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Dans le même numéro

L'urbanisation planétaire : l'oubli de la Cité ?

juillet 2013

#Divers

Repère

L’urbanisation planétaire : l’oubli de la Cité ?

Alors que l’espace de la ville est de plus en plus considéré sous l’angle de la sécurité et que même le promeneur ou l’habitant sont confrontés à des espaces « protégés » ou rendus inaccessibles par des dispositifs de privatisation, comment les urbanistes et les architectes s’emparent-ils de cette question de la convivialité urbaine et de l’usage des espaces communs (qui ne sont pas tous publics) par les citoyens ?

Observer les usages

Élisabeth Pélegrin-Genel, architecte et psychologue, poursuit son exploration des « milieux habités » et, après Des souris dans un labyrinthe. Décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens (La Découverte, 2010) propose Une autre ville sinon rien. Elle rassemble les résultats de travaux spécialisés et offre au « grand public » une farandole de réalisations marquées par l’autonomie des participants et leur coopération. Elle est persuadée que le partage est le maître mot de ce qui permettra à une collectivité de « faire ensemble » : partage de la maison (colocation, intergénération, birésidentialisation…), du quartier (et des modalités de sa gouvernance et des engagements citoyens), des équipements, de la ville (et des visions poétiques qui doivent supplanter les prévisions technocratiques). Élisabeth Pélegrin-Genel s’attarde sur les mouvements (comme Parking day) qui réenchantent les rues, l’habitat coopératif (et l’expérience exemplaire d’Habitat & Humanisme), les reconversions réussies (à Marseille, Bordeaux, Coulommiers…), le « périurbain » qu’il ne faut pas diaboliser mais réorienter et urbaniser. Bref, mille initiatives qui mettent du baume au cœur et que l’auteur décrit avec ferveur. En revanche, je ne la suivrais pas dans sa visite acritique des « écoquartiers », des immeubles végétalisés ou encore de la ville « durable » d’Abou Dabi, Masdar City…

À propos de…

Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, trad. Nicolas Calvé, préface de Jean-Paul L’Allier, Montréal, Écosociété, 2013, 274 p., 34 €.

Laurence Gervais, la Privatisation de Chicago. Idéologies de genre, constructions sociales, identités et espaces urbains, Paris, Publications universitaires de Paris-Sorbonne, 2013, 168 p., 17 €.

Élisabeth Pélegrin-Genel, Une autre ville sinon rien, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2012, 220 p., 18 €.

Gérard Sainsaulieu, les Trottoirs de la liberté. Les rues, espace de la République, Paris, L’Harmattan, 2012, 198 p., 20 €.

Nicolas Soulier, Reconquérir les rues. Exemples à travers le monde et pistes d’actions, Paris, Ulmer, 2012, 286 p., 26 €.

Avec Reconquérir les rues, Nicolas Soulier, architecte et urbaniste, fait le point sur trente ans de pratique professionnelle, aussi nous raconte-t-il des histoires de projets qui vont échouer à cause d’élus, de bailleurs et autres décideurs bloqués dans leurs certitudes et incapables de penser une plus grande habitabilité en modifiant des normes, en innovant, en partant des habitants, etc. Nicolas Soulier dénonce la réglementation stérile et la servilité des urbanistes, puis il s’attarde, avec de nombreux exemples intelligemment illustrés, sur les processus fertiles qu’il a observés à Brême, Fribourg, dans certaines villes néerlandaises, avant de décrire la vie de la rue, l’incroyable diversité des usages, pour peu qu’on laisse l’initiative aux résidents et là, il importe le mot québécois de « frontage » pour nous inviter à fronter nos façades, à mêler avec générosité le « public » au « privé » comme si de rien n’était, puisqu’ils se complètent, de fait, plus qu’ils ne s’opposent, comme dans le cas absurde de la résidentialisation-à-la-française. Mais tout frontage n’est pas amical, il en existe qui sont piratés par l’auto-immobile qui s’y gare et d’autres stérilisés par une pauvre pelouse miteuse et mitée… Il énumère les principes apparemment simples et peu coûteux qui amélioreraient incroyablement la rue tout en expliquant que les mécanismes de dépossession des lieux urbains sont sournois : ici, c’est au nom de la sécurité qu’on clôt un morceau de rue ou qu’on le minéralise, là, c’est au nom du durable (!) qu’on accroît la circulation ou la détourne. Il a bien raison, c’est un combat qu’il faut livrer pour « reconquérir les rues » !

Un autre praticien, le Danois Jan Gehl, dont la renommée avait précédé la traduction française de son manuel de ménagement des lieux publics, Pour des villes à échelle humaine, s’évertue à mettre le piéton au centre du dispositif urbain, mais pas un piéton standard (celui que certains technocrates nomment un « agent multimodal » !), mais vous et moi, jeune ou vieux, homme ou femme, d’ici ou d’ailleurs, pressé ou dilettante. Son savoir-faire technique repose sur des données psycho-anthropologiques (le corps, le mouvement, la perception, l’équilibre, etc.), aussi valorise-t-il la « dimension humaine » et le « sens des échelles » avant de proposer de se préoccuper, dans cet ordre précise-t-il, de la vie, de l’espace et des immeubles. Comme Nicolas Soulier, il préconise une minutieuse observation des usages avant d’établir des recommandations et d’articuler en permanence la sensorialité, les temporalités (la nuit et le jour, d’où la question essentielle des éclairages, mais aussi celle des saisons), les aménités (le mobilier urbain, le traitement « doux » des architectures ordinaires) et la présence de la nature en ville. La marche et le vélo sont ici privilégiés, ce qui laisse entendre que la ville est pour Jan Gehl de taille raisonnable, habitable. On imagine bien qu’il s’agit d’une véritable rupture à laquelle il incite les professionnels : rompre avec l’urbanisme des réseaux techniques, de la démesure (le « grand » ceci ou cela…), de la machine… Une ville habitable ne trouve pas sa qualité dans le déploiement technologique, mais dans l’appréciable routine qui magnifie les habitudes de chacun et laisse place au surréel.

La privatisation des villes

Dans les Trottoirs de la liberté, nous retrouvons les mêmes constats et les mêmes espérances, mais Gérard Sainsaulieu s’inscrit également dans la lignée littéraire et politique de Walter Benjamin, Georges Perec, Pierre Sansot, Paul Virilio et surtout d’Henri Lefebvre, d’où le sous-titre « espace de la République », car il voit les rues comme garantie de la liberté de chacun, pour autant qu’elles demeurent accessibles et gratuites. Or la privatisation grandissante des lieux urbains (gated communities, shopping malls, etc.) exclut les plus démunis (Sdf, chômeurs, pauvres…). Pour lui,

la rue recèle un contrat muet (non écrit, par conséquent indestructible) qui relie entre eux tous les habitants de la ville dans leur projet collectif d’un mieux vivre-ensemble.

Est-ce toujours vrai ? Et si les « riches » n’avaient que faire des « précaires » ? Et si la ségrégation territoriale qui se renforce dans la plupart des mégalopoles comme dans certains lotissements pavillonnaires transformait la rue en un objet de consommation ? On se « ferait » une rue, comme on « a fait » Agadir l’été passé et Saint-Domingue cette année ?

