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Dans le même numéro

Simone Weil centenaire

juin 2009

#Divers

Coup de sonde

Simone Weil centenaire

Simone Weil est née en 1909 (elle meurt en 1943), c’est donc le centième anniversaire de sa naissance, d’où une abondance d’ouvrages la concernant, qui viennent compléter une bibliographie déjà bien généreuse.

Celle-ci est marquée par la « somme » de sa condisciple Simone Pétrement1, mais aussi par les essais de Jacques Cabaud2, de Georges Hourdin3 ou encore d’Huguette Bouchardeau4, sans compter les innombrables articles thématiques et études spécialisées plus savantes5 qui rivalisent d’érudition et les nombreux témoignages d’amis (Gustave Thibon, Joseph-Marie Perrin) et surtout la publication, en cours, chez Gallimard des Œuvres complètes, remarquablement annotées.

À propos de…

• Sylvie Courtine-Denamy, Simone Weil. La quête de racines célestes, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2009, 152 p.

• Jean-Marc Ghitti, Présence au Puy de Simone Weil. Une inspiration dans la ville, Les Chazes (43260 Saint-Hostien), éd. Ppp, 180 p.

• Robert Chenavier, Simone Weil. L’attention au réel, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2009, 126 p.

• Christiane Rancé, Simone Weil. Le courage de l’impossible, Paris, Le Seuil, 2009, 256 p.

• Sylvie Weil, Chez les Weil. André et Simone, Paris, Buchet-Chastel, 2009, 270 p.

L’enracinement et la ville

Sylvie Courtine-Denamy s’attarde sur le manuscrit intitulé « Prélude à une Déclaration des devoirs envers l’être humain », qui deviendra l’Enracinement, publié de manière posthume par Albert Camus, lecteur chez Gallimard, manuscrit que lui propose Brice Parain, qui l’a reçu des mains de Boris Souvarine. Simone Weil écrit :

Il y a déracinement toutes les fois qu’il y a conquête militaire […] quand le conquérant reste étranger au territoire dont il est devenu possesseur, le déracinement est devenu une maladie presque mortelle pour les populations soumises.

C’est par conséquent un « traité de civilisation » que propose l’auteure, qui affirme :

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir.

Ceci s’inscrit dans sa quête de comprendre l’autre, qu’elle entreprend en travaillant comme ouvrière et en dénonçant les « bagnes industriels », où l’être humain est entièrement soumis à la machine, ne s’appartient plus et épuise ses forces sans, en compensation, y trouver un signe quelconque de dignité. Reste, pour tenir le coup, la prière, du moins, pour elle qui est au seuil du christianisme, qui ne se sent pas juive, malgré une tradition familiale interrompue par son père athée et sa mère non pratiquante, et qui aspire à être toujours du côté de ceux qui souffrent, qui peinent, qui sont dominés, exploités, exilés, déracinés… Sylvie Courtine-Denamy analyse avec finesse, ce que certains ont nommé un peu hâtivement l’antisémitisme de Simone Weil, en montrant en quoi cette religion « étrangère » à sa « religion natale » (comme pour Bergson qui déclare en 1933 au père Sertillanges que « l’Évangile est ma vraie patrie ») « colle » à ce qu’elle vit alors, à son calvaire en ces temps de nazisme où elle veut, coûte que coûte, non seulement résister mais combattre, d’où son passage à Londres et ses démarches – sans succès – pour former un corps d’infirmières qui interviendraient sur le champ de bataille…

Jean-Marc Ghitti, en un texte brillant et également solidement documenté, s’intéresse à la jeune agrégée de philosophie nommée au lycée du Puy (année scolaire 1931-1932), qui va participer activement au milieu syndicaliste local et aux grèves ouvrières. Il ne s’agit pas moins d’apprécier, dans le destin de la jeune enseignante, l’influence de ce séjour au Puy ou les traces qu’elle aurait laissées dans la ville. Il s’attache plus exactement à comprendre la manière dont une ville est, ou non, imprégnée d’un esprit qui, à un moment, est commun à celui de Simone Weil. Son enquête conduit Jean-Marc Ghitti à la rencontre des élèves de Simone Weil, à son enseignement au lycée mais aussi à la bourse du travail de Saint-Étienne où elle officie auprès des syndicalistes et des chômeurs, à son détour par l’usine (« il est venu beaucoup de mal des usines » constate-t-elle), à ses travaux aux champs (on ne s’improvise pas fermière !), à sa lutte, enfin, contre le nazisme et, pendant cette décennie, ses voyages en Italie, son approche de la mythologie indienne (son frère André, le mathématicien, est alors en Inde) et surtout son christianisme (exigeant, quasi mystique). Jean-Marc Ghitti consacre de belles pages aux relations entre ville et présence humaine, à la notion d’« inspiration » chez Simone Weil, à sa découverte de l’Occitanie, à la philosophie politique (l’État, le pouvoir, la liberté et la contrainte), au dialogue (qui est aussi parfois une forme dérivée de la prière)…

