. La compassion en effet ne peut acquérir de rôle proprement politique sans une élaboration : le rapport politique aux autres nécessite de prendre en compte la « bonne distance » qui rend possible la reconnaissance et la constitution d’un espace public d’apparition. Cette bonne distance ne se donne pas sans médiations, mais elle ne peut être non plus simplement le résultat d’un combat de la raison contre les affects ; elle exige que la compassion soit rendue politiquement pertinente par l’intervention de l’imagination. La compassion ne peut être directement « précipitée dans l’espace public » car, sans l’imagination du semblable, elle ne mène ni à la solidarité ni au sens de la justice. Elle peut sans doute être considérée à juste titre comme
le socle et le signe « pré-politique » de notre humanité. [Mais le] problème apparaît quand la pitié – compassion pervertie – envahit le champ entier de la politique et se donne à la fois en spectacle et en discours jusqu’à annihiler le souci proprement politique de la liberté.
Celui qui s’adresse aux hommes sous la modalité de la cosouffrance les maintient donc finalement au niveau de leur existence purement sensible ; en offrant l’image de la préoccupation, de l’intérêt pour la misère, il ferme du même geste la porte de l’existence politique, celle du vivre-ensemble, où l’intérêt n’a de sens que s’il renvoie à l’inter esse. Une telle posture tend donc à dépolitiser les individus en faisant du peuple souverain une masse souffrante.
Mais cette difficulté à accéder à la capacité politique se trouve redoublée par la mise en spectacle de la souffrance. À la différence de ce qui a lieu dans la tragédie grecque, le spectacle offert par nos médias n’est pas fictif. Si la compassion demande des médiations pour être « politisable », la médiation du pur spectacle ne semble pas apte à remplir ce rôle. Car le « souffrir-avec » (qui est en l’occurrence un « souffrir-devant ») ne permet pas à lui seul l’entrée dans l’action : il reste à élaborer l’émotion, pour éviter à la fois le risque de la paralysie et celui de l’accoutumance.
Il s’agit donc avant tout de ne pas oublier que l’individu politique (citoyen ou responsable politique) doit être un homme agissant bien plus qu’un homme souffrant. Si la compassion est le « ressort anthropologique de la reconnaissance du semblable », elle n’a pas par elle-même de « pertinence politique ». Celle-ci ne peut s’établir que par le biais des institutions qui, intégrant l’imagination du semblable, expriment la capacité de l’existence collective à la justice et à la liberté.
Dans ce livre, Myriam Revault d’Allonnes poursuit donc son œuvre de philosophie politique et sa réflexion sur les articulations possibles du politique et de l’anthropologique. L’anthropologie ne peut pas être directement politique : les « caractéristiques » de l’individu humain ne sauraient être immédiatement exprimées ou prolongées dans l’espace public de l’action. Il ne s’agit donc pas d’établir une définition de l’homme – de sa nature – pour penser ensuite son devenir politique, mais plutôt d’approcher ce qui dans l’existence politique se dit de l’humanité. En interrogeant les manières plurielles dont les affects et les passions sont politiquement pensables, son optique n’est ni simplement moderne (au sens où les affects seraient à gérer, utiliser ou encore transformer), ni simplement classique (au sens où il s’agirait de regarder le politique du haut d’une raison normative et surplombante). Ce qui est résolument pris en charge, c’est le pari que représente une approche phénoménologique de la politique : en se situant à même la phénoménalité politique, saisir ce qui de l’humain s’y manifeste. L’Homme compassionnel est un ouvrage philosophique : de ceux qui nous aident vraiment à comprendre ce qui nous arrive.
Carole Widmaier
Serge Audier, LÉON BOURGEOIS. Fonder la solidarité, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2007, 126 p., 10 €
À une époque où on préconise souvent la recherche d’une voie supérieure entre libéralisme et socialisme, la doctrine solidariste de Léon Bourgeois peut apparaître comme un Deus ex machina bien utile. En effet, ce juriste et homme politique français de la IIIe République a su donner une philosophie aux radicaux, « parti politique qui était en voie de formation et qui cherchait un drapeau » d’après Charles Gide et Charles Rist, avec la publication du manifeste Solidarité en 1896. Pour Léon Bourgeois, le solidarisme consiste en la recherche d’une opinion « non pas intermédiaire, mais supérieure », car il permet d’éviter les écueils du libéralisme qui mènerait à la loi du plus fort et du socialisme qui mènerait à la privation des libertés individuelles. Le solidarisme est basé sur la dette de l’individu envers l’association humaine, car dès sa naissance, afin de jouir de sa liberté, il doit remplir son devoir de solidarité envers les autres.
Pourtant, le solidarisme est actuellement peu reconnu comme possible voie supérieure au libéralisme et au socialisme, on lui préfère l’idée de « socialisme libéral ». Il s’agit d’une qualification que ne repoussait pourtant pas Léon Bourgeois à propos de sa propre doctrine, même si l’association des deux termes ne peut réellement convenir à une théorie qui souhaite les dépasser. Dans son précédent ouvrage4, Serge Audier ne consacre d’ailleurs que quelques lignes au solidarisme et affirme que « Sabatier en portant “la solidarité sur le terrain du droit social”, anticipe Léon Bourgeois », tirant ce jugement de l’introduction du sénateur Maurice Faure à l’ouvrage de Camille Sabatier : le Morcellisme (1907). Une lecture attentive du texte de Camille Sabatier nous apprend qu’il est un des initiateurs de la Ligue de la petite propriété, proche parente du solidarisme (Léon Bourgeois en faisait partie) dont le manifeste date du 8 février 1896, soit l’année de la publication de Solidarité et propose la même double opposition : « La liberté et la Justice ne sont point inconciliables. » Cependant la Ligue cessa rapidement en mai 1898, Camille Sabatier en ayant précipité la fin en édictant la Doctrine sociale de l’extrême gauche morcelliste, confortée par la publication en 1905 d’un ouvrage le Socialisme libéral ou Morcellisme dans lequel il prône la fin du salariat et la mise en place de coopératives de consommation substituées au commerce capitaliste, s’écartant de la pensée de la Ligue, du solidarisme et même du socialisme libéral, pour rejoindre le socialisme coopératiste.
Dans le présent ouvrage, Serge Audier redonne toute sa place au solidarisme. Léon Bourgeois y est considéré non pas comme l’initiateur isolé du mouvement, car d’autres auteurs tels que Charles Renouvier ou Alfred Fouillée en sont également à l’origine, mais comme l’artisan d’une synthèse théorique aux conséquences effectives. Une synthèse qui s’inscrit dans le mouvement de « socialisme libéral » et dont les aspects pratiques se retrouvent tant dans le domaine de l’éducation que dans celui de la prévoyance sociale. Avec le passage consacré à l’éducation, Serge Audier rappelle une controverse intéressante par son actualité au sujet de l’autonomie de l’université (thème du numéro de décembre). Face à la crainte de certains républicains de voir l’université retrouver ses privilèges d’antan, Léon Bourgeois rétorque que
dans notre société démocratique, il ne peut plus s’agir de privilèges et nul ne songe à rétablir ces corps fermés à juridiction particulière, enclos dans leurs murailles et formant des villes dans les villes et des États dans l’État,
mais seulement si l’État garde la « haute direction » des études, des dépenses… En ce qui concerne les conséquences pratiques liées à la prévoyance sociale, on peut citer l’instauration d’un impôt progressif, la législation relative aux retraites ouvrières ou à l’assurance contre les risques de la vie.
Serge Audier termine son ouvrage avec la dimension universelle du solidarisme :
Si Bourgeois ne cesse de valoriser la nation, il souligne aussi la nécessité d’ouvrir celle-ci à un horizon plus large, même dans le domaine social.
Délégué français aux conférences de La Haye de 1899 et 1907, il sera un des principaux artisans de la création de la Société des Nations dont il deviendra le premier président du conseil, un parcours, se plaît à souligner Serge Audier, qui entraîne le républicanisme de Bourgeois loin de l’hexagonalisme dans lequel l’invocation actuelle de l’idée républicaine se complaît trop souvent. Ce parcours sera récompensé par le prix Nobel de la Paix le 11 décembre 1920. Comme le rappelait le juriste Georges Scelle en 1932 :
Le phénomène de solidarité déborde les sociétés étatiques pour former les sociétés internationales.