C’est ce qui ressort de la remarquable étude de Laurence Gervais sur Chicago. Le maire, en privatisant récemment la plupart des services publics municipaux, privatise la ville, et cette pratique a déjà une histoire plus que centenaire aux États-Unis (à Philadelphie, en particulier). Le logement social est détruit et sa population déplacée. À son emplacement s’édifient des habitations de standing pour la classe moyenne aisée ; les écoles, les parkings et les parcmètres, l’aéroport, une voie autoroutière, les parcs et les jardins deviennent privés, soit en concession pour une longue période, soit parce que leur entretien dépend d’une entreprise. Le résultat est une augmentation des tarifs…

L’enquête de Laurence Gervais mêle l’analyse de terrain, avec des entretiens d’habitants de gated communities, de fonctionnaires, de promoteurs, etc., et la réflexion théorique (sur la notion de gentrification, sur la société de consommation, sur le genre, sur l’insécurité et les caméras de vidéosurveillance, sur l’hétérotopie élaborée par Michel Foucault, etc.). Elle constate que partout s’étend le domaine privé des espaces publics (!), que les structures juridiques (Business Improvement Districts, Special service Areas, Tax Increment Financing…) œuvrent exclusivement dans ce sens, que la ville entendue comme un lieu accessible à chacun ne l’est plus, que la « déplanification urbaine » permet des montages financiers entre firmes qui accaparent les terrains les mieux situés pour y réaliser des opérations commerciales destinées à une population sociologiquement homogène. La ville (mais est-ce encore une ville ?) combine gated communities et malls :

Ces espaces contrôlés manipulent et renforcent des stéréotypes de genre liés à la consommation de masse ainsi que les assignations de rôles de sexe (obsession de la beauté plastique et du corps, discours sur la sécurité des femmes dans les quartiers nouvellement créés, rôles multiples des femmes en ville…), et ceux liés à la peur et à la sécurité. Mais le discours féministe sur l’émancipation des femmes est lui aussi récupéré et utilisé dans les stratégies marketing des promoteurs désirant attirer les femmes en ville.

Face à cette « fortification » des espaces urbains, que faire ? Laurence Gervais mentionne en fin de parcours, et sans y insister, des tentatives de « redémocratisation de l’espace urbain public », comme le mouvement associatif Acorn (Association of Community Organizations for Reform Now) ou Chaos (un groupe d’artistes opposés au Chicago Housing Authority’s Plan for Transformation mis en place par la municipalité de Chicago).

L’urbanisation planétaire s’effectue actuellement avec, sans et contre les villes. Chaque citadin est concerné : il faut redonner à ces villes l’esprit de la Cité qui les déserte. C’est loin d’être gagné !

Thierry Paquot

Librairie

Michel Lussault, L’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2013, 304 p., 22 €

Cet ouvrage donne tout son sens à une trilogie destinée à valoriser la dimension géographique de l’histoire et le rôle de la discipline dite géographique (au sens strict : l’écriture de la terre) dans un pays où l’Histoire et le Patrimoine jouent un rôle si crucial qu’il empêche de saisir la nature de la globalisation contemporaine. Une globalisation qui, si elle marque un « décentrement historique » de l’Europe, se lit d’abord sur des cartes qui découvrent une nouvelle géographie, à commencer par celle des nouvelles routes maritimes (voir notre dossier de juin 2013, « La mondialisation par la mer »).

Michel Lussault n’a cependant pas écrit un livre sur la globalisation mais sur l’« avènement du Monde », c’est-à-dire sur la possibilité de cohabiter dans un même monde. Après l’Homme spatial. La construction sociale de l’espace urbain1, il poursuit un effort d’élucidation conceptuelle en vue de s’accorder sur des mots et sur un langage, d’où la distinction initiale des trois termes de planète, de Terre et de Monde (la planète renvoie au « processus froid des systèmes de lois qui régissent une entité cosmologique », la Terre au processus chaud de l’histoire des groupes humains, et le Monde est cette « sphère qui nous contient tous et forme un unique lieu humain, une entité indivise, ce qui n’était pas le cas avant les années 1960 »).

Après De la lutte des classes à la lutte des places2, cet essai souligne à nouveau le rôle politique de l’interspatialité des individus dans un monde où la machine industrielle entropique a laissé la place à la machine informatique qui n’en finit pas de démultiplier les possibles. En conséquence, l’Avènement du Monde est d’abord un livre d’anthropologie politique qui prend en considération les mutations techniques contemporaines (à commencer par les nouvelles technologies de la communication et de l’information) tout en se réclamant de Hannah Arendt et de la nécessité toujours réitérée de commencer (d’où l’idée d’avènement), de « faire monde ». Comment « faire et refaire monde », au sens de composer l’interspatialité d’individus qui, si elle n’est pas issue de forces surplombantes, n’est guère assurée de favoriser naturellement une cohabitation mondiale ? Comment donc, c’est le sous-titre de l’ouvrage, protéger une habitation humaine de la terre ? Si on n’habite pas n’importe comment n’importe où, la prise en compte de la spatialité dans toutes ses dimensions est un point de départ indispensable. Faut-il alors s’étonner que l’importance accordée aux places où se rassembler (de la place Tahrir à celles qui accueillent en Europe ou aux États-Unis les mouvements du type Occupy) soit ici un leitmotiv ?

Dans cette optique, l’ouvrage s’engage dans trois directions. Une première partie se penche sur l’urbanisation rapide du monde et en souligne le caractère contrasté et biface : la mondialisation urbaine, un secteur où les acteurs doivent faire preuve d’attractivité (les villes sont aujourd’hui assujetties à des classements et à des critères d’évaluation comme les universités ou les États), va de pair avec des « luttes de classement » et une montée en puissance de l’informel qui est aujourd’hui décisive (au passage : comment l’urbaniste à la française peut-il saisir le rôle de l’informel alors qu’il ne voit l’urbanisation qu’à travers le marché ou la puissance publique, qui se définissent l’un et l’autre négativement par rapport à l’informel ?). Une deuxième partie observe la place impartie à la « mobilisation générale » et aux hyperspatialités alors que le territoire était privilégié (face aux mobilités) dans l’urbanisme d’État pyramidal. Cette deuxième partie, la plus sereine, précède une troisième partie de caractère philosophique où Lussault s’efforce de répondre au catastrophisme des adeptes du Principe responsabilité cher à Hans Jonas par l’élaboration d’un Principe vulnérabilité. Une vulnérabilité indissociable de la relation à l’espace mais aussi de la volonté de se faire une place, de trouver sa place, de s’exposer sur des places ; un principe vulnérabilité qui rappelle que l’espace urbain est propre et impropre (M. de Certeau) et surtout qu’il a une dimension politique.

Ce livre rigoureux, exigeant, fort bien charpenté, aide à entrer dans un Monde qui, s’il n’est pas celui de la fin du monde, n’est aucunement assuré de perdurer. Un Monde qui exige des Français d’être autant des géographes que des historiens.

Aujourd’hui, planète, Terre et Monde coexistent « globalement » et cette coexistence est la source de la complexité des questions que nous avons à aborder. De ce fait, comprendre la cohabitation humaine impose de bien saisir l’articulation de ces trois registres de la planète, de la Terre et du Monde et de le faire en acceptant que c’est à partir du Monde et pour lui qu’il nous faut inventer une nouvelle conception pour organiser nos espaces de vie en commun.

C’est bien de la durée publique d’un monde commun qu’il s’agit (« durée publique » est une belle expression de M. Merleau-Ponty). Et de rappeler qu’exister exige de sortir de soi et de chez soi (ex) et que l’espace est porteur d’espoir, comme le signifie le latin spes.

Olivier Mongin

Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper ou comment humaniser la mondialisation, Paris, Le Seuil, coll. « Débats », 2013, 196 p., 18 €

Dans la lignée, et sans doute comme une synthèse de sa série intitulée les Forces imaginantes du droit, cet ouvrage a une ambition inversement proportionnelle à sa taille : il s’agit d’« humaniser la mondialisation » en dégageant un triple objectif, résister à la déshumanisation, responsabiliser les titulaires du pouvoir et anticiper sur les risques à venir.

La première partie dresse un panorama des « contradictions de la mondialisation ». D’une part, devant le contrôle des migrations, l’aggravation des exclusions sociales, la multiplication des menaces sur l’environnement et la persistance des crimes internationaux, Mireille Delmas-Marty pointe du doigt les faiblesses des droits de l’homme face à la puissance des marchés ainsi que l’impuissance de la justice pénale universelle. D’autre part, elle souligne l’ambivalence des nouvelles technologies qui à la fois permettent de libérer l’homme de ses contraintes et contribuent à l’asservir, via notamment la marchandisation du corps et la globalisation de la surveillance.