La place du malheur

Robert Chenavier offre une brève et excellente introduction à l’œuvre de la « vierge rouge » (dixit, le journal du Puy, Le Mémorial) en commençant par des données biographiques largement empruntées à Simone Pétrement, qui occupe le terrain, si j’ose dire. Puis, il reprend l’analyse de son précédent ouvrage sur le travail et expose très clairement la philosophie critique du travail industriel de Simone Weil, avant de s’attarder sur sa conception du progrès, son approche de la spiritualité et explorer « la voie du malheur » qui conduit à Dieu. Il relate l’itinéraire intellectuel de Simone Weil, allant de Marx au Christ :

De la conception matérialiste qui peut et qui doit tout expliquer, sauf l’esprit qui comprend et transforme le monde, à la conception d’un matérialisme qui peut et qui doit tout expliquer, sauf le surnaturel qui opère décisivement, mais secrètement, Simone Weil franchit un seuil, mais la direction de la pensée ne change pas. La spiritualité authentique loin de faire reculer le véritable matérialisme, fait comprendre que les « fragments compacts, inaltérables de vérité (qui sont) infiniment précieux » chez Marx, par exemple, sont les fragments de pur matérialisme.

Sa présentation du mysticisme chrétien de Simone Weil en pose bien les principes, celui de l’amour de Dieu et de la foi.

Chaque religion, comme chaque œuvre d’art parfaitement belle, écrit-il, doit être approchée comme une entité isolée.

En créant les humains, Dieu abdique et cette « décréation » l’oblige à se manifester par son absence, mais ce faisant, il « se fait nécessité6 » et offre aux humains une existence libre. Dévouée, corps et âme, à sa double passion (pour les « hommes-esclaves » et pour Dieu), Simone Weil meurt de faim, d’épuisement et surtout de douleur, en ces temps maudits de la guerre, et se métamorphose en sainte, d’une nature alors inconnue.

Christiane Rancé bute justement sur cette sainteté pour faire le portrait de Simone Weil :

Elle fut ce qu’elle prônait : la magnifique incarnation d’une vie poussée à ses dernières extrémités. […] Simone Weil fut une âme en ascension – étirée par les hauteurs, dévorée par le dedans. […] Sainte, pour l’entier engagement qu’elle manifesta, à chaque heure de sa vie, dans la recherche et le face-à-face avec la vérité.

À son tour, et comme la plupart des biographes, elle suit chronologiquement la vie et l’œuvre de son personnage, en privilégiant les rencontres : Alain, de son vrai nom Émile Chartier, son professeur de philosophie à Henri IV ; Boris Souvarine, le créateur de la revue La Critique sociale, dont la compagne, Colette Peignot, succombera à Georges Bataille, provoquant un ouragan affectif qui touche profondément Simone Weil, d’autant qu’elle doit faire interner son amie ; mais aussi Urbain Thévenon, délégué syndical du département de la Loire et son épouse, Albertine, que lui a recommandé Pierre Monatte, responsable de La Révolution prolétarienne ; John Vernon qui lui fait lire le poème Love du poète George Herbert, un contemporain de Shakespeare ; Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, qui lui présente Gilbert Kahn, etc. Elle commente ce puissant texte de 1934, les Causes de la liberté et de l’oppression sociale (ce qui ne nous empêche pas de relire les commentaires avisés de Géraldi Leroy et Anne Roche7), tout comme elle nous invite à partager le voyage de Simone Weil en Italie. L’ouvrage se termine, un peu hâtivement, sur le non-baptême de la sainte et les reproches de Cristina Campo au père Perrin, sans mentionner la version de Georges Hourdin – quant au père de Naurois, aumônier d’Uriage, résistant ayant participé au débarquement de Normandie, il est tout juste mentionné. Christiane Rancé serre de près Simone Weil, utilise bien les témoignages de celles et ceux qui l’ont approchée (Simone de Beauvoir ou Julien Gracq, par exemple) et ainsi la fait vivre, dans toute l’ardeur de sa foi et la démesure de son sacrifice.