La solidarité reste aujourd’hui le leitmotiv républicain français, mais également la perspective nécessaire d’une société internationale toujours en devenir.
Olivier Amiel
Robert Chapuis, SI ROCARD AVAIT SU… Témoignage sur la nouvelle gauche, Paris, L’Harmattan, coll. « Des poings et des roses », 2007, 20 €5
Ce livre de mémoire a, jusqu’à présent, été moins remarqué que celui de Michel Rocard6. Pourtant, on peut estimer qu’il éclaire d’une lumière révélatrice l’entretien de Michel Rocard avec G.-M. Benamou. Il s’agit de l’itinéraire d’un militant au long cours, et qui a été un grand témoin de l’engagement politique, pour ce qu’on pourrait appeler la génération Rocard. Cela commence dans les mouvements de jeunesse chrétiens (Jec) et à l’Unef pour une option décisive en faveur de la décolonisation, avec la Sfio de Guy Mollet comme repoussoir. Et puis c’est la guerre en Algérie :
J’avais vingt ans lorsque commencèrent les premiers accrochages ; sept années de guerre ont marqué durablement la jeunesse de cette époque.
À l’Unef se noue une amitié et un compagnonnage durables avec Michel Rocard. Robert Chapuis apporte un témoignage et des informations essentiels sur les mouvements, les revues, les clubs, les réseaux où se préparait le renouvellement d’une gauche ni inféodée au Pcf ni résignée aux dérives colonialistes de la Sfio. L’une des étapes décisives est l’aventure du Psu que Robert Chapuis rejoint dès 1964, et dont il devient secrétaire général en 1973, succédant ainsi à Michel Rocard. Il suit celui-ci au PS un an après :
Ce n’était pas le Psu comme je l’espérais qui se reliait au PS, c’était une forte minorité qui, après Michel Rocard, se ralliait au parti de la social-démocratie.
Robert Chapuis expose avec beaucoup de précisions, et là aussi son témoignage est nécessaire, les difficultés de la greffe de la sensibilité Psu au PS, avec Michel Rocard. Le score de François Mitterrand en 1974 (47 % face à Giscard d’Estaing) fut décisif en crédibilisant la possibilité d’une victoire de la gauche unie à une présidentielle. Il a un regard plutôt critique sur la stratégie de Michel Rocard au PS, notamment à partir du fameux discours de Nantes sur les deux cultures de la gauche et la « deuxième gauche » :
Ce moment est hautement symbolique. Il résume à l’avance l’histoire du « rocardisme » : d’une part une véritable doctrine capable de redonner du sens et de la vigueur au socialisme dans une version social-démocrate, tout en dépassant le débat du congrès de Tours (qui, en 1920, avait vu la séparation entre socialistes et communistes) ; d’autre part, une incapacité tactique, un refus d’organiser un rapport de force capable d’inscrire cette doctrine dans la réalité politique.
Il raconte la fin des années 1970, cette période cruciale où, malgré l’immense popularité de Rocard, celui-ci se fait devancer par François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1981.
À partir de 1981, Rocard se laisse prendre aux pièges de Mitterrand :
Embarrassé par une différence de génération qui rappelait trop le rapport d’un fils à son père, maladroit dans l’établissement d’un rapport de force, il s’est laissé enfermer dans tous les pièges que lui tendait celui qui se comportait plus en adversaire qu’en partenaire.
D’excellentes pages d’analyse de la présidence de François Mitterrand développent ce jugement rigoureux. Il faudrait suivre l’auteur en détail dans le témoignage passionnant qu’il donne sur la gauche au pouvoir. Mentionnons spécialement le récit sur le passage de Robert Chapuis au gouvernement Rocard comme secrétaire d’État chargé de l’enseignement technique solidement verrouillé par le duo Jospin-Allègre.
En filigrane, on suit aussi le récit des vicissitudes d’un élu local, puisque parallèlement à ses responsabilités nationales au sein du parti socialiste, Robert Chapuis fut député-maire du Teil, conseiller régional et conseiller général de l’Ardèche. Il connaît donc aussi bien de l’intérieur de parti d’élus qu’est le parti socialiste, avec ses chausse-trappes, ses alliances bizarres, sa manière d’instrumenter le débat d’idées au profit de la conquête des postes. Mais en même temps, c’est ce maillage d’élus qui constitue la permanence et l’ossature du parti socialiste.
Chronique fidèle de la vie interne du parti socialiste, de ses congrès, de ses alliances et de ses déchirures, le livre met le doigt sur l’insuffisant ancrage de ce parti dans la diversité sociale, malgré quelques tentatives comme le furent celle des assises du socialisme en 1975, et plus récemment celle des assises de la transformation sociale en 1993. Il en souligne aussi la médiocrité du renouvellement doctrinal, les adaptations étant le plus souvent des concessions opportunistes à la nécessité du moment, ou des ajustements pragmatiques, plus qu’une véritable refonte théorique. Mais si le diagnostic tant sur la nature du parti socialiste, que sur son programme ou sur sa vie interne est souvent juste, le livre butte sur la même énigme, sans cesse reprise, mais non résolue : pourquoi la deuxième gauche, qui incarnait depuis longtemps à la fois la promesse de renouvellement doctrinal, de réancrage social et de partage effectif du pouvoir (l’autogestion), n’est-elle jamais parvenue à transformer en profondeur ce parti et à lui insuffler le renouveau dont il avait besoin ? Comment a-t-elle pu n’être au total qu’une force d’appoint, le nourrissant de la compétence et de l’engagement de ses militants, mais sans parvenir à en infléchir durablement le cours ? Mieux, comment a-t-elle fini par se trouver neutralisée et instrumentée au point de devenir un courant parmi d’autres, de voir ses militants historiques écartés progressivement des responsabilités tandis qu’arrivait une nouvelle génération plus soucieuse de conquérir pour elle-même des postes de pouvoir que de transformation sociale ? Si le livre suggère ces questions, il ne s’y engage guère, laissant le lecteur faire ce chemin de réflexion, au risque de le laisser perplexe.
Il reste que l’angle d’observation de Robert Chapuis sur la gauche française à travers plusieurs décennies d’engagement politique peut donner à penser à tous ceux qui souhaitent une nouvelle montée en force de la gauche dans ce pays. La situation aujourd’hui n’est de ce point de vue ni pire ni meilleure qu’elle ne le fut souvent : les enjeux sont profondément les mêmes et les leçons du passé ne sont pas inutiles. Seront-elles entendues ?
Guy Coq et Joël Roman
Philip Roth, UN HOMME, Paris, Gallimard, 2007, 153 p.
Au sud de Newark un homme est porté en terre dans un petit cimetière juif délabré fondé par son grand-père. Parmi les présents, ses deux fils nés d’un premier mariage houleux et venus uniquement par devoir, sa deuxième épouse et leur fille qui lui vouait un véritable culte, son frère aîné, septuagénaire en pleine santé, quelques anciens collègues de l’agence de publicité new-yorkaise où il a fait une brillante carrière et certains habitants du village de retraités où il s’était installé en 2001 et à qui il donnait des cours de peinture. De son nom, nous ne saurons rien. De sa vie, il ne nous sera révélé que les différentes maladies qui l’auront scandée et qui se seront traduites par des interventions chirurgicales. Une hernie en 1942 alors qu’il n’avait que neuf ans, une péritonite deux décennies et demie plus tard, un pontage coronarien en 1989 et, enfin, une opération de la carotide qui lui sera fatale. Le petit gamin juif va rapidement découvrir que l’on « est si seul quand on a mal ».
C’est le lendemain de l’enterrement de son ami Saül Bellow que Philip Roth a entrepris la rédaction de ce récit poignant sur la maladie, la solitude et la mort. Avec le temps, expliquait-il en 2006, les biographies des gens se confondent avec leurs biographies médicales7. D’où l’histoire de ce publicitaire pour qui « échapper à la mort semblait devenir la grande affaire de sa vie, qui se résumait désormais à l’histoire de son déclin physique ».