Mireille Delmas-Marty souligne ainsi notamment le danger de l’ouverture des marchés sur l’immigration, susceptible de fragiliser une partie de la population devenue une main-d’œuvre vulnérable à la merci de « trafiquants sans scrupule », mais elle regrette d’un autre côté l’accroissement de la répression et des mesures pénales envers les populations immigrées qui tendent à rendre impossible toute hospitalité universelle et toute solidarité. Autre conséquence de cette mondialisation liée à l’ouverture des marchés : la transformation de l’État social en État marchand, la mise en concurrence des systèmes de droit (law shopping), encouragée par la Banque mondiale et la jurisprudence communautaire, aggravant l’exclusion sociale et la précarité. Ainsi,

si les exclusions sociales s’aggravent malgré la prospérité économique, c’est que la contradiction entre les enjeux économiques et financiers et les enjeux sociaux est renforcée par une mondialisation juridique qui dissocie le droit du marché du droit social et favorise une culture du marché, neutralisant par avance les initiatives nationales.

(p. 50)

Autre problème de la mondialisation : l’environnement. Il s’agit de trouver des accords communs entre pays industrialisés et en voie de développement, ce qui ne va pas sans poser problème quant au droit de propriété, étendu aux ressources naturelles. À cet égard, l’auteur remarque les faiblesses existantes de la justice pénale internationale, qui n’a pas encore les compétences pour pouvoir sanctionner les groupes économiques internationaux. Le dernier chapitre de la partie sur les contradictions de la mondialisation concerne « les risques d’asservissement par les nouvelles technologies ». Ici, Mireille Delmas-Marty souligne qu’avec la société de surveillance ou la sélection des embryons, nous nous trouvons en face de la même contradiction : au nom de la liberté individuelle, les nouvelles technologies

risquent de laisser le seul jeu de l’offre et de la demande déterminer l’avenir d’une humanité préformatée, alors que les effets engagent, de façon sans doute irréversible, l’avenir de l’humanité.

(p. 84)

Pour pallier ces contradictions de la mondialisation, Mireille Delmas-Marty propose de procéder en trois étapes développées dans une seconde partie : résister à la déshumanisation, responsabiliser les titulaires du pouvoir et anticiper sur les risques à venir. Dans la perspective de la résistance à la déshumanisation, l’auteur évoque la possibilité souhaitable d’une extension de « crime contre l’humanité » à l’eugénisme, au clonage ou à d’autres formes de fabrication de l’être humain. L’indétermination propre à l’homme constituerait ainsi un critère mis en avant contre toute tentative de « prédétermination ». D’autre part, dans l’optique d’une révision des rapports entre les hommes, la nature et les animaux, Mireille Delmas-Marty envisage la possibilité de remplacer la relation d’opposition entre sujets et objets par la relation entre les habitants et leur milieu. Si elle concède la teneur quelque peu radicale de cette proposition, elle n’en affirme pas moins la nécessité de « dépasser la summa divisio entre personne et chose » (p. 135). Dans sa partie sur la responsabilisation des titulaires du pouvoir, Mireille Delmas-Marty remarque la difficulté à juger les entreprises multinationales et les États.

La justiciabilité ne devient efficace que sous la pression d’une participation citoyenne qui souligne, ici encore, le rôle moteur des acteurs civiques.

(p. 163)

Elle évoque notamment la création novatrice, d’origine scandinave, de médiateurs permettant d’assurer la défense des absents (tels que les générations futures), formule qui peut s’avérer très adaptée par exemple au droit de l’environnement. Plus largement,

[il est] nécessaire de faire apparaître les droits des générations présentes comme des limites aux devoirs des générations futures.

(p. 193)

À la question « Que peut le droit ? », Mireille Delmas-Marty répond : résister, responsabiliser et anticiper, mais elle rappelle que cela ne peut fonctionner que si l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux se sentent concernés et s’impliquent dans l’élaboration d’une mondialisation plus humaine.

Édouard Jourdain

Ève Charrin, La Voiture du peuple et le sac Vuitton. L’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013, 208 p., 16 €

Certains objets, certaines scènes, sont des aventures surprenantes de la vue, mais aussi des clés de compréhension du monde présent. Ici, le lecteur est conduit par la main sur le chemin tant cherché qui va d’une forme à un sens. La délicatesse du ton, le choix de la liberté dans les manières de dire soulignent la force de la pensée : ici, très exactement, on réfléchit. Les choix d’objets sont très forts : l’atmosphère d’un écrit diplomatique, un petit tabouret de plastique, une pomme, l’usage de l’imparfait, un objet criant de « bling bling », une fugue non prévue en Inde, magnifique diagonale en direction d’un étrange « futur antérieur », etc.

C’est une pensée phénoménologique et symphonique : Ève Charrin part de ce qu’elle a sous les yeux, par exemple une pomme, et, tout en gardant cette pomme en main, elle joue de toutes les strates de sa pensée pour la faire exister comme matrice de significations. La pomme-miroir se met à tourner, et capte des références, des échos, à toutes les échelles et sur tous les niveaux. Les changements de registre sont effectués en virtuose grâce à une écriture dont l’élégante simplicité n’a d’égale que la rigoureuse précision : ce qui permet de laisser à l’objet la force de sa présence, et sa résistance quasi physique à la pensée qui tente de la dévorer : chacun des chapitres reste centré, aimanté, sur son objet – sac de voyage, voiture, climatiseur, sushi – jamais transformé en ectoplasme symbolique. En ce sens, la pensée d’Ève Charrin se situe autant dans une tradition phénoménologique que dans la ligne sémiologique des Mythologies de Roland Barthes, à laquelle bien sûr elle se réfère.

À cause de ce côté têtu et exigeant, respectueux de la scène réelle, la pensée offerte ici est aussi symphonique, et tous les instruments sont joués pratiquement en même temps, grâce au talent de l’écriture, qui valse entre les différents niveaux de pensée, sans jamais s’abandonner ni oublier le sens de la gravité ; c’est une question d’honneur et d’ironie.

On sent que l’auteur a derrière elle une culture formidablement plurielle, toute une armée qu’elle sait ne pas utiliser, mais dont elle fait poindre parfois le trait rigoureux, celui d’une référence bien placée, qui tend et retient la toile de la pensée en plein vent, sans jamais en charger la barque filante. Une culture où les grands classiques issus de nombreuses disciplines (sciences sociales, sciences politiques, juridiques, économiques, littéraires, etc.) voisinent avec d’énormes stocks de dévorations de tout depuis l’adolescence. C’est quelque chose que le lecteur pressent avec jubilation : une culture où les blocs d’images sont saisis dans l’atmosphère de leur moment historique, les années 1970 ou 1980 par exemple. La « culture » alors devient quelque chose de poignant, qui nous relie aux séquences passées d’une drôle de façon, comme au travers d’un cocon oublié.

Les phrases sont courtes, le sujet ne se cache pas, le « je » est présent souvent, ce sont des « pensées » autour de quelque chose, qui muent et tendent vers une ligne de compréhension où interviennent le social et le politique avec une pertinence très fine. Et puis, comme surfant sur des vagues plus graves qui se formeraient dans le texte, prêtes à s’enfler vers la violence et la tempête jamais déniées du monde, l’auteur revient à son niveau d’entre deux eaux, en quelques mots, où les jeux de mots, les injures lancées à l’intérieur (« aux grands maux les gros mots ») ou les onomatopées jouent leur partition. Souvent, l’onomatopée permet l’économie des explications et des liaisons entre l’avant et l’après : on saute – et même on bondit dans la joie de lire. Comme ce flap flap presque politique qui rend sonore une forme latérale de dérangement déglingué des choses, par exemple celui d’un désordre minimal produit dans les drapeaux par un vent imprévu : l’étendard fait flap flap, et les réjouissances et autres programmes des solennités totalitaires ne collent plus tout à fait au film, quand les officiels éternuent grotesquement parce que la climatisation n’est pas au point – comme si le désordre et le bordel de la désorganisation que produit un matériel chaotique tiraient la scène du côté de la démocratie, puisqu’il fait un peu vaciller toutes les belles verticales de l’ordre prescrit. Mais ici aussi, l’auteur se retient, et dégoupille la fausseté ouverte : le chaos des inégalités quand rien ne marche n’est esthétique que pour ceux qui se trouvent du bon côté, non, quand tout est déglingué, cela n’a rien de démocratique non plus. Apparaît alors que l’association entre désordre, transgression et démocratie semble relever d’un stéréotype français daté.