Sylvie Weil, fille d’André (1906-1998) et nièce de Simone, rassemble une poignée de souvenirs familiaux tournant autour de ces deux « génies ». Son père apprend à lire à sa jeune sœur de trois ans, puis tous les deux déclament des pièces entières du répertoire classique, s’initient au latin et au grec, avant qu’André ne se passionne pour la géométrie et les mathématiques. Normalien à seize ans, agrégé à dix-neuf ans, il participe à la formation du groupe Bourbaki (1935) et après un long séjour en Inde, s’installe avec sa famille aux États-Unis (il relate ces épisodes dans ses Souvenirs d’apprentissage8). Sylvie Weil ressemblait à sa tante petite, avant que cette dernière décide d’abandonner son corps à lui-même, de s’habiller comme un garçon et de mépriser tout ce qui pourrait de loin s’apparenter à du luxe. Elle croise les destins des deux familles de ses grands-parents et nous rend ces derniers (Selma et Bernard) familiers. Son livre charrie mille et une histoires concernant sa tante, sorte de légende familiale, excessive dans ses jugements et attitudes, dévouée à la cause prolétarienne (elle donne sa paie aux ouvriers en grève), dénuée de tout sens pratique et naïve (« Cette pauvre Simone on la roule dans la farine », disait-on), etc. Elle associe en permanence le frère et la sœur et nous fait partager leur intimité et explique à quel point son père était habité par la présence de sa sœur. Livre sur André – l’on sent non seulement une infinie admiration pour un père « génial » mais une infinie tendresse pour un homme talentueux, fantasque et aussi, à sa façon, aimant – et sur Simone, dont il est difficile d’ignorer l’aura. En effet, Sylvie Weil raconte qu’à de nombreuses reprises, lorsqu’elle faisait une conférence ou dédicaçait un de ses livres, les gens venaient féliciter la nièce d’avoir eu comme tante, cette femme « aussi extraordinaire », Simone Weil. Héritage dur à porter, mais finalement plaisant.

*

Nos auteurs associent, à plusieurs reprises, et à juste titre, les interrogations philosophiques de Simone Weil et d’Hannah Arendt, tout comme ils nous restituent la Grèce de Platon ou l’âge d’or du capitalisme et son démontage marxiste. Ces essais sont, en fait, des invitations à lire Simone Weil, à accepter sa présence comme un don de l’intelligence, à parler avec elle, à partir de sa parole.

Thierry Paquot

Librairie

Roland Barthes, JOURNAL DE DEUIL, Paris, Le Seuil/Imec, 2009, 268 p.

Le Journal de deuil de Roland Barthes, initialement constitué d’un ensemble de fiches sur lesquelles l’auteur a relevé ses impressions depuis le lendemain de la mort de sa mère, le 26 octobre 1977, jusqu’au 15 septembre 1979, est une parution posthume. Barthes est mort en 1980. La sortie de Journal de deuil s’est accompagnée de la polémique assez attendue : fallait-il ou non publier cet inédit ? Ces fiches, puisqu’il ne s’agissait pas d’un manuscrit, avaient un caractère privé. Elles n’étaient pas destinées à la publication, selon le témoignage de son ancien éditeur et ami François Wahl. Les objections des éditeurs actuels à ces critiques apparaissent en regard peu convaincantes9.