Il y a de la rage chez cet homme qui n’est plus en possession de ses moyens, qui est assigné à résidence dans « l’attente de celui qui n’a rien à attendre » et qui se remémore certes les succès mais aussi les ratages de sa vie. Une rage qu’il avait notée, quelques années avant sa propre fin, chez un journaliste devenu à moitié paralysé et dont la femme faisait signe aux amis qui le rencontraient de ne pas lui demander de nouvelles « les jours où il touchait le fond du désespoir, ce désespoir au vitriol d’un homme luttant naguère sur tous les fronts, aujourd’hui sur aucun, qui n’est plus personne, plus rien qu’un zéro en furie, qui n’attend que la délivrance d’un coup de gomme définitif. » La vieillesse comme période d’apaisement des passions autorisant une méditation sereine sur le sens de la vie n’est pas la thèse de Roth. « Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, assène-t-il, c’est un massacre. » Quant à la maladie, elle modifie les rapports avec les proches, le narrateur finissant par prendre en grippe son frère à cause de sa bonne santé.
Emporté par cette débâcle, par cette expérience à la fois si universelle et si singulière de la finitude, l’auteur ne retrouvera un moment de paix et de plénitude qu’en retournant sur la tombe de ses parents, démarche qu’il n’avait pas effectuée depuis des années. Dans un passage d’une grande intensité, il se dit qu’ils « n’étaient que des os, des os dans une caisse, mais leurs os étaient les siens, et il s’en approcha au plus près, comme si cette proximité pouvait le relier à eux et atténuer l’isolement causé par la perte de l’avenir, recréer le lien avec tout ce qui avait disparu. […] Entre lui et ces os, l’échange était puissant, bien plus puissant, aujourd’hui, qu’entre lui et les êtres encore vêtus de chair, car la chair se dissout, et les os demeurent ».
On l’aura compris, on est loin de la jubilation de Portnoy et son complexe ou de l’ambiance tout à la fois élégiaque, ironique et provocatrice de la « trilogie de Newark » (comme on nomme généralement la série constituée par Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache). Dans son dernier roman qui vient de paraître aux États-Unis, Exit Ghost, Philip Roth met, semble-t-il, définitivement fin à la carrière de son double littéraire, Nathan Zuckerman, qu’il a fait vivre à travers neuf romans et qui se réfugie chez lui avec les seuls compagnons qu’il lui reste : « Des auteurs morts écrivant sur la mort8. » Certes, dans La bête qui meurt il avait déjà abordé directement le thème de la déchéance physique et de la disparition. Mais jamais encore ne l’avait-il fait de façon aussi frontale, aussi personnelle, que dans Un homme. Le titre américain Everyman (littéralement N’importe qui) fait explicitement référence au célèbre drame médiéval où la Mort frappe Everyman précisément au moment où celui-ci s’y attend le moins.
Avec ce livre, Philip Roth regarde en face la seule certitude qui nous soit donnée en partage : celle de mourir un jour.
Jean-Paul Maréchal
Flaubert, CORRESPONDANCE. 1876-1880 (tome 5 et dernier). Édition établie par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, avec la collab. de Jean-François Delesalle et Joëlle Robert, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, 55 €, jusqu’au 30 mars 2008
Pourquoi ne pas commencer par ce dont on ne parle jamais, le travail des typographes et maquettistes, la belle lisibilité de cette édition de la Pléiade ? Caractères fins, un garamond léger et d’un noir soutenu, avec de l’espace dans le mot et entre les mots, des interlignes larges, beaucoup de lignes de blanc, beaucoup de blanc en général. Résultat : l’œil respire. À livre ouvert, sur la double page, on peut immédiatement distinguer l’accessoire de l’essentiel, l’annulation d’une visite et la réflexion sur l’art, accélérer, ralentir, choisir, lire à grand rythme, chez soi ou dans le métro, dans le train, au café. Une réussite typographique, et la Pléiade dans sa vocation d’intelligence portative9.
À souligner également, contre les poujadistes du « texte nu, rien que le texte » : les notes sont superbes d’érudition, elles-mêmes très lisibles, se consultant sans difficulté dans la foulée, une éthique de l’information, de la référence, des sources croisées, précision des faits et contextes. Tout ce que l’édition et la presse françaises négligent souvent. Et ces notes sont régulièrement scandées par de véritables petits récits d’aventures. On peut par exemple y apprendre que l’intrigant « germinisme » est en 1877 une néologie flaubertienne, formée sur Germiny, du nom d’Eugène Lebègue, comte de Germiny, grande figure du parti catholique conservateur, conseiller municipal de Paris, marguillier de la paroisse Saint-Thomas d’Aquin, directeur de la Revue catholique et vice-président de l’Institution des cercles catholiques ouvriers, surpris et arrêté dans une vespasienne des Champs-Élysées en compagnie d’un garçon bijoutier. Le comte avait, lors de son arrestation, frappé un des agents de police. Deux mois de prison.
Il y a bien sûr des choses plus sérieuses dans ces notes. Par exemple le texte d’une phrase que Flaubert, en ami lucide, signalait à Tourgueniev :
Au commencement de la 3e colonne du 2e numéro, il y a une phrase abominable, à cause des nombreux que.
La phrase en question est extraite de la traduction d’un récit de Tourgueniev, le Rêve, publiée dans le journal Le Temps, le 21 janvier 1877 :
On eût dit qu’elle avait honte des aveux qui lui étaient échappés involontairement, ou bien peut-être n’avait-elle qu’un vague souvenir de ce qu’elle avait raconté dans le délire de la fièvre, espérant, en tout cas, que je l’épargnerais.
Ce tome 5 reste donc dans le droit fil de ce qu’est d’abord la Correspondance, un immense atelier d’écriture, avec, ici, les chantiers successifs des Trois contes puis de Bouvard et Pécuchet. C’est dans une réflexion permanente sur l’art de la littérature que le lecteur est plongé dès le début 1876, grâce aux échanges avec George Sand. Quand sa vieille amie lui demande « d’aller tout droit à la moralité la plus élevée », de la marquer clairement, le « vieux cruchard » réplique par un refus de laisser voir son opinion sur les gens qu’il met en scène, et précise que
si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux.
Il va plus loin encore, et, au reproche de rechercher la beauté pour elle-même, il répond :
Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une Vertu intrinsèque ?
Pour Flaubert, le rôle de l’écrivain est de faire parler la forme, le montage de l’œuvre ; il n’a pas à verser dans l’éditorial. Quand, dans son Histoire de la Commune, Maxime du Camp se comporte en dénonciateur d’insurgés et se fait – à très juste titre – traiter de « policier des lettres » par la presse, Flaubert conclut :
Mon vieil ami a maintenant une triste réputation, une vraie tache ! S’il avait aimé le style, au lieu d’aimer le bruit, il n’en serait pas là.
Il se heurte aussi à Zola, dont il admire l’Assommoir, et surtout Nana, tout en lui reprochant, avec Tourgueniev, de trop remuer le pot de chambre. Il a des réserves sur Balzac (sur son manque de scrupule esthétique) et quelques coups de griffes pour Dumas fils :
Comme pâte de style et tempérament d’esprit, c’est celui-là qui est commun et bas.
Flaubert reste impitoyable quand il rencontre et cite les vers « d’une âme de pion dissous dans la rhétorique », mais ne retient pas son admiration (« Quel horizon, quelle bouffée de vent ») devant l’audace prosaïque d’un verset d’Isaïe, le LII-7 de la Bible de Sacy :
Que les pieds de celui qui annonce et qui prêche la paix sur les montagnes sont beaux.
Il récuse toutes les accusations d’inhumanité, et reproche à Gertrude Tennant de s’étonner qu’il ait pu faire un conte intitulé Un cœur simple : « Douteriez-vous de mes facultés de tendresse ? » Il avait auparavant, à propos de ce conte, confié à George Sand :
[…] vous reconnaîtrez votre influence […] la tendance morale, ou plutôt le dessous humain de cette petite œuvre vous sera agréable.