Dans tous ces chapitres, le lien avec le politique est très délicatement soudé : un acier fin entre le refus d’accepter tranquillement certains aspects du monde tel qu’il va et l’impossibilité d’adopter la moindre posture de confort idéologique. Le retour à l’objet alors s’impose, quand, trop souvent, il devient leurre, ou imposture, dans les griffes d’un système économique dont on se surprend à rêver que, flap flap, il puisse faseyer, comme le fait une voile mal réglée.

Véronique Nahoum-Grappe

Sylvie Sesé-Léger, Mémoire d’une passion. Un parcours psychanalytique, Paris, Campagne première, 2012, 132 p., 18, 50 €

Le parcours psychanalytique dont le livre fait mémoire s’ouvre sur une strophe d’une poésie de Jean de La Croix :

Je suis entré où ne savais
Et je suis resté sans avoir
Toute science transcendant

Sylvie Sesé-Léger nous entraîne dans un trajet au cours duquel elle fait, « demeurant sans savoir », l’expérience de l’Autre et devient passeur d’âme, avec passion.

En croisant avec finesse et discrétion son aventure et des réminiscences de son histoire personnelle qui surgissent de façon associative avec le charme d’une surprise, elle écrit autre chose qu’un récit autobiographique. Témoin engagé depuis plus de trente ans dans l’histoire de la psychanalyse, elle nous raconte, avec la distance de l’après-coup, la ronde frénétique des transferts dans lesquels tout analysant se trouvait pris s’il voulait devenir analyste. Bien mieux que les historiens de la psychanalyse, elle nous fait saisir la pratique de la « passe », telle que l’avait imaginée Lacan, en ses tours et ses tourbillons qu’elle illustre avec humour par la comptine du furet. La passe faisait intervenir, pour valider le passage du divan au fauteuil, demandé par l’analysant qui voulait devenir analyste (et recevait alors le nom de « passant »), deux analystes qui joueront le rôle de « passeurs ». Le passeur était désigné par son analyste (analyste de l’École) ; il recevait ainsi une demande de son analyste, et si l’on croit comme l’a soutenu Lacan que toute demande est une demande d’amour, il n’est pas difficile de deviner la maladie d’amour qui pouvait s’ensuivre. À cela s’ajoutait l’élément irrationnel du tirage au sort, dont la fonction était peut-être d’en finir avec tout académisme, toute maîtrise du savoir que Lacan dénonçait dans les sociétés de psychanalyse. Mais qui fut cependant maître plus arrogant que Lacan, le chef de l’École ? Je me rappelle avec horreur la cour effrénée que lui faisaient, à la fin des années 1960, les étudiants en philosophie, leur empressement à jouer les serviteurs et les petits valets. Je fuyais Lacan, si éloigné de Bachelard, soucieux de ne pas imposer ses vues et disposé à voir l’élève devenir son maître ; si éloigné de Stanislas Breton, dont je suivais les cours, et qui faisait surgir, improbable et imprévisible, l’horizon d’un chemin de vie et de pensée. Lacan ne fut pas seulement un maître tyrannique, il a fait de la « passe » une passion mortifère. Les passeurs s’offraient à lui, l’Autre, sans lequel rien ne se passait. De la passe, Sylvie Sesé-Léger écrit le roman. Mais chez elle, la passion de la passe, toujours régulée par le respect du désir de ses analysants, servait une autre passion, qui toujours l’habite, celle de la transmission.

Quel instant catastrophique fut alors pour Sylvie Sesé-Léger, et pour tant d’autres, la dissolution, par Lacan lui-même, en 1980, de l’École freudienne de Paris ! Elle nous fait sentir les bouleversements de ce séisme dévastateur. Face aux jeux de pouvoirs cachés, s’exerçant avec une cruauté digne de l’état de nature tel que Hobbes l’imagine, Sylvie Sesé-Léger a fait sienne l’interrogation alors inévitable sur la possibilité même d’une communauté analytique. Mais son désir de contribuer à la transmission de la psychanalyse n’a rien perdu de sa vigueur. Dans la confiance toujours renouvelée en l’expérience analytique sous toutes ses formes, sans jamais désespérer des liaisons institutionnelles, elle montre que rien n’est jamais achevé et que, de l’échec même, quelque chose peut naître.

Sylvie Sesé-Léger avait aimé l’École freudienne de Paris comme on aime une première demeure, une maison mère ; elle a su quitter cette maison et, avec quelques autres, construire, à Campagne première, une demeure largement ouverte à la multiplicité psychanalytique, une société de psychanalyse, la Société de psychanalyse freudienne, délibérément sensible à l’invention clinique de chaque analyste, exigeant un retravail incessant de la théorie, dénonçant l’illusion de réinventer pour chaque cure la psychanalyse, selon un des derniers mots de Lacan. La psychanalyse n’est pas tombée du ciel, elle n’est pas perennis ; elle a une origine et une histoire, dans lesquelles chaque analyste s’inscrit, avec d’autres, en sa singularité et celle de tout analysant. L’institution, à toujours réinstituer, reçoit alors une fonction de transmission et de réduction du désir fou, présent en chacun, d’être sans père ni mère, causa sui, prédicat du seul principe, que Plotin eut la sagesse de faire précéder d’un « comme si ». Le rapport à l’institution ne se pose plus en termes de dedans et de dehors ; elle a son dehors au dedans et elle est en mouvement. C’est l’interprétation que je donne des quelques pages consacrées à Georg Groddeck.

Le transfert en son intranquillité, dont Sylvie Sesé-Léger fait la théorie en élaborant une théorie du « contrôle » (moment d’analyse pour un analyste de sa pratique analytique avec l’aide d’un autre analyste), déplie des lieux de créativité où se nouent, dans « un texte métis » que composent les dits de l’analyste et de l’analysant, les hétéronomies nécessaires au devenir de l’âme et à la transmission de la psychanalyse. Tout itinéraire psychanalytique se déploie dans la traversée houleuse de transferts, sans lesquels il n’y aurait aucune transformation de l’âme. Sylvie Sesé-Léger, dans sa théorie du contrôle, donne un nouveau tour au terme freudien d’influence, flux d’énergie, d’affects, de signifiants, transportés par l’analysant sur son analyste, lui-même en lien avec un autre analyste, avec d’autres analystes.

Dans un discours commandé par la question de la transmission, l’influence n’est pas un concept descriptif, mais un concept explicatif témoignant de la plasticité de l’âme, en devenir jusqu’à la mort, dont la métapsychologie a à rendre compte. La psychanalyse n’est pas une science mais une mise en œuvre des jeux inattendus de « la fonction méta » qui se déploie en métaphores, métamorphoses, et métastases3, et sans laquelle nous ne pourrions ni penser ni théoriser dans la mesure où la théorie est fiction. Mais pourrions-nous penser sans l’élan des transferts en leurs intrépides transports ?