Il n’en reste pas moins que ce Journal contient, pour qui s’intéresse à Barthes, des annotations passionnantes quant à l’articulation du deuil à l’écriture. Le deuil « contribue à l’élaboration de son œuvre et, à ce titre, l’éclaire », comme le dit Nathalie Léger dans la préface. On sait en effet les liens très étroits qui liaient Barthes à sa mère puisqu’il a toujours vécu près d’elle. L’auteur mêle indissociablement ses épanchements intimes à l’examen des signes de sa douleur, ne renonçant pas, au plus fort de son chagrin, à se faire sémiologue, et saisissant l’occasion de son deuil pour le comprendre à travers sa propre expérience. La chronologie du Journal permet de suivre l’évolution, ou plutôt les aléas, du deuil dont le caractère discontinu « effraie absolument » l’auteur. L’intérêt de ces notes tient à leur aspect fragmentaire. Elles ne sont pas réélaborées par l’auteur pour produire une œuvre si bien que le lecteur apprend à partir de l’expérience de Barthes. Il apprend en particulier qu’il n’y a pas de cohérence dans la douleur de la perte de sa mère. À quelques jours de distance, le 27 octobre, le deuil est ressenti comme « autre chose qu’une maladie », puis le 31 octobre « comme une maladie ». À partir de là, on peut lire ces notes comme une tentative d’apprivoiser ce qui échappe à travers une observation presque clinique, qui fait émerger plusieurs questionnements. D’abord sur la définition même du deuil. Barthes passe du refus du terme « trop psychanalytique », au profit de celui de chagrin, et en même temps conteste l’idée reçue selon laquelle il s’userait avec le temps. Ensuite sur le décalage qui s’instaure entre les émotions provoquées par le deuil et l’absence de ses manifestations, ce qui tend à le rendre « mat, sans adjectif – vertigineux parce qu’insignifiant », note-t-il le 26 novembre. Ce dernier mot revient à plusieurs reprises. Il constitue le deuil en point aveugle pour le signe et annonce sa réflexion à venir sur le Neutre. En effet, le cours sur cette notion et sa préparation sont contemporains de l’écriture des notes qui constituent le Journal de deuil10. Les attributs qui essaient dans le Journal de cerner le deuil en creux, négativement, seront centraux dans le cours. Ce passage du deuil psychanalytique au « Travail » réel est lui-même thématisé par Barthes. Il annonce dans ce Journal d’autres œuvres à venir : « Hâte que j’ai de me mettre au livre sur la Photo, d’intégrer mon chagrin à une écriture. » Ce sera, on le sait, la Chambre claire11, œuvre peut-être en lien le plus direct avec ce Journal puisque, à travers la photographie, elle concerne également la mère de l’auteur et la question du deuil dont la gestation est elle aussi contemporaine du Journal (avril-juin 1979). C’est aussi, plus profondément, la question de l’écriture littéraire qui est en jeu et sera au centre du dernier cours de Barthes, la Préparation du roman12. La contradiction interne de la pensée de Barthes est ici en germe, à savoir la tentation de l’écriture romanesque et son impossibilité, sa vie lui apparaissant « mate, sans le halo vibratoire qui fait le “Je me souviens” » : le recours encore une fois à des termes liés à la réflexion sur le Neutre indique que celle-ci peut être lue comme une théorisation de cette impasse. Le sentiment de dépersonnalisation qui hante les pages du Journal fait par ailleurs écho à l’ouvrage précédent de l’auteur, intitulé Roland Barthes par Roland Barthes (opportunément réédité à l’occasion de cette sortie13), où ce dernier parle de lui à travers des fragments et souvent à la troisième personne. Ainsi, le Journal de deuil apparaît comme la chambre noire de l’œuvre du penseur, portant les traces des livres précédents et annonçant les développements à venir. Sa parution et les autres publications sur ce dernier qui l’ont accompagnée14 constituent, à près de trente ans de son écriture et de la mort de son auteur, un « événement Barthes » qui marque, au-delà d’un coup éditorial, la vitalité de sa pensée et de son héritage.

Judith Lindenberg

Toni Morrison, LE DON, Paris, 2009, Christian Bourgois, 193 p., 15 €

En publiant après cinq années de silence son neuvième roman, Mercy, dans sa traduction française, le Don, Toni Morrison retrouve toute sa place sur la scène littéraire tant américaine (Beloved15 a été consacré roman américain le plus important de ces vingt-cinq dernières années par le New York Times) qu’internationale (Toni Morrison a obtenu le prix Nobel de littérature en 1993).

Ce récit dense, situé à la fin du xviie siècle en Virginie et dans le Maryland, raconte la confession de Florens, une petite fille dont la vente a été encouragée par sa mère, elle-même esclave. Autour d’elle, dans la plantation de Jacob Vaark, qui l’a acquise par pitié, gravitent trois autres femmes : Lina, indienne rescapée d’une épidémie dévastatrice, Sorrow, survivante d’un naufrage, et Rebekka, épouse européenne achetée par petite annonce. Leurs mots résonnent dans la mémoire collective américaine quand ils parlent d’esclavage et annoncent le racisme ; ils s’adressent à tout lecteur quand ils expriment une quête identitaire désespérée.