Il est encore plus violent dans ses jugements sur la société. Il hait toujours le bourgeois, les masses, la démocratie (à Renan : « Je vous remercie de vous être élevé contre “l’égalité démocratique”, qui me paraît un élément de mort dans le monde ») et dit « mon larbin » en parlant de son serviteur. Mais – à rebours des clichés qui courent sur son apolitisme – il se passionne pour la crise de 1877-1879, celle qui permettra de confier la République aux républicains, et se déclare ému par les obsèques de Thiers, qui meurt à gauche. Il vomit Mac Mahon et son « coup d’État intérieur », et se réjouit quand celui-ci tombe à droite. Il hait « l’infâme parti de l’ordre », se gausse quand certains conservateurs deviennent « rouges », s’indigne quand ils font interdire des conférences sur Rabelais ou sur « la configuration géologique de la Terre », et suppriment les « assemblées de charité » qui ne sont pas assez cléricales.
Il se décrit le plus souvent comme solitaire, nageur au crépuscule, insomniaque travaillant avec violence, « ne voyant personne, ne lisant aucun journal, et gueulant dans le silence du cabinet comme un énergumène ». Mais il continue à se « dérouiller » discrètement « le braquemart » dans des séjours parisiens, et quand Tourgueniev lui offre une robe de chambre il le remercie et ajoute qu’il voudrait « être tout nu dedans et y abriter des Circassiennes ». Il reste très clair dans ses sentiments :
La mort d’Henri Monnier m’a fait de la peine et celle de Buloz plaisir.
Jusqu’à la fin, sa plume aura cette vivacité, mais les dernières années sont de plus en plus sombres : lourdeur de la tâche qu’il s’est fixée avec Bouvard et Pécuchet (« …il me semble que je suis saigné aux quatre membres, et que ma crevaison est imminente ») et ruine due à la faillite du mari de sa nièce Caroline qu’il aide jusqu’au bout. Les amis aussi disparaissent, lui arrachent parfois les phrases qu’il a toujours cherché à obtenir, George Sand par exemple :
Une pluie douce tombait. Son enterrement ressemblait à un chapitre d’un de ses livres.
Il a aussi des éclairs de joie vivante, le sentiment que la littérature continue à travers le jeune Maupassant dont Boule de suif lui paraît un chef-d’œuvre, ou Guerre et Paix de Tolstoï (« Je poussais des cris d’admiration pendant cette lecture – et elle est longue ! »).
Reste que le sentiment dominant est celui d’un écart entre l’homme et son temps, où il ne voit que décadence (il déteste même, dès 1876, « le Trouville moderne »). Entre le second Empire et les débuts de la IIIe République, il aura peu saisi ce qui se passait en France à son époque – fût-ce dans le grotesque : l’apprentissage de la démocratie et du développement économique. Il a même déversé plus d’un sarcasme sur ce triomphe du bourgeois. Seulement voilà : il incarne, quoi qu’il en ait, dans son activité même d’artiste, et dans les proclamations réitérées de sa correspondance, les règles que le pays se donne avec retard pour entrer dans le monde industriel : l’étude préalable, l’investissement massif, la dépense créatrice, le travail à rythme intense, le contrôle qualité. L’âge de Lamartine ou de Baudelaire est mort : Flaubert travaille, à tout risque, comme Gustave Eiffel.
Hédi Kaddour
Brèves
Michel Aglietta et Laurent Berrebi, DÉSORDRES DANS LE CAPITALISME MONDIAL, Paris, Odile Jacob, 2007, 448 p., 29 €. Michel Aglietta et Yves Landry, LA CHINE VERS LA SUPERPUISSANCE, Paris, Economica/Groupama, 2007, 184 p., 15 €
Michel Aglietta fut l’un des premiers à analyser la première vague de la mondialisation économique qui était indissociable dès les années 1960 du nouveau régime de croissance américain qui fut à l’origine du consensus de Washington imposé aux sociétés en développement. « Aussi dans la période allant de la chute du mur de Berlin à la crise asiatique, la globalisation fut-elle perçue comme la projection du capitalisme occidental (en réalité américain) dans le monde. Mais celui-ci a connu un terme avec la crise asiatique de 1997 qui a permis aux pays émergents de se libérer de la sujétion de la dette en dollars et de retrouver la souveraineté sur leurs choix économiques et stratégiques. » C’est donc un ouvrage fort éclairant sur la deuxième phase historique de la mondialisation économique que publient Aglietta et Berrebi. Nous sommes passés d’une domination américaine à un système d’interdépendances qui doit prendre acte des rééquilibrages économiques liés à la globalisation. Comme les pays émergents « faisaient ensemble 70 % du Pib mondial en 1820, cela signifie que le régime de croissance mondial du xxie siècle effacerait presque les effets de la révolution industrielle qui avait fait reculer irrémédiablement ces pays vis-à-vis de l’Occident ». Dans ces conditions il faut faire toute leur place aux pays émergents (le dollar déclinant au fur et à mesure que les puissances émergentes rendront leurs monnaies convertibles et ne se protégeront plus, comme c’est le cas de la Chine, contre la demande interne pour éviter les risques d’inflation et favoriser exportations et réserves de change). D’où un deuxième ouvrage, écrit celui-ci avec Yves Landry, sur la Chine, un pays continent en passe de devenir l’une des plus grandes places financières de la planète. Si le premier ouvrage s’interroge sur l’interdépendance des économies émergentes et non émergentes, celui-ci examine les liens possibles entre croissance, réforme économique et réforme politique en Chine. « L’enjeu pour le reste du monde des réformes chinoises est l’essor d’un pôle de croissance de la demande, prenant le relais d’une économie américaine dont l’ajustement va entraîner un ralentissement prolongé de la demande intérieure. Il serait naïf de croire qu’un tel bouleversement se produira sans changement dans les relations internationales. »
O. M.
François Ascher, LA SOCIÉTÉ ÉVOLUE, LA POLITIQUE AUSSI, Paris, Odile Jacob, 2007, 312 p., 27 €. EXAMEN CLINIQUE. Journal d’un hypermoderne, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2007, 224 p., 16, 90 €
Auteur d’un ouvrage de référence, Metapolis ou l’avenir des villes, et d’analyses diverses qui portent sur le sujet hypermoderne, François Ascher, qui enseigne à l’Institut français d’urbanisme, s’interroge constamment sur le rapport entre la métamorphose des territoires et notre capacité de demeurer un sujet. Refusant la notion de postmodernité qui annule l’inscription historique, et lui préférant celle d’hypermodernité, il scrute toutes les faces d’un sujet qui doit prendre en compte la prééminence des flux sur les lieux, et la prévalence du mobile sur le mobile. Ce qui est vécu sur le plan spatial l’est également sur le plan physique, mental, relationnel, social. Dans cette optique François Ascher développe des propos originaux, partant du constat de l’illimitation des flux (ceux-ci ne représentent pas une échelle supérieure, ils sont hors d’échelle) pour s’interroger sur les limites que doit inventer le sujet contemporain s’il ne veut pas se noyer dans les flux. Mais si cette volonté de déterminer des limites dans un monde de flux est l’occasion d’un procès récurrent du centralisme républicain et de son caractère centripète (voir un précédent ouvrage de F. Ascher intitulé la République contre la ville), il n’en faut pas moins observer les nouvelles formes prises par l’action politique et la métropolisation dans un tel contexte. Si La société évolue, la politique aussi fait selon lui le pari d’une métamorphose et maintient le primat du collectif sur l’individualisme à travers l’idée de mise en relation, Examen clinique se présente comme « le journal d’un hypermoderne ». Confronté au réel le plus violent, celui de la maladie et de la mort possible, la sienne, François Ascher propose une succession de réflexions sur les aventures d’un sujet hypermoderne et protéiforme qui connaît ses propres limites. Un livre impressionnant de lucidité qui rend sensible une réflexion sur les limites qui pourrait paraître loin du quotidien.