Marie-Odile Métral

Paul Murray, Skippy dans les étoiles, Paris, Belfond, 2013, 677 p., 23 €

Avec ce second roman, le premier à être traduit en français, ce jeune auteur, un temps libraire après avoir fait des études de littérature au Trinity College de Dublin, poursuit sur un mode comique et grave à la fois sa peinture de la société irlandaise. Après avoir proposé dans An Evening of Long Goodbyes4 une satire hilarante du « tigre celtique » à travers les mésaventures d’un homme de vingt-quatre ans, condescendant et prétentieux, accroché à son manoir familial et au monde décalé qu’il symbolise, Paul Murray s’attache à une autre réalité, la vie dans une institution catholique dublinoise.

Comme l’indique le titre original, Skippy Dies (« Skippy meurt »), plus explicite et brutal, le récit s’articule autour de la mort d’un adolescent de quatorze ans, Daniel Juster, surnommé Skippy en raison de sa ressemblance avec le kangourou d’une série télévisée. Entre les six premières pages qui détaillent le décès et les deux dernières qui, sous la forme d’un bulletin de Noël, concluent cet automne mouvementé de 2003 dans le collège Seabrook, Paul Murray consacre plus de quatre cent cinquante pages aux événements qui ont précédé le drame et environ deux cents pages à ses conséquences, faisant du temps un acteur à part entière du récit.

Une construction serrée voit graviter dans les couloirs du collège et dans ses alentours une vingtaine de personnages, élèves, professeurs, prêtres bien évidemment, mais aussi jeunes filles de l’école voisine, parents, compagnes, dealers, émigrés, propriétaire ou employés de bar. Chacun, à sa manière et en ses termes, se trouve impliqué par la violence de cet épisode qu’il peine à intégrer. Dans un système qui se veut le gardien d’un héritage éthique, l’intrusion d’éléments comme la drogue, la sexualité, les troubles alimentaires, la pédophilie, la croyance en des univers parallèles, fait résonner autrement les valeurs qu’il prétend défendre.

Mais, au-delà de la description caustique et tendre de l’adolescence, de la perception humoristique de la vie dans un univers clos ou de l’évocation poignante des dangers qui menacent des êtres fragilisés par des blessures secrètes, Paul Murray excelle à décrypter tout ce qui peut, à force d’hypocrisie, de compromission, de renoncement, voire de trahison, favoriser la pérennité d’un statu quo, aussi inacceptable et factice soit-il. Le personnage de Skippy est investi comme celui qui maintient en équilibre précaire toutes les composantes d’une institution dont il incarne les contradictions ; sa mort ne peut donc qu’être instrumentalisée pour que le collège Seabrook et ses membres lui survivent.

Le rythme du roman est intense : les séquences étoffées qui s’attachent à un personnage en particulier ou détaillent le déroulement d’une aventure sont soudain interrompues par des formules lapidaires qui synthétisent un sentiment, catapultent une affirmation, projettent un nouvel angle d’approche ou bouleversent l’image des héros.

Cette alternance, souvent conjuguée au présent, conforte l’image de ces adolescents, à la fois hésitants et impulsifs, que Paul Murray s’amuse avec tendresse à caricaturer pour aussitôt s’attacher à leurs faiblesses, révéler leur cruauté et exposer leur vulnérabilité. Ruprecht, le camarade de chambre de Skippy, est le prototype du génie obèse, Carl, rival en amour de Skippy, est un psychopathe qui se taillade les bras, Lori est obsédée par son apparence. Mais Ruprecht ment sur ses parents qui, ni décédés ni botanistes à la recherche de plantes médicinales rares, ont une entreprise de plomberie ; Lori cache ses pilules pour maigrir dans le ventre de son nounours ; Carl doit supporter les hurlements de sa mère qui accuse son père de liaisons extraconjugales. Pour ne pas s’écrouler, ils s’inventent des échappatoires : Ruprecht se réfugie dans la science, Carl dans le trafic de drogue et le sexe, Lori dans les troubles alimentaires.

Le ton est résolument enjoué, comme s’il s’agissait du passage en accéléré de la bande-annonce d’un film comique qui risque à tout moment de basculer dans le drame. La narration de la fête d’Halloween, qui dégénère quand la musique est piratée, que des stupéfiants sont versés dans les boissons et que les deux enseignants responsables, Howard et la ravissante remplaçante de géographie, s’éclipsent, est édifiante, à la fois hilarante et lourde de conséquences.

Le recours à des phrases en italiques, à des textos, à des abréviations, la centralité du téléphone portable, de l’ordinateur, les références elliptiques à des programmes télévisés, à des musiques et chanteurs branchés, insufflent au récit une forme d’urgence. Tout semble devoir se jouer très vite : la perte de poids, la découverte de la sexualité, la consommation de drogue, les découvertes scientifiques, la reconnaissance de ses pairs.

A contrario, Paul Murray s’autorise de longues digressions sur des missions en Afrique, sur l’Irlande, ses légendes ou des épisodes méconnus de son histoire comme la bravoure de ces hommes, engagés volontaires pendant la Première Guerre mondiale et décimés à Gallipoli. Ces récits s’inscrivent dans la durée, en rupture avec les rebondissements fulgurants qui secouent le quotidien du collège.

En racontant en parallèle les histoires de Skippy et de Howard, le trader malchanceux reconverti en professeur d’histoire dans son ancien collège, en croisant les portraits de leurs camarades de classe ou collègues de travail, Paul Murray s’interroge sur le sens de ces sursauts d’insoumission. La résonance négative des doutes, chagrins et espoirs qui habitent les élèves, les réactions de rejet, de déni, rarement de compassion, qu’ils suscitent chez leurs aînés, guides moraux et religieux, en dénoncent le caractère illusoire. Pour ces adolescents rebelles et torturés, l’avenir ne doit-il être qu’« une pancarte indiquant “sortie” et menant à un vide noir » (p. 668) ?

Sylvie Bressler

Brèves

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, Paris, Le Félin, 2013, 148 p., 11 €

C’est en refermant ce livre que m’a saisi la nouvelle de la mort brutale, à 35 ans, de Nathanaël, qui avait publié dans Esprit un texte tiré de sa thèse (dirigée par Jacques Rupnik et Christian Lequesne) sur les dissidents d’Europe centrale (« Politique des droits de l’âme. La Charte 77 et ses échos français », février 2009). Il était ensuite devenu consultant, m’avait aidé à élaborer notre numéro sur la vieillesse (« La vie dans le grand âge », juillet 2010) et donné de précieux conseils pour nos dossiers sur l’enseignement supérieur. La réussite du consultant, découvre-t-on dans cet ouvrage où s’impose la parole à la première personne, ne comblait pas ses aspirations personnelles, attirées en partie vers le grand silence de la contemplation. Le destin de l’homme actif, sous pression, toujours en retard, bouclant les projets les uns après les autres mais ne parvenant plus à fixer son attention, sollicitée de toutes parts, lui évoquait celui des moines errants dits « girovagues », faux spirituels étourdis par les tentations mondaines. Mais puisque le travail contemporain est une course en avant, comment le girovague peut-il, à défaut de choisir la vie retirée de l’ermite, apprivoiser le sentiment douloureux du « démembrement intérieur » et surmonter la dispersion de la vie active ? Contre la fuite dans la distraction, il s’efforce de saisir la beauté fugitive d’un moment, il consacre un instant d’attention intense à ses gestes, à ce qu’il perçoit, à ce qui l’entoure. Et s’il approche de la vie monastique, c’est pour un aller et retour qui lui permettra de poser à nouveau un œil neuf sur le monde sublunaire qui n’est pas si vain. Cette situation « au seuil du monde », dont le sens s’assombrit inévitablement après l’affreuse nouvelle de sa mort prématurée, n’avait rien d’un adieu : elle signifiait bien une victoire sur la peur du vide, victoire conquise par l’écriture qui, comme un exercice spirituel, parvenait ici à rétablir la continuité d’une vie malgré le déchirement des aspirations contradictoires.

M.-O. P.