Toni Morrison est née Chloé Anthony Wofford en 1931 dans une famille ouvrière noire à Lorain, petite ville de l’Ohio, peu marquée par les tensions raciales. Toni est le surnom qu’on lui donne pendant ses années d’études à l’université d’Howard, appelée le Harvard noir ; Morrison est le nom de l’architecte jamaïcain qu’elle épouse en 1958 et dont elle divorce quelques années plus tard. Son parcours est assez linéaire : après un cursus à l’université de Cornell, elle poursuit une carrière universitaire à Howard, puis à Yale et enfin à Princeton depuis 1986, tout en travaillant ponctuellement comme éditeur et critique. Depuis la parution de son premier roman en 1970, l’Œil le plus bleu16, qui raconte l’histoire d’une petite fille noire au visage ingrat qui rêve d’avoir les cheveux les plus blonds et les yeux les plus bleus, sa notoriété ne cesse de s’affirmer.

Son univers, peuplé de personnages noirs opprimés qui luttent pour s’inventer un avenir, témoigne de l’histoire des Afro-Américains. Le Don en conjugue toutes les caractéristiques : inscription du récit à un moment précis et documenté ; connaissance intime des implications de la situation économique ; retentissement des croyances religieuses.

Le Don explore la fin d’une utopie, après l’épisode connu sous le nom de « Révolte de Bacon » en Virginie en 1676, quand quelques milliers de personnes, indigènes, mulâtres, Noirs et Blancs réunis, tous soumis au pouvoir en place, se rebellent. Leur échec marque le début du racisme institutionnel. Le roman met en scène toutes les formes d’esclavages, quels que soient l’âge, le sexe, la couleur de la peau, la nationalité. Sans jugement aucun, Toni Morrison met en parallèle la condition des travailleurs Willard et Scully dont la traversée d’Europe en Amérique est payée en échange d’années de labeur et celle de Florens, la narratrice noire ou de Lina, l’Indienne adulte : l’esclavage existe aussi sans le fléau du racisme.

Le Don se situe à un moment charnière où la nouvelle donne économique, en particulier l’ouverture des marchés, provoque des glissements éthiques, collectifs et individuels. Jacob Vaark, attiré par le luxe déployé par son débiteur, Monsieur d’Ortega, se lance dans le commerce lucratif du rhum et se persuade que le recours à une main-d’œuvre étrangère lointaine n’est pas contraire à ses principes. Le racisme commence à miner la société américaine et Jacob Vaark va mourir dans une maison certes somptueuse mais inachevée.

La religion devient une force d’opposition dès qu’elle implique le partage de la terre, du pouvoir ou de l’argent. Jacob Vaark, le planteur protestant, se heurte au propriétaire papiste qui, en guise de paiement, lui propose des esclaves. Face aux maladies, aux épidémies, le poids des superstitions rivalise avec la foi en la volonté divine. Lorsqu’à la recherche d’un abri, Florens frappe à la porte d’une chaumière, elle ne s’entend poser qu’une seule question : « Chrétienne ou païenne17 ? »

Articulé autour de ces thèmes, le Don se déploie comme une mélopée envoûtante, un chant à plusieurs voix. La principale narratrice, Florens, s’adresse par écrit à l’homme qu’elle aime. Les autres femmes, Sorrow, Lina et Rebekka évoquent à la troisième personne des histoires similaires, empreintes de peur, de solitude, de confusion et de désarroi. Le chœur des hommes forme un contrepoids assourdi mais nécessaire aux errances de Florens.

Tout est dessiné par petites touches répétitives, en pointillés comme si la fragilité des protagonistes interdisait tout mouvement brusque. Ce rythme lancinant détonne avec la violence, la brutalité, la sauvagerie qui explosent au fil des pages. Les héros se débattent dans un contexte hostile dont les repères flous leur échappent, alors que leur environnement immédiat – la géographie des lieux, le déroulement des saisons, la cruauté des animaux, les ravages des épidémies, les habitudes culinaires – est minutieusement détaillé.