O. M.
Florence Faucher-King et Patrik Le Galès, TONY BLAIR 1997-2007. Le bilan des réformes, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007, 192 p., 12 €
Après avoir rappelé les trois interprétations habituellement proposées des années Blair (modernisation du parti travailliste dans la continuité « travailliste » des gouvernements Attlee et Wilson ; renforcement d’un État fort et de l’économie de marché dans la continuité de Margaret Thatcher ; une troisième voie alternative aux modes d’action du vieux parti travailliste – old Labour – et des conservateurs), les auteurs mettent en avant une quatrième interprétation qui « insiste sur le caractère composite et original des années Blair » en évitant de se polariser sur la seule idéologie blairiste. « Le New Labour est un hybride de libéralisme économique inspiré par les réformes américaines, de l’héritage de la social-démocratie à l’anglaise, des politiques antilibérales au sens politique, et d’ouverture ou de démocratisation, le tout assaisonné d’un goût prononcé pour l’expérimentation. » Soulignant une inscription dans l’histoire, une volonté de transformation de la société britannique, une mobilisation de l’État (qui privilégie les rapports entre État, individu et communauté aux dépens des organisations et des corps intermédiaires), et un projet de société de middle classes (classes moyennes et supérieures) organisées autour du travail, des gagnants, de la consommation, les auteurs se focalisent ensuite sur le « business model britannique » (en opposition au modèle social européen ?), sur la révolution bureaucratique (à l’origine d’une privatisation des services publics) et sur la décentralisation (ou centralisation) des institutions avant de s’interroger sur le devenir du parti. Alors que ce dernier est devenu une organisation de campagne structurée comme une entreprise privée, le langage de l’égalité a disparu dans la poursuite d’un idéal de société « où tout le monde ne rencontre pas également le succès mais […] où tout le monde a une chance égale de “réussir” (dixit Tony Blair lui-même) ». Gageons que la comparaison avec la politique de Nicolas Sarkozy et une première prise en compte de l’action de Gordon Wood, le successeur de Blair, vaudraient la peine !
O. M.
Sylvain Kahn, GÉOPOLITIQUE DE L’UNION EUROPÉENNE, Paris, Armand Colin, 2007, 128 p., 9 €
Il ne suffit pas que des pays soient d’accord pour construire ensemble une institution comme l’Union européenne pour qu’ils s’en fassent la même représentation. Bien que participant aux mêmes traités et adhérant aux mêmes principes et finalités, chaque nation européenne se fait en réalité sa propre image de ce que doit être l’Europe, chacune en fonction de son histoire, de ses intérêts, de la conjoncture politique qui domine la scène politique nationale au moment où elle doit se prononcer sur une étape de la construction communautaire. Insistant sur le fait que l’Europe reste une construction pilotée par les États, Sylvain Kahn propose ici de donner à comprendre plus spécifiquement les conceptions française, allemande et britannique de l’Europe : on voit alors comment elles se combinent plus ou moins facilement pour formuler un « intérêt général européen » à travers lequel chacun vise la poursuite d’intérêts qui pour n’être plus exclusivement nationaux n’en restent pas moins marqués par des visions spécifiques. Au-delà du parcours historique dans la géopolitique de l’Union que cette approche éclaire, l’auteur peut tirer de ses analyses des éléments de prospective sur l’élargissement de l’Union européenne et sur sa place dans le monde. Il montre surtout à quel point le thème du « déficit démocratique » a joué complètement à contre-emploi : alors que la formule était censée remédier au scepticisme des populations vis-à-vis de l’évolution de l’Europe, elle a contribué à brouiller un peu plus la vraie nature de la construction européenne, qui s’appuie toujours sur la légitimité des États et des gouvernements élus, comme on l’a vu au moment de la formulation en « traité simplifié » du projet de « constitution » européenne. Puisqu’elle demeure une « fédération intergouvernementale d’États-nations démocratiques et souverains », elle ne peut que décevoir la promesse, qu’elle n’a pas les moyens institutionnels de remplir, d’un « rapprochement » des citoyens, si l’on entend par là le court-circuit de la politique nationale. Il existe bien un malaise, mais il est d’une autre nature. « Avec le recul, la pathologie des années 1990 devrait plutôt être appelée “vertigo européen” : c’est la chute de la frontière idéologique et militaire qu’était le rideau de fer et même, plus précisément, de la limite territoriale de l’Empire soviétique qui a fait basculer en quelques mois les populations européennes dans un vertige des limites, des fins, et du sens de la construction européenne. » C’est donc désormais la question de limites de l’Union et de son projet vis-à-vis de son environnement immédiat qui sont prioritaires non seulement pour cerner le projet institutionnel européen mais aussi pour redonner du crédit à l’Europe.
M.-O. P.
Michel Foucher, L’OBSESSION DES FRONTIÈRES, Paris, Perrin, 2007, 250 p., 19 €
Alors qu’il nous semble spontanément que la période actuelle se définit par la disparition des frontières, du fait des suppressions des barrières douanières, de la mondialisation ou du « sans-frontièrisme », l’auteur attire notre attention sur le phénomène inverse : « La production continue de frontières politiques. » Celle-ci est due en partie à la formation de nouveaux États indépendants depuis 1991 mais aussi à la volonté, moins connue, des États établis de démarquer plus précisément leurs délimitations. Cela est un effet paradoxal de l’ouverture aux échanges : un État, dans un monde fluide, doit mettre en scène une volonté de maîtrise de ses limites, mais surtout le développement des échanges s’accompagne nécessairement d’un découpage formalisé du monde. Cet ouvrage très informé est donc consacré à la « dialectique de l’ouverture économique et physique et de la consolidation territoriale ». Il entraîne le lecteur à différentes échelles (fédérale, nationale, régionale, locale) sur tous les lieux où se redéfinissent actuellement des frontières jusqu’à traiter le cas spécifique de l’Europe, qui doit aujourd’hui « régler les confins ». L’auteur distingue ici (en reprenant un article paru dans Esprit en novembre 2006) cinq scénarios différents imaginant la délimitation de l’espace européen.
M.-O. P.
Llibert Tarrago, LE PUZZLE CATALAN. MA NATION FIÉVREUSE, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2007, 272 p., 20 €
Voilà un livre original qui vaut par sa réflexion politique sur la nation et le nationalisme catalans, mais aussi par ses carnets esthétiques qui mettent en avant des formes, des sensibilités, des manières de peindre, de construire et d’habiter. On est chez Gaudí et Picasso : la Catalogne est un paysage qui rend visible une politique. Ce qui n’est pas sans importance pour une région dont l’image est aujourd’hui associée à la ville de Barcelone dont l’auteur interroge avec réalisme le développement et la fascination qu’elle exerce. Et cela au moment où des architectes comme Jean Nouvel « rentrent dans la ville » au détriment des architectes liés à une école de Barcelone marquée par la figure d’O. Bohigas qui a contribué à réinventer l’espace public. Espace public, c’est justement cette capacité de rassembler qui frappe en Catalogne. En s’attardant sur le symbole de la montagne de Montserrat et de son monastère (la vierge noire de Montserrat est surnommée la Morenata, la Brunette) avec le bénédictin Hilari Raguer, l’auteur éclaire la signification d’un lieu de rassemblement qui personnifie la Catalogne. Rappelant le pôle de résistance au franquisme que fut l’abbaye, sa capacité de rassembler est mise en avant : « Le nationalisme catalan contemporain prend ses racines de deux manières. L’une est le républicanisme fédéraliste de gauche. L’autre lignée, ce sont les carlistes, les traditionalistes. » La capacité de fédérer ces deux traditions qui ont pu s’opposer permet de comprendre à la fois le symbole actif que demeure Montserrat et le ressort « religieux » (au sens de religare, de relier) d’une culture catalane qui ne pratique pas une laïcité de séparation comme c’est le cas de l’autre côté des Pyrénées.