Jean Marcou, La nouvelle Égypte. Idées reçues sur un pays en mutation, Paris, Le Cavalier bleu, 2013, 208 p., 20 €

« On est frappé, dans ce pays où une personne sur deux a moins de 25 ans, tant par la multiplicité des associations civiles que par la vitalité des débats et des contestations qui traversent le champ social. » Enseignant dans une filière politique de l’université du Caire pendant de nombreuses années, Jean Marcou a beaucoup appris et écouté, c’est pourquoi il dessine fort bien le paysage social et politique de l’Égypte et nous débarrasse d’une approche de ce pays par les nombreux clichés dont il est victime depuis les événements du 25 janvier 2011. Oui, le pays a connu une révolution, et la parole publique s’est libérée ; non, la religion musulmane n’est pas en voie de disparition, bien au contraire ; non, les partis politiques radicaux, à commencer par les Frères musulmans (nés en terre égyptienne et harcelés par les nassériens), qui ont porté au pouvoir le président Morsi ne sont pas soutenus par la majorité de la population musulmane ; non, la transition démocratique n’est pas gagnée car l’opposition est divisée et le pays subit une grave crise économique. Ainsi une révolution a-t-elle bien eu lieu, mais la démocratie n’en est pas l’aboutissement assuré. Il n’en reste pas moins que la place Tahrir, fort bien décrite et mise en scène par l’auteur, continue d’apparaître comme l’espace vide de la fondation… Comme en Tunisie, de la fondation à l’institution de la démocratie, le chemin sera long et la constitution menace d’aller à contre-courant.

O. M.

Boris Petric, On a mangé nos moutons, Paris, Belin, 2013, 160 p., 15, 90 €

Un pays comme le Kirghizstan, tout comme ceux de cette région du monde qui ont dû se réveiller du soviétisme, révèle en miroir grossissant les impensés du nouveau modèle qu’on leur plaque, à travers ses effets souvent absurdes. Ce qui donne à ce livre un certain humour tout de description, d’autant que Boris Petric mène son étude de terrain à la manière d’un anthropologue qui n’a pas oublié d’être voyageur, pourvu d’un œil qui s’étonne, tout en décryptant. Livre aussi bien pensé qu’écrit, On a mangé nos moutons tire son titre de ce qui fut la principale ressource du pays, avant d’être éradiquée par les réformes mises en place par les institutions internationales, relayées par les Ong et fondations philanthropiques. Au profit de quoi ? De la fameuse politique dite « d’ouverture », c’est-à-dire une libéralisation destinée à attirer les investissements étrangers et les visiteurs les plus nombreux possible. Ce qui oblige la population à un jeu de dédoublement permanent, qu’illustre d’emblée l’entrée en matière de l’ouvrage : l’anthropologue et son équipe arrivent sur un haut plateau à proximité d’un campement. Un homme et une femme, les voyant, rentrent aussitôt dans leur yourte et en ressortent peu après en tenue traditionnelle kirghize. Explication : ce campement, avec le panneau Sheperd Life, est destiné au tourisme « durable », et, de fait, sous la tente, il y a tout ce qu’il faut de technologie. L’anecdote est symbolique du double jeu auquel s’est pliée toute la nation : on s’est mis au commerce libéral avec le zèle du néophyte que l’on a vu et voit dans les pays ex-soviétiques, mais comme cela ne réalise pas encore les promesses économiques du système, la population continue de pratiquer ce qu’elle pratiquait sous la tutelle soviétique : « Il y a deux registres de comportement, l’un normatif et l’autre pragmatique », constate Boris Petric. Autrefois bardé d’installations industrielles, infrastructures, barrages et écoles produisant un taux d’alphabétisation particulièrement fort, ce pays se livre maintenant à tous les visiteurs – hommes d’affaires, évangélistes, scouts, Ong protestantes… – pour que, dans un accueil favorable a priori à tout ce qui fait figure d’économie de marché, les anciens bergers deviennent « les figures emblématiques du biznesman et du demokrat ». Mais il est vrai que l’Histoire se fait en jouant, aussi et peut-être surtout.

J.-Ph. D.

Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, Paris, Collège de France/Fayard, 2013, 64 p., 10, 20 €

Dans sa leçon inaugurale prononcée à la fin de l’année 2012 au Collège de France (voir son entretien avec Mireille Delmas-Marty dans Esprit, novembre 2012), l’auteur d’Homo juridicus se réfère d’emblée au Procès de Kafka (celui-ci a consacré toute sa vie professionnelle à la mise en œuvre de la loi sur les accidents du travail adoptée en 1887 par l’Autriche-Hongrie) pour rappeler ce qu’est l’esprit de la Loi. « Dans les termes du gardien de la Loi dans le Procès, il n’est pas possible d’entrer dans la Loi, d’accéder à ce qui serait sa raison ultime […]. La science est impuissante à fonder un ordre juridique. Les principes sur lesquels repose un tel ordre sont affirmés et célébrés, mais ne sont pas démontrés et démontrables. » Titulaire d’une chaire inédite intitulée « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », Alain Supiot éclaire dans cette conférence les soubassements nationaux du droit social (les liens de l’Allemagne avec le droit du travail, de la Grande-Bretagne avec la sécurité sociale, et de la France avec les services publics) avant de s’arrêter sur les évolutions d’un droit né avec les accidents du travail dans l’univers industriel. Si la globalisation économique contribue à remettre en cause les ancrages nationaux, Supiot n’en pense pas moins qu’il est urgent de repenser des formes de solidarité dans le cadre de celle-ci, univers réticulaire et non plus pyramidal. Mondialiser la globalisation, c’est créer des solidarités autrement, orchestrer des mondes communs. Ce pour quoi le droit social a un rôle décisif à jouer, décisif mais inédit.

O. M.

Valérie Charolles, Philosophie de l’écran. Dans le monde de la caverne, Paris, Fayard, 2013, 312 p., 19 €

Les questions numériques font souvent l’objet d’une approche sectorielle, technique, comme si la prolifération des écrans dans nos vies ne les affectait qu’à la marge. Or, comme le montre bien Valérie Charolles, les écrans nous accompagnent depuis avant même notre naissance (à travers les échographies) et jusqu’à notre mort (souvent constatée sur un écran dans un hôpital). Dès lors, ce sont toutes nos catégories de pensée que l’irruption des écrans recompose, et il faut prendre la mesure, philosophiquement, de cette recomposition. Non pas pour la déplorer, mais pour s’atteler à concevoir un autre discours de la méthode, qui nous permette de penser le nouvel espace et le nouveau temps que créent les écrans. L’auteur s’intéresse ainsi, au travers de courts chapitres, à plusieurs domaines et notions (le marchand et le non-marchand, le public et le privé…), en faisant à chaque fois un détour par (ou un retour à) l’histoire des sciences et de la philosophie, pour analyser en quoi les frontières ont bougé, et comment la philosophie doit prendre en compte ce mouvement.

A. B.

Jean-Baptiste Malet, En Amazonie. Infiltré dans le « meilleur des mondes », Paris, Fayard, 2013, 168 p., 15 €. Günter Wallraff, Tête de Turc, Paris, La Découverte, 2013 (1re éd. 1986), 320 p., 12 €

À force de parler d’économie numérique et de monde virtuel, on en oublierait presque que tout un pan de cette économie (le commerce de biens en ligne) repose sur du « dur ». C’est cette dureté que Jean-Baptiste Malet met en scène ; infiltré dans l’entrepôt logistique d’Amazon à Montélimar, il travaille pendant un mois en tant que picker (celui qui va chercher les produits dans les rayonnages) dans l’équipe de nuit, et décrit ensuite ce qui se cache derrière le « clic » de la commande. Des conditions de travail extrêmement dures (42 heures de travail de nuit hebdomadaires), des salariés suivis à la trace dans tous leurs gestes par le scanner qu’ils portent autour du cou, une culture d’entreprise autarcique et autoritaire que masque un vernis bon enfant (tutoiement obligatoire, injonction à « s’amuser »). En somme, une industrie du xxie siècle, qui valorise l’initiative (c’est-à-dire l’augmentation constante de la productivité), la convivialité (tout en empêchant les salariés de se parler pendant les heures de travail) et le service au client, mais qui semble reposer sur les mêmes principes de gestion du personnel peu qualifié que bien des industries du xixe… Le tout dans une relation floue au droit du travail français (alors que l’État et les collectivités locales subventionnent abondamment Amazon), pour ne rien dire du droit fiscal, et au mépris de « l’exception culturelle », puisque les livres sont considérés sur le même plan que l’électroménager. En bref, un livre qui vous donne envie… d’aller chez votre libraire.