La trame du récit ne cesse d’être interrompue, à l’image des voyages incertains de Florens. Tout porte à confusion et opacifie les propos : la chronologie est brisée, les retours en arrière se multiplient, les histoires de vie sont rapportées par des tierces personnes – Florens se souvient de Lina lui racontant ses amours ; Lina évoque Rebekka lui rappelant sa traversée sur le bateau qui l’emmenait vers Jacob. Des légendes, des contes, des fables viennent s’intercaler.

La portée, la puissance de ces interactions est décuplée par le recours au langage vernaculaire. Les personnages s’expriment avec des mots et des images spécifiques qui renvoient à un passé trouble et irrésolu. L’enchaînement des phrases, la conjugaison (le présent pour Florens, les temps du passé pour les autres), le rappel de dialogues anciens, le mode d’expression des traumatismes les singularisent tout en les rendant solidaires d’une même impuissance à se réconcilier avec leur vie et à se définir. Cette narration circulaire favorise une relation fusionnelle du lecteur avec ces âmes en proie à des blessures archaïques et prisonnières de leur mémoire.

L’amour seul aide à tenir. La maternité, le lien à la mère, le besoin viscéral de rattachement à une lignée sont au cœur du récit, rappelant la dislocation des familles qu’entraîne l’esclavage. Le Don raconte des histoires d’orphelins : Jacob, Sorrow, Lina parce que leurs parents ont disparu mais aussi en un sens Rebekka ou Scully parce qu’ils ont été maltraités, ignorés, vendus par les leurs. Le désespoir de Florens est ancré dans l’image de séparation qui la hante : celle de sa mère, esclave elle-même, la poussant en avant et plaidant pour sa vente à Jacob Vaark. Tous sont aux prises avec l’abandon, le déracinement, l’effacement des repères. Ils fouillent dans les bribes d’une mémoire engloutie, rattrapés toujours par la précarité de leur place dans le monde anarchique et sauvage qui les menace.

Dans ses romans précédents, Toni Morrisson a déjà parlé du sort des enfants d’esclaves – dans Beloved, une mère préfère tuer sa fille plutôt que de la savoir la proie d’un maître. Elle a exploré les ravages de la passion – dans Jazz18, un homme noir marié qui vient d’assassiner sa jeune maîtresse se consume d’amour tandis que son épouse cherche à comprendre les raisons de son infidélité. Elle a évoqué la position difficile des femmes noires marginales – dans Sula19, sur plusieurs générations, des femmes noires se cherchent. Elle s’est penchée sur le sens et les implications de la violence – dans Paradis20, cinq femmes qui vivent dans un couvent à proximité de Ruby, une petite ville noire, sont attaquées.

Le Don porte la trace de tous ces hommages à une minorité maltraitée mais aussi en universalise la portée. Quand l’esclave Sorrow décide de s’appeler « Complete » après la naissance de sa fille, quand Florens se proclame être pleinement « Florens » et ne garder qu’une tristesse, celle de ne jamais savoir ce que lui dit sa mère, Toni Morrison avec virtuosité invite le lecteur à ne jamais renoncer.

Sylvie Bressler

Maurice Mourier, AJOUPA-BOUILLON, Paris, Est-Samuel Tastet éditeur, 2009, 360 p., 22 €

D’abord, se demande-t-on, qu’est-ce qu’Ajoupa-Bouillon, ou bien qui est-ce ? Les encyclopédies ne nous livrent qu’une bien petite clé : Ajoupa-Bouillon, c’est un village riant et fleuri de la Martinique, mais blotti au pied de l’inquiétante montagne Pelée. On retrouve bien ce décor tropical et fragile dans certaines pages du livre, mais aucune n’est précisément située. Et puis ici, Ajoupa-Bouillon, au contraire du Pirée de la fable, n’est pas le nom d’une ville, mais d’une personne. Ou plutôt d’un certain nombre de personnages, généralement féminins (mais pas toujours) qui constituent « un clan » plutôt qu’une famille, et qu’on voit sous les traits tantôt d’une petite fille d’aujourd’hui, tantôt d’une adolescente dont les yeux ont « un brun chaud de giroflée » – mais ailleurs ils sont plus classiquement bleus –, tantôt d’une femme mûre qui a gardé la grâce de la jeunesse, d’une émouvante grand’mère, « masse lourde de bonté et de rides ». Mais on pourrait dire comme Nerval : « La treizième revient, c’est toujours la première. » En effet, toutes ces Ajoupas ont un air de famille évident ; toutes différentes, par l’âge, le temps et le lieu, parfois blondes, parfois métissées, parfois même petits garçons, elles ne font, comme les pétales d’une marguerite, qu’une seule femme-fleur idéale et universelle, « dispersée en mille éclats, jeune ou moins jeune, absolument changeante, identique à elle-même en ses avatars ».