O. M.
José Bergamin, TERRORISME ET PERSÉCUTION RELIGIEUSE EN ESPAGNE. 1936-1939. Traduit de l’espagnol et présenté par Yves Rouillière, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2007, 304 p., 28 €
La nouvelle édition de Gloria Incerta de l’écrivain catalan Joan Sales (voir « Joan Sales, Esprit et la guerre d’Espagne », Esprit, août-septembre 2007) rappelle que la guerre civile espagnole qui a précédé la Deuxième Guerre mondiale est bien l’une des « guerres du xxe siècle », mais qu’elle est aussi celle à laquelle on a prêté une moindre attention. Grâce à Yves Roullière, le traducteur, Terrorisme et persécution en Espagne, une œuvre publiée en 1941 à Mexico (les Grands cimetières sous la lune de Bernanos datent de 1938) en même temps que le Puits de l’angoisse, rappelle le rôle majeur de l’écrivain José Bergamin dans la pensée catholique européenne de l’époque. À travers ce proche d’Albert Béguin, de Daniel Pézeril et de Florence Delay, on saisit que la guerre d’Espagne a confronté quelques intellectuels catholiques à leur catholicisme et à une Église qu’ils dénoncent comme sacrilège. En ce sens, la guerre d’Espagne a permis une réflexion critique qui ne relève pas de la théologie (elle ne met pas en cause le dogme catholique ou la primauté pontificale) mais prend à parti la « farce tragique » qui a conduit prêtres et prélats espagnols à soutenir la férocité guerrière du franquisme. Comme le rappelle le traducteur, « le titre original de l’ouvrage est Detras de la cruz, ce qui signifie littéralement “derrière la croix”, ce qui est la première partie d’un proverbe dont la suite est : esta el diablo, ce qui signifie littéralement “se trouve le diable”. Autrement dit, si l’on évacue la croix du Christ, comme le dit saint Paul, c’est le diable qui apparaîtra à sa place ». Bergamin n’a pas créé par hasard la notion de « personne dramatique », les troubles de la guerre d’Espagne et la prise de conscience d’une violence partagée (il ne fait preuve d’aucune démagogie vis-à-vis des courants anarchistes) l’ont fait accéder au sentiment tragique européen peut-être plus vite que les catholiques français.
O. M.
Roberto Saviano, GOMORRA. Dans l’empire de la camorra, Paris, Gallimard, 2007, 366 p., 21 €
Comment d’anciennes formes de criminalité, ancrées dans des traditions lointaines et souvent rurales, retrouvent-elles une vitalité dans le contexte le plus contemporain de la mondialisation économique et des entreprises qui en forment la trame ? L’enquête, qui connaît un énorme succès en Italie, conduite par Roberto Saviano au sein de sa ville de Naples et sur les camoristes qui y sévissent clandestinement, éclaire les liens tissés entre des entreprises mondialisées, essentiellement des entreprises de mode (les plus grandes marques) qui misent sur la rareté, et les ateliers clandestins (une délocalisation à la puissance 40) qui travaillent sous le contrôle de la mafia locale – appelée camorra. Écrit dans un style très napolitain, plein de sous-entendus, de litotes et de détours, Gomorra (un titre hybride qui associe la camorra et Gomorrhe) invite à comprendre comment l’éclatement de la chaîne du travail s’accorde avec le caractère éclaté de la camorra. Dans le sillage de Leonardo Sciascia qui observait les métamorphoses de la mafia sicilienne, Saviano ne montre pas comment d’autres communautés mafieuses remplacent les Italiens (voir le rôle de la mafia russe au cinéma : dans La nuit nous appartient de James Gray qui se passe à New York ou Les vertiges de l’ombre de David Cronenberg qui se passe à Londres) mais l’adaptation rapide de la camorra aux transformations de l’économie contemporaine. Sur la dissociation qui est à la base des circuits du travail et de la criminalité, le livre fourmille d’exemples. Mais l’un est particulièrement éloquent : un tailleur clandestin de la périphérie napolitaine, ouvrier d’une grande dextérité, a travaillé des mois sur une robe « unique » qu’il voit un jour à la télévision portée par une actrice célèbre. Cette robe unique d’une valeur inestimable avait été l’objet de son travail clandestin durant des milliers d’heures. Après avoir revu « sa » robe sur l’écran, l’ouvrier a renoncé à reprendre sa paire de ciseaux. Ce livre sur la camorra est un livre sur la mondialisation et son caractère hybride : à la fois spectaculaire et clandestin.
O. M.
J. H. H. Weiler, L’EUROPE CHRÉTIENNE ? UNE EXCURSION, Cerf/humanités, 2007, 164 p., 25 €
Alors que l’avenir de l’Europe demeure morose, des auteurs ne craignent pas de revenir sur les valeurs européennes. Deux raisons y président : d’une part, l’Europe ressent le besoin d’une spiritualité européenne qui ne soit pas le monopole de l’Église catholique romaine ; d’autre part, bien des écoles de réflexion émanant du monde non européen s’arrogent le droit de parler en termes de valeurs européennes. Mais l’auteur revient sur la question de l’apport d’un christianisme trop vite figé et réduit à des valeurs substantielles ou à des dogmes. Pourtant le christianisme européen ne se conjugue pas au singulier mais au pluriel depuis les guerres de religion, et surtout il n’est pas concevable de dissocier Athènes et Jérusalem. Tout est dans le « et », la conjonction du christianisme et des autres religions, de la religion et de la philosophie, des croyants et des incroyants…Rémi Brague, l’auteur de la Voie romaine, qui préface le livre, reformule la question après avoir rappelé que pour Weiler la démocratie n’est pas un objectif mais un moyen. « Si la démocratie n’est qu’un moyen, quelle est la fin dont elle est le moyen ? Weiler ne le dit nulle part clairement, La philosophie politique classique de la Grèce aurait répondu : la vertu de la formation de l’excellence (arete) humaine. »
O. M.
Jean Baubérot, L’INTÉGRISME RÉPUBLICAIN CONTRE LA LAÏCITÉ, La Tour-d’Aigues, L’Aube, coll. « Monde en cours-Essais », 2006, 304 p., 22 €
Le titre fait penser à l’arroseur arrosé, et c’est bien ce qui se passe dans ce livre où l’auteur, laïc de conviction et fin connaisseur de la laïcité mais aussi victime de ses ultras, livre un combat courtois mais intransigeant contre l’intégrisme républicain qui revendique une laïcité essentialiste, retirée de toute histoire et de toute évolution, allergique à reconnaître son historicité, profondément persuadée de son caractère universaliste sans témoigner d’une grande sensibilité à la diversité, incapable de s’imposer « naturellement » dans les mentalités et la société. Baubérot ne discute pas de face ces problèmes, il tente surtout de montrer, en historien, les apories, dès l’origine, de la laïcité par rapport à l’idée d’universel ; il en découvre certaines évolutions, inconvénients, bilans qui ne sont pas flatteurs. Il montre que la sécularisation et le désenchantement guettent là comme ailleurs, tandis que mutent les rapports entre le privé et le public. Bref, il cherche à convaincre ses adversaires avec des arguments raisonnables. Outre sa science, son livre est utile pour dégonfler quelques baudruches.
J.-L. S.
Jean-Chrisophe Attias, Esther Benbassa (sous la dir. de), DES CULTURES ET DES DIEUX. Repères pour une transmission du fait religieux, Paris, Fayard, 2007, 415 p., 32 €
Cet ouvrage collectif se présente comme un livre de référence et de travail pour aider à « transmettre » le fait religieux, en particulier dans le cadre scolaire. Si cette ambition est bien défendue par les auteurs et les concepteurs de l’ensemble, c’est qu’elle offre en effet un outil donnant les « repères » essentiels sur les grandes religions mais qu’elle cherche aussi à surmonter les limites inévitables d’une telle entreprise. Comment en effet répondre à une demande qui est souvent celle d’un décodage culturel et symbolique des religions, sans perdre de vue leur présence effective dans le monde contemporain, et les reconfigurations que les religions imposent même par exemple à la géopolitique actuelle ? Comment traiter les « héritages » religieux et ce qui, dans les rites ou les dogmes, reste immuable avec les bouleversements contemporains du fondamentalisme, du prosélytisme ou encore des réinventions identitaires ? La démarche combine ici la présentation des trois monothéismes – sans pouvoir d’ailleurs adopter un seul schéma d’exposition, au-delà de la présentation des fondamentaux : la présentation du judaïsme accorde une large part à la culture et à la politique, celle du christianisme insiste sur l’histoire française tandis que le traitement de l’Islam privilégie d’avantage la géopolitique – avec une approche par aire géographique (Afrique, Amérique latine, Asie). La souplesse de cette construction (qui intègre aussi un chapitre final sur les sectes et les nouveaux mouvements religieux), ainsi que la volonté de ne pas se démarquer d’une approche scientifique, permettent de ne pas se contenter d’une approche réductionniste qui reviendrait à enfermer la religion dans l’histoire ancienne ou dans ses manifestations rituelles. Une manière de prouver que la neutralité n’impose pas l’ignorance et de rappeler qu’une juste conception de la laïcité laisse sa place à une connaissance précise des religions actuelles dans leurs dimensions multiples.