Une autre enquête de journaliste en immersion, un grand classique cette fois-ci, est rééditée par les éditions de La Découverte. Dans Tête de Turc, paru pour la première fois en France il y a presque trente ans, Günter Wallraff se met dans la peau d’un travailleur immigré turc en République fédérale d’Allemagne. Et vit, dans sa chair et dans son esprit, les discriminations, humiliations et souffrances que subissent ses éphémères compatriotes.

A. B.

Jean-Hervé Lorenzi, Jacques Pelletan, Alain Villemeur, Rajeunissement et vieillissement de la France. Une politique économique pour la jeunesse, Paris, Descartes et Cie, 2012, 180 p., 17 €

Voilà un ouvrage qui permet de comprendre pourquoi le débat qui aura lieu au cours de l’automne sur les retraites ne devrait pas se limiter, comme cela semble s’annoncer, à des échanges techniques sur le bouclage financier du système. En effet, le vieillissement en cours de la population française (allongement de la durée de vie, poids proportionnel grandissant des retraités dans la population, mais aussi « rajeunissement » puisque les années de retraite sont vécues en meilleure santé et que l’invalidité intervient plus tard) change l’ensemble des relations entre les générations et pose la question de l’équité intergénérationnelle. La France, en Europe, se distingue particulièrement dans le sous-investissement en faveur de sa jeunesse, qui est fatalement un sous-investissement dans l’avenir (éducation, formation, innovation…). Or il n’existe pas de modèle de croissance soutenable, socialement juste et économiquement efficace si on laisse la jeunesse de côté. Dès lors, la question des transferts intergénérationnels doit être mieux prise en compte dans les priorités de l’action publique. Mais pourquoi ce sujet, qui touche très concrètement aux comptes sociaux de la nation aussi bien qu’aux échanges au sein des familles, a-t-il tant de mal à s’imposer dans le débat ? Il touche en fait, montrent les auteurs, à trois questions difficiles : faire le point sur les inégalités entre générations (en tenant compte des transferts privés et publics mais aussi, ce qui est plus difficile, des « héritages » et des « créances » liées à chaque génération) ; comprendre pourquoi la priorité donnée aux retraités plutôt qu’aux jeunes s’est imposée depuis plus de trente ans (résultat d’une série d’arbitrages implicites puisque personne ne revendique un « conflit des générations ») ; enfin anticiper l’impact de ces écarts générationnels sur la croissance à venir. C’est pourquoi le livre propose quatre scénarios prospectifs tenant compte des effets économiques et sociaux liés au vieillissement : il s’agit de montrer pédagogiquement que des choix sont encore possibles mais que la trajectoire actuelle n’est pas soutenable. Les « emplois aidés » ciblés sur les jeunes non diplômés ne sont pas à la hauteur des enjeux, c’est un rééquilibrage d’ensemble vers l’investissement dans la jeunesse qu’il faut opérer, pour donner de nouvelles armes à des jeunes qui n’auront pas les mêmes opportunités que la génération des Trente Glorieuses.

M.-O. P.

Alain Baubion-Broye, Raymond Dupuy, Yves Prêteur (sous la dir. de), Penser la socialisation en psychologie. Actualité de l’œuvre de Philippe Malrieu, Toulouse, Érès, 2013, 270 p., 28 €

Il faut redécouvrir Philippe Malrieu, né en 1912 à Carcassonne et mort en 2005. Admis à l’École normale supérieure en 1931, il obtient l’agrégation de philosophie en 1938, reçoit l’enseignement décisif pour lui de Cavaillès, qui lui suggéra de s’intéresser à Heidegger, ce qu’il fit en lui consacrant un diplôme de fin d’études intitulé « La conception de l’action technique chez Marx et Heidegger », au terme duquel il se rend à Fribourg pour suivre les cours du philosophe allemand… en 1933. Il y découvre un Heidegger rompu à l’idéologie nazie et rentre alors en France pour commencer une carrière d’enseignant en philosophie qu’il prolongera jusqu’en 1951, après avoir été résistant pendant la guerre, en se tournant progressivement vers l’enfant, dont il étudie les émotions et la conscience du temps. Ses deux thèses de 1952 et de 1953, « Les émotions et la personnalité de l’enfant » et « Les origines de la conscience du temps », lui offrent l’occasion de succéder à Ignace Meyerson à l’Institut de psychologie de l’université de Toulouse. À travers son engagement en faveur de la psychologie, comme alternative à une certaine philosophie, prolongeant les analyses de Meyerson, chassé en 1940 de son poste de directeur d’études de l’École des hautes études par les lois raciales de Vichy et contraint de se replier à l’université de Toulouse, il récuse toute fonction adaptative de la psychologie. Dans un texte de 1969 reproduit dans ce volume, « Les fonctions sociales de la psychologie », il note que l’appel à la psychologie ne peut être à l’avenir que renforcé par les demandes sociales en tous genres tant elles réclament une meilleure élucidation de la personnalité. Il indique alors que « la tentation peut être grande de se servir de la psychologie pour accroître le rendement professionnel, en mettant l’accent sur l’ajustement du geste, des aptitudes, des goûts, à la machine, aux lois économiques, aux impératifs nationaux ». Mais cette critique de la psychologie doit susciter son renouvellement comme discours raisonné du développement de la personne dont les fonctions ne peuvent être seulement adaptatives mais doivent également consister à éclairer les dilemmes du moi. D’où cette autre définition de la psychologie qu’il revendique comme sienne : « La tâche du psychologue est de se placer au point précis où se forment les manifestations, les désirs, les recherches des sujets, pour explorer avec eux les possibilités qu’ils n’utilisent pas. » Sous cet angle, la psychologie peut être comprise comme une science de la libération de la personne dont les effets ne cessent de se laisser apercevoir dans l’analyse des changements sociaux. Tout un programme sur le réel du sujet, qu’explorent les différents articles du collectif qui lui est consacré, qui se posent notamment la question de savoir comment soutenir la personnalisation du sujet au travail, dès lors que les conditions de la subjectivation sont redimensionnées par les politiques économiques et managériales actuelles.

G. l. B.

Jean-Michel Rey, Histoires d’escrocs. Tome I : la Vengeance par le crédit ou Monte-Cristo, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, 192 p., 16 €

En 2002, cinq ans avant la crise des supbrime qui a bouleversé l’univers de la finance, Jean-Michel Rey, un excellent connaisseur de Nietzsche qui fustigeait à satiété l’« esprit chrétien » de l’endettement, a publié un ouvrage qui se penchait sur la dette économique en puisant des exemples littéraires chez Marivaux, Goethe, Musil, Melville et d’autres. De telles analyses ont le grand mérite de sortir l’économie financière de la seule approche que proposent des économistes obsédés par les chiffres et les mathématiques, et de rappeler que la théologie, la philosophie et la littérature ont beaucoup parlé de crédit, de confiance et de dette. Ce volume, qui est consacré à la vengeance du comte de Monte-Cristo, le héros d’Alexandre Dumas, contre le banquier Danglars que le comte va tuer à petit feu en lui imposant des crédits illimités et en le ruinant à mort, est le premier d’une trilogie dont les prochains protagonistes seront les Buddenbrook de Thomas Mann et l’Escroc à la confiance de Herman Melville. Si le cinéma a fait écho à la crise de 2008 (voir le dernier film de David Cronenberg, Cosmopolis), ces incursions ont le mérite de montrer que des inventeurs de fiction en avaient anticipé bien des ressorts mentaux et des mécanismes spéculatifs. Spéculations, écritures, crédits… tous ces termes vont de pair.