Comme le sont les « Filles du Feu » nervaliennes qui toutes, sous des noms divers, sont toujours « la fée des légendes, éternellement jeune » et dont le lecteur est sans cesse amené à se dire, comme le poète halluciné : « Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !… et si c’était la même ! »

Mais le livre dont nous parlons relève plus du merveilleux que du fantastique et suscite plus d’émerveillement (teinté de nostalgie) que de terreur et d’angoisse. À demi réelle, à demi rêvée, Ajoupa-Bouillon est plutôt, comme la Sylphide de Châteaubriand, l’âme de la nature, l’objet unique et changeant du désir, le goût de la vie, un « éternel féminin » sans l’emphase du mythe. Fille du Feu (voir le chapitre « L’herbe a fini par sécher ») mais aussi fille de l’Air (« Qui sait encore ce qu’est l’air ? »), fille de l’Eau (« L’eau est vivante »), fille de la Terre enfin, amoureuse des fleurs, des arbres, des oiseaux, des insectes, la vastitude de la terre peut se peindre tout entière dans sa « main ouverte ».

Mais qu’on n’aille pas craindre ici une vague abstraction poétique. Cette figure féminine est toujours sensuellement incarnée, étonnamment vivante, l’âme toujours retenue « en bout d’envol » par le corps « comme un cerf-volant ». La grâce conservée de l’enfance, la sveltesse d’une danseuse, la promptitude à la révolte (« Je ne le dirai pas »), le goût de la solitude, le peu de goût pour les autres, la tristesse cachée d’une déracinée, toujours en partance, toujours exilée, mais aussi la curiosité, le don de s’émouvoir de tout, de tout peindre, de tout observer. Pour parodier encore une fois le Fabuliste, « Un grand portrait de femme(s) en cent actes divers » où abondent les moments d’émotion intense, romanesque (ainsi le face-à-face avec l’aïeule dans « La vieille dame est assise ») comme aussi les échappées rafraîchissantes de l’humour.

Cent actes divers : ce livre abrite en effet cent petits textes qui progressent insensiblement de deux à quatre pages ; chacun porte un titre comme les poèmes d’un recueil et se referme sur lui-même. On peut donc se poser la question : comment le lire ? Comme un roman continu, ou comme une constellation de « petits poèmes en prose » ?

Il y a entre ces fragments assez de subtils effets de continuité, d’analogie ou de contraste pour que s’impose d’abord une lecture suivie, seule capable de restituer la figure complète et fascinante d’Ajoupa, plutôt qu’un classique récit de sa vie qu’on n’y trouvera évidemment pas – mais chacun d’eux est si dense, si amoureusement poli, si riche en images fortes et originales (« l’océan couleur d’huître », le singe tamarin « aux oreilles de carton » entre mille autres), si voluptueusement écrit –, tout y est couleur et musique, jusqu’au « chant des pierres » sous le soleil – qu’on a immédiatement envie de replonger dans ce livre foisonnant « dont la scène est l’univers » (on y reconnaît mille décors familiers ou exotiques qui nous rappellent que Mourier est aussi un grand voyageur) et de relire au hasard tel ou tel de ces « instantanés » poétiques. Instantanés, le mot s’impose, car plusieurs sont nés de photographies, réelles ou fictives, d’autres sont des peintures d’Ajoupa ou sont écrits comme de véritables tableaux. En sorte qu’on se demande finalement si l’auteur n’est pas lui-même le peintre de ses mille et une Ajoupas, et même si Ajoupa, objet obsédant de sa peinture, n’est pas aussi le sujet qui la peint, le poète lui-même. Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es.

François Lescun

Emmanuel Carrère, D’AUTRES VIES QUE LA MIENNE, Paris, Pol, 2009, 309 p., 19, 50 €

Ce récit mêle l’introspection vaguement analytique de l’auteur à la vie de ses proches mais l’écriture ouvre cette chronique quasi familiale à des préoccupations, inattendues, accompagnant l’auteur durant plusieurs années à travers ses rencontres, du Sri Lanka à l’Isère21.