M.-O. P.
Jacques Rollet, LA TENTATION RELATIVISTE OU LA DÉMOCRATIE EN DANGER, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, 246 p., 20 €
Ce livre est un plaidoyer énergique et parfois polémique pour une démocratie fondée dans une éthique universelle et guidée selon des valeurs. Son intérêt consiste à ne pas le faire platement en exposant des positions, mais à insérer tout au long du livre l’exposé des thèses dans un débat vif, agréable à lire, sur des positions qu’il critique et combat, ou au contraire admire et promeut. Plus que le relativisme souvent dénoncé et qui n’est qu’une conséquence finalement, Rollet pourfend le positivisme – cette tendance, omniprésente depuis deux siècles, à confondre le fait (interprété et réinterprété) et le droit, en expulsant les valeurs qui donnent son assise et sa dignité à la démocratie (et qui peuvent consister, déjà, en la simple réflexion philosophique…). Cette approche positiviste et ses critiques sont traitées dans la première partie sous forme de lectures de Weber, Bourdieu, Habermas, Rawls, et surtout Leo Strauss, qui a manifestement, malgré des limites, la faveur de l’auteur. Approche théorique, mais aussi pédagogique et parsemée d’exemples. La seconde partie du livre est un petit traité actualisé de la démocratie, qui fait la part de l’histoire (française mais aussi américaine), des droits de l’homme, des problèmes récents posés par les nouvelles sciences (la biologie et les théories relativistes qu’elle suscite chez des penseurs du droit), l’apport passé et présent du christianisme à la démocratie. Sur tous ces thèmes, l’auteur argumente avec des rappels d’histoire, il dégage des pistes, avance des thèses, rejette des idées – certaines farfelues, d’autres dangereuses. Comme il le dit lui-même in fine, il « ouvre un formidable chantier de travail pour la philosophie et les sciences humaines ». Le grand nombre de sujets abordés explique peut-être l’exposition trop accélérée de questions importantes (la laïcité par exemple) ; et des allusions polémiques à notre actualité immédiate (l’islam) sont inutiles ou trop rapides.
J.-L. S.
Alexis Léonas, L’AUBE DES TRADUCTEURS. De l’hébreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septantes (IIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle apr. J.-C.), Paris, Cerf, 2007, 239 p., 29 €
Pour nous la traduction va de soi, au point que nous n’imaginons pas qu’on puisse ne pas traduire. Il y eut pourtant, en des temps où l’on ne traduisait pas (quand il y avait une langue sainte vouée au Dieu ou révélée par lui), une décision de traduire et de ne pas obliger « les autres » à venir à la langue initiale. Faisant preuve d’une belle maîtrise des humanités savantes sur un tel sujet, l’auteur livre, à propos de la traduction de la Bible en grec au iiie siècle av. J.-C., un petit essai très brillant sur « cette aube des traducteurs et de la traduction ». Il s’intéresse à tout : aux lettres alphabétiques, aux langues, aux résistances, aux légendes et aux mythes qui ont entouré cet événement, et bien sûr aux traducteurs eux-mêmes, à leurs « solutions » pour traduire certains termes (comme le tétragramme yhwh), aux lecteurs juifs et chrétiens qui ont eu cette traduction en main et à leurs réactions, donc aussi à la tradition de la traduction et de l’interprétation – en l’occurrence prodigieuse pour l’histoire juive et chrétienne ultérieure, et bien au-delà d’elle.
J.-L. S.
Paul-Louis Landsberg, PIERRES BLANCHES. Problèmes du personnalisme, Paris, Éditions du Félin, 2007, 280 p., 9, 90 €
Ce volume en format de poche précède et annonce une édition critique des œuvres complètes de Landsberg chez le même éditeur, une initiative bienvenue qui relaie un renouveau de l’intérêt pour cet auteur déjà perceptible en Allemagne et en Italie. Landsberg est à plusieurs titres l’auteur qui a formulé dans les années 1930 le personnalisme de la manière la plus aboutie philosophiquement. Élève de Husserl à Fribourg, contraint à l’exil, il arrive en France dans les cercles d’Esprit, après un passage par l’Espagne. Il introduit donc la phénoménologie dans ces cercles chrétiens qui ont du mal à articuler leur aspiration spirituelle avec leur souci de l’histoire. Ses textes sur le sens de l’action, la vocation et sur l’engagement personnel ordonnent ces postulations contradictoires, sans former néanmoins un système qui appauvrirait l’expérience, à partir du constat que nous sommes « situés ». Sa volonté de mettre en rapport son analyse philosophique de la condition humaine avec la critique lucide des événements qui précipitent vers la guerre se marque dans ses « Réflexions pour une philosophie de la guerre et de la paix » mais aussi dans ses analyses sur Nietzsche, Scheler ou Kafka. Le volume, préfacé par Olivier Mongin, tire son titre du dernier texte, plus aphoristique, où se rencontrent création littéraire, réflexions personnelles et références philosophiques, dans une même attention au sens immanent des phénomènes.
M.-O. P.
En écho
ÉLECTIONS MUNICIPALES – Pour anticiper les élections municipales, la « revue urbaine » Place publique propose un dossier éclairant sur le « pouvoir des maires » (n° 6, novembre-décembre 2006), qui retrace sur la longue durée la montée en puissance des maires, mais aussi les incertitudes actuelles liées au développement des communautés urbaines et aux changements d’échelle de l’action de l’État. Ce dossier est prolongé dans la livraison janvier-février 2007 par un article de Goulven Boudic sur l’hypothèse d’une repolitisation à la faveur des élections municipales.
SYNDICALISME – Sur le site de la « Vie des idées » (laviedesidees.fr), Thierry Pech consacre une analyse à la situation du syndicalisme français, au moment où les partenaires sociaux sont encouragés à ouvrir de multiples dossiers sensibles (du contrat de travail au dialogue social). En montrant l’insuffisance des explications habituellement données de la faiblesse, notamment numérique, du syndicalisme en France qui insistent sur des traits qui seraient culturels ou nationaux (méfiance républicaine vis-à-vis des corps intermédiaires…) ou sur des évolutions des mentalités (individualisme, consumérisme…), il renvoie aux effets plus profonds du « capitalisme séparateur », expression décrivant à la fois la réorganisation du système productif et la désagrégation du salariat. Il invite alors les syndicats à en tirer des conséquences stratégiques pour leur avenir, notamment en ce qui concerne la possibilité de mener de front des luttes salariales qui s’annoncent plus difficiles et une gestion des institutions partenariales dans laquelle les syndicats cherchent à étayer leur légitimité.
DES IDÉES SANS PROGRAMME – Seule conseillère proche du nouveau président de la République à être restée dans l’ombre jusqu’à présent, Emmanuelle Mignon, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy et rédactrice de son projet électoral, a accordé un long entretien au site Non fiction.fr. Elle y détaille la méthode de la campagne électorale qui anticipait déjà sur l’ouverture en sollicitant tous azimuts les « intellectuels » pouvant apporter des idées au candidat. Le dédain pour les « experts » est affiché sans excès de précautions oratoires, et s’étend à l’ensemble des services d’analyse et de prospective de l’État, ce qui laisse perplexe : l’éloge du volontarisme reste-t-il crédible s’il ne se soucie pas aussi des modes opératoires de l’action, c’est-à-dire d’une certaine intelligence de la société ? Mais il est intéressant de comprendre la démarche à l’œuvre dans l’entourage du président : toute idée est bonne à prendre, pourvu que le président tranche.