O. M.

En écho

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE DE MAURICE NADEAU : L’APPEL DU 16 MAI 2013La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau, très grand éditeur, homme de lettres et de conviction dont nous avons appris la mort le 17 juin, a été mise ces derniers temps à rude épreuve, comme bien des organes de la presse écrite intellectuelle et littéraire. Mais La Quinzaine est un organe indépendant et libre, ce qui n’est pas si fréquent. Dans ce contexte difficile pour nous tous, La Quinzaine a lancé une campagne en vue de trouver de nouveaux capitaux et de poursuivre une aventure exceptionnelle. On ne peut donc que la soutenir et accompagner l’opération en cours. Pour plus d’informations, voir le site http://www.quinzaine-littéraire.presse.fr. Comme il est dit en ouverture du dernier numéro : « Le mouvement est amorcé mais il doit être amplifié. Donnons ensemble à La Quinzaine littéraire le nouveau souffle dont elle a besoin. »

EDWARD SAID ET LA FIN DE L’ORIENTALISME – La dernière livraison de la revue Critique (« Edward W. Said, Jérusalem 1935-New York 2003 ») dirigée par Philippe Roger est consacrée à l’œuvre et à la personnalité d’Edward Said, dix ans après sa mort. Des articles originaux et suggestifs sont consacrés à des pans méconnus de Said (rappelons que l’un de ses grands textes, Du style tardif, a été récemment publié chez Actes Sud), la place de la musique, les analyses des médias, les interrogations sur l’exil. Tous les textes sont à lire, mais comme souvent, c’est Olivier Roy qui enfonce le clou en proposant, dans le sillage de Said et des révolutions arabes, de se débarrasser purement et simplement de la notion d’orientalisme. « Ce qui disparaît avec le printemps arabe, écrit-il, c’est bien le présupposé majeur de l’orientalisme : l’exceptionnalisme musulman. Certes, ce n’est pas la fin de l’histoire mais bien celle de l’Orient telle qu’il fut construit comme objet holistique. » Reste qu’Olivier Roy n’est pas persuadé que tous les « saidiens », qui selon lui restent des gens du Livre, en soient convaincus.

CHRIS MARKER ET ALAIN RESNAIS – Dans une récente livraison de Trafic (Paris, Pol, hiver 2012, no 84), la revue créée par Serge Daney, on peut lire un entretien fort intéressant avec Alain Resnais sur Chris Marker réalisé en 1963, où il parle des relations du documentaire et de la fiction, de l’image et du texte/commentaire. Pour Resnais en 1963 : « Les textes de C. Marker ne peuvent pas se passer d’images : il y a une sorte d’interaction entre les émotions données par la plastique et celles données par le rythme, le balancement du texte. C’est sous cet aspect-là que Marker apporte quelque chose de neuf et qu’il n’est absolument pas un monsieur qui dépose un commentaire le long des images. » Récemment disparu, longtemps collaborateur d’Esprit et du Seuil (où il dirigea une collection littéraire) durant l’après-guerre, Marker va faire l’objet à l’automne de nombreux colloques, expositions et publications. Ce sera l’occasion de reprendre à nouveaux frais une histoire du cinéma qui ne se résume pas en France à celle de la Nouvelle Vague et des Cahiers. Voir aussi dans ce numéro de Trafic des textes de Raymond Bellour (“Marker Forever”) et Jean-Michel Durafour (« Que meurent les girafes ? »).

POPULISME ET OLIGARCHIE – Dans la revue italienne Micromega (4/2013), Marco d’Eramo consacre un long article au « populisme », en retraçant l’histoire du mot et la manière dont il est utilisé. Puisque la diversité des mouvements auxquels on applique aujourd’hui ce terme ne permet pas de lui donner de véritable définition, d’Eramo fait le choix de retourner le problème, en se demandant ce que ce mot dit de ceux qui l’utilisent. La qualification « populiste » a fortement augmenté depuis les années 1980, en même temps que les inégalités s’aggravaient et que s’imposait la nécessité de gouverner toujours plus au centre, et que le « peuple », justement, disparaissait des radars politiques. À lire aussi un article de Stefano Petrucciani sur la crise des partis politiques (dont nous parlerons dans notre prochain numéro) et un entretien avec Margarethe Von Trotta et Barbara Sukowa à propos du film Hannah Arendt (voir l’article de Carole Widmaier dans notre numéro de juin 2013, et celui de François Prodromidès sur notre site, www.esprit.presse.fr).

PROUST VU D’AMÉRIQUE – La Revue des deux mondes consacre son dossier du mois de juin (dirigé par Ioanna Kohler) aux lectures américaines de Proust, à l’occasion du centenaire de Du côté de chez Swann. La perspective n’est pas universitaire, mais intellectuelle : à travers une série d’entretiens, on voit comment Proust est perçu par d’éminents lecteurs d’outre-Atlantique. On lira en particulier avec profit l’entretien avec Daniel Mendelsohn, auteur des Disparus, le texte de John Updike dans lequel celui-ci parle de la « révélation » qu’a été pour lui la découverte de la Recherche, et l’introduction de Ioanna Kohler, où elle souligne les différentes pratiques de lecture de Proust qui existent aux États-Unis, notamment la lecture collective dans les book clubs qui fleurissent aux quatre coins du pays.

Avis

À nos lecteurs, à nos abonnés. Depuis janvier, la revue Esprit a lancé une nouvelle formule : plus maniable, plus aérée, mais aussi plus dense et toujours pertinente. Celle-ci marque, au moment même où nous venons de fêter les 80 ans de cette aventure collective, la volonté de poursuivre et de renouveler notre effort d’intelligence du temps présent.

Mais pour cela, nous devons préserver notre indépendance économique, qui repose avant tout sur la fidélité de nos lecteurs. Même si nous développons depuis plusieurs années notre offre numérique (la revue est désormais accessible en format tablette/liseuse sur www.epagine.fr), la force de la revue vient avant tout de la fidélité de ses abonnés. Nos lecteurs et nos abonnés sont aussi nos meilleurs relais pour diffuser et faire connaître la revue, car nous savons d’expérience que les nouveaux abonnés se recrutent dans les cercles proches de la revue. N’hésitez pas à diffuser nos offres d’abonnement dans votre entourage et dans vos institutions (bibliothèques, associations, centres de documentation, etc.).

Dans un présent bousculé de toutes parts, un espace indépendant de réflexions et de débats a plus que jamais sa place !

Signalons deux nouvelles publications sur Paul Ricœur, dont on fête cette année le centenaire de la naissance : Yvon Inizan publie la Demande et le Don. L’attestation poétique chez Yves Bonnefoy et Paul Ricœur (Rennes, Pur, coll. « Aesthetica », 2013), et un ouvrage collectif, l’Éthique et le soi chez Paul Ricœur. Huit études sur Soi-même comme un autre, dirigé par Patrice Canivez et Lambros Couloubaritsis, paraît aux Presses universitaires du Septentrion.

Dans les mois qui viennent, nous nous intéresserons à la crise des partis et de la représentation politique, qui frappe tous les pays occidentaux, et apparaît presque comme une forme de maladie de nos « démocraties tardives ». Nous reviendrons également sur les controverses intellectuelles qui agitent le féminisme, à une époque où se redéfinit la question de la « maîtrise » (scientifique, sociale, politique) du corps.

  • 1.

    Michel Lussault, l’Homme spatial. La construction sociale de l’espace urbain, Paris, Le Seuil, 2007.

  • 2.

    Id., De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009.

  • 3.

    Voir Stanislas Breton, la Poétique du sensible, Paris, Cerf, 1988.

  • 4.

    Paul Murray, An Evening of Long Goodbyes, Londres, Hamish Hamilton, 2003.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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