TRAITÉ SIMPLIFIÉ – Sur le site Telos (www.telos-eu.com), Renaud Dehousse tire les leçons de la renégociation du projet de traité constitutionnel européen. Il montre à quel point la rédaction du document accepté par les chefs d’État et de gouvernement vise avant tout à établir qu’il ne s’agit surtout pas d’une constitution, ni en germe ni en promesse, et traduit bien la volonté nouvelle des États de replacer le processus européen sous leur contrôle étroit.
POLITIQUE DE LA MÉMOIRE – Les Temps modernes (septembre-décembre 2007) publient une réflexion philosophique, « La vérité, le mensonge et la loi », sur le bien-fondé des lois dites « mémorielles » qui invite à ne pas se focaliser sur la liberté du chercheur mais bien sur le statut de la vérité. L’auteur, Paul Rateau, s’appuie pour cela sur la distinction entre vérité de raison et vérité de fait chez Leibniz qui permet de s’interroger avec rigueur sur ce qui est « démontrable ». Cette approche montre qu’on ne se situe pas ici dans un débat professionnel, dans lequel seuls les historiens seraient légitimes à s’exprimer, mais bien au cœur d’un triple débat qui touche à la connaissance et au lien politique : celui de l’adhésion à une idée, celui de la vulnérabilité de la vérité et enfin celui de la publicité des idées.
LA POLITIQUE DE DÉMOCRATISATION A-T-ELLE UN AVENIR ? – Les carnets du Cap (Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, n° 7, automne 2007) publient des articles qui renvoient à des interventions et des discussions qui ont eu lieu dans le cadre d’un séminaire animé par Pierre Hassner. L’article de Manuel Lafont Rapnouil sur les stratégies de démocratisation, particulièrement riche et fouillé (approches américaine, européenne et française de l’appui à la démocratisation), permet de réfléchir avec distance aux ressorts de la politique étrangère française depuis l’élection de Nicolas Sarkozy.
COMMENTAIRE, L’IRAN ET LA COMMUNICATION POLITIQUE – Dans sa dernière livraison, Commentaire (n° 120, hiver 2007-2008) publie des textes sur les devenirs iraniens (Jacques Andréani, Guillaume Demuth, Marc Ullmann proposent des analyses qui permettent de revenir sur les propos alarmistes d’experts respectés comme Bruno Tertrais ou François Heisbourg) qui cohabitent avec des articles rédigés par des hommes politiques au cœur de l’action. Laurent Wauquiez, chargé de la communication à Matignon, réfléchit de manière (trop) rassurante sur la communication (« Au total, est-ce que la démocratie perd au change dans ce grand chamboulement de la communication politique ? Rien n’est moins sûr : plus de transparence, plus d’interactivié, moins de manipulation et de machiavélisme. Certes, cette évolution n’est pas en soi éthique, mais elle ouvre de nouveaux champs. Pour le politique, comme pour les journalistes d’ailleurs, le défi est immense. C’est la mort du machiavélisme et du cynisme en politique »). Et notre ministre de l’Enseignement Xavier Darcos fait appel à Victor Hugo pour réfléchir sur l’école contemporaine.
ÉTUDES ET LE MANQUE D’AMBITION – Alors que Nathalie Sarthou-Lajus remplace François Le Corre comme adjointe du rédacteur en chef Pierre de Charentenay, le numéro de janvier 2008 de la revue Études (Assas Éditions) propose des textes sur le thème de l’ambition, ou plutôt sur l’absence d’ambition qui traduirait l’esprit du temps (voir les textes de Paul Valadier et Robert Scholtus) ; et un texte d’Anne-Marie Le Gloannec au cœur d’une interrogation politique essentielle : quel peut être le rôle de l’Union européenne, et par conséquent de l’esprit européen et de sa signification historique, alors même que l’Occident n’est plus l’épicentre du monde et qu’il rétrécit son périmètre spirituel et géographique ?
SOLJENITSYNE ET MAURICE CLAVEL – Dans La Revue des deux mondes (janvier 2008), Michel Crépu revient sur sa rencontre près de Moscou avec Alexandre Soljenitsyne tandis qu’Édith de La Héronnière et Christian Jambet évoquent la figure de Maurice Clavel qui fut l’une des âmes de mai 1968. Pour sa part, Marc Lambron revient sur la figure du fondateur d’Actuel, Jean-François Bizot. www.revuedesdeuxmondes.com.
Avis
« Justice et reconnaissance » : le séminaire de philosophie du droit (Ihej, Enm, Esprit) reçoit, le 4 février 2008, Pascal Mbongo (professeur à la faculté de droit de Poitiers) : « Démocratie des identités et police des discours » ; le 18 février 2008, Monique Castillo (professeur à l’université Paris XII) : « La reconnaissance en quête de fondation » ; le 17 mars 2008, Joël Hubrecht (chargé de mission à l’Institut de hautes études sur la justice) : « Victimes de crime de masse : une reconnaissance impossible ? » ; le 31 mars 2008, Fabienne Brugère-Leblanc (professeur à l’université Bordeaux 3) : « Ce que le féminisme fait à la justice et à la reconnaissance ». Les conférences ont lieu à Paris, Enm, 3ter, quai aux Fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur internet : www.ihej.org
En partenariat avec Esprit et la revue Urbanisme, la Cité des sciences de La Villette propose un cycle de conférences : « Où va la ville ? ». Mercredi 12 mars 2008, « La condition urbaine, à l’heure de la mondialisation » par Olivier Mongin ; mercredi 19 mars 2008, « Planète urbaine, révolution annoncée » par Jacques Lévy ; mercredi 26 mars 2008, « Les villes dans l’économie mondiale » par Pierre Veltz ; mercredi 2 avril 2008, « De la question sociale à la question urbaine » par Jacques Donzelot ; mercredi 9 avril 2008, « Kinshasa, l’urbanité chaotique ? » par Filip de Boeck ; et mercredi 16 avril 2008, une table ronde finale rassemblera Ariella Masboungi, Nicolas Michelin et Christian de Portzamparc.
Renseignements : www.cite-sciences.fr
Notre numéro double de mars-avril sera consacré au « temps des catastrophes », ainsi que notre période actuelle semble facilement se définir. Sans reprendre, de façon plus ou moins reformulée, une représentation du futur messianique, millénariste ou apocalyptique, comme le font de nombreuses philosophies contemporaines, il s’agira de partir d’études de cas – krach financier, catastrophe naturelle, accident nucléaire, pandémies, action terroriste…– et de se demander en quoi notre idée du lien politique s’en trouve redéfinie.
Par la suite, nous aurons l’occasion d’approfondir l’analyse de la « demande de reconnaissance », qui s’exprime de façon croissante de la société, d’un point de vue philosophique (avec Axel Honneth en particulier), social et juridique. Au printemps, nous verrons comment les échos des années 1960 résonnent aujourd’hui dans les sciences sociales et en philosophie.
- 1.
Voir Oswald Spengler, le Déclin de l’Occident, deux tomes, trad. fr. par M. Tazerout, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1948 (d’après l’édition définitive de 1927, première édition allemande en 1918).
- 2.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme xv-xviiie siècle, tome III : le Temps du monde, Armand Colin, 1979. Il construit « ville-monde » sur le modèle d’« économie-monde » qu’il emprunte à l’économiste allemand Werner Sombart.
- 3.
Voir Thierry Paquot, « Une ville globale, Mumbai », Esprit, mai 2007, qui fait le point sur la littérature concernant cette mégapole.
- *.
A publié dernièrement Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, Paris, La Découverte, 2006.
- 4.
Serge Audier, le Socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006.
- 5.
Le livre peut être commandé pour 22 € (frais de port inclus) à L’Ours, 12, cité Malesherbes, 75009 Paris.
- 6.
Michel Rocard, Si la gauche savait, Paris, Le Seuil, coll « Point », 2007 (éd. augmentée).
- 7.
Daniel Mendelsohn, “The Way Out”, The New York Review of Books, vol. 53, n° 10, 8 juin 2006.
- 8.
Sarah Kerr, “Nathan, Farewell”, The New York Review of Books, vol. 54, n° 19, 6 décembre 2007.
- 9.
Un index de toute la correspondance est publié simultanément : index développé, donnant à chaque nom, pour chacune des lettres, le motif principal de l’échange (sous la direction de Jean-Benoît Guinot, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 496 p., 15 €).