Témoin à quelques mois d’intervalle de deux événements dramatiques (la mort de deux personnes qui portent le même prénom, Juliette : une petite fille emportée loin de ses jeunes parents par le tsunami de 2004 ; la sœur de sa compagne enlevée à l’affection de son mari et de ses trois filles des suites d’un cancer), Emmanuel Carrère, carnets en main, se décide à en faire la chronique au travers de ce qu’il a vu, entendu, perçu. Incertain de sa démarche mais progressivement rassuré par la confiance que lui font les protagonistes de ces histoires malheureuses, il se fait le scribe des liens qui les unissent et les font tenir debout malgré tout.

Si à aucun moment l’écrivain ne se dissimule, il s’efface devant des existences véritablement cabossées. Différents niveaux de narration et d’intimité se nouent avant que le fil du livre ne soit entraîné par le souffle de deux personnages aussi séduisants qu’improbables, juges d’instance à Vienne, magistrats engagés et boiteux, confidents mutuels de leur affrontement avec le handicap et, finalement, la maladie.

Ces deux juges occupent donc lumineusement les pages qu’une langue moins fluide aurait seulement couvert de noirceur. D’une part, Étienne qui aime

l’idée, non pas de défendre la veuve et l’orphelin, mais de dire ce qui est juste et de rendre la justice,

qui souhaite

changer la société, mais aussi y occuper une place confortable : sans se soucier de faire fortune

et qui confesse « du goût pour le pouvoir22 ». D’autre part, Juliette, à qui l’obscurité convient bien, animée par

le goût désintéressé de la justice et la satisfaction inattendue de pouvoir être un juge selon le cœur de son mari23.

L’un et l’autre allient leurs forces pour mener un combat judiciaire contre le surendettement qui réponde à leur idéal de justice.

Situer le ressort de Vienne sur la carte judiciaire, même réformée, invite le lecteur à imaginer la « nonchalance cérémonieuse24 » seyant à une telle juridiction où petits litiges, notabilités surannées et ambiance pavillonnaire se disputent la quiétude du tribunal d’instance. Très vite, ce préjugé chavire, éclipsé, renvoyé au rang de terne cliché.

Au-delà des interrogations sur les thèmes du couple ou de la maladie, l’ouvrage d’Emmanuel Carrère réussit le tour de force de rendre passionnantes des réflexions à forte résonance juridique. Et ce ne sont pas là d’arides digressions. Par là, le lecteur (a fortiori s’il est juriste) sent bien à quel point l’auteur, plus apaisé au fur et à mesure que le récit progresse, s’est pris au jeu du droit et de la justice, source romanesque s’il en est. Par la grâce d’une vulgarisation de bonne facture pédagogique, le droit de la consommation devient alors un champ de batailles aux joutes doctrinales épiques et aux rebondissements jurisprudentiels haletants25. Si le narrateur ironise sur le contraste comique entre la « prose indigeste » des gazettes présentant les arrêts de la Cour de cassation ou de la Cour de justice des Communautés européennes et « le transport » qu’elle peut engendrer, il concède que c’est sans doute là le lot commun de tous les engagements humains26, qu’il s’agisse des épineuses questions de l’amour, du deuil, de la liberté contractuelle, du délai de forclusion, de l’ordre public, de protection ou de l’office du juge.

La technique judiciaire, portée par la passion du bien commun, en sort rehaussée d’un soupçon d’humanisme.

En dehors de leur cercle familial respectif, Juliette et Étienne sont de « grands (petits) juges », aux prises avec des affaires minuscules mais dont le caractère ordinaire et prosaïque en fait la noblesse. Le lecteur devient spectateur des audiences à force de détails évocateurs. Il peut y cerner intuitivement la problématique inhérente à la confrontation d’intérêts naturellement antagonistes : les organismes de crédit contre les consommateurs criblés de dettes. Décidément, en ces temps troublés, le surendettement est une petite entreprise qui ne connaît pas la crise malgré une tendance tenace à s’acoquiner à la pauvreté27

Les histoires relatées esquissent de brûlantes interrogations sur le rôle assigné au magistrat au sein de l’ordre social : sa formation, ses fonctions, sa position, son engagement, ses aspirations… À ce titre, Étienne balaie du revers de la robe une conception de sa tâche trop empreinte d’une équité mâtinée de morale ou d’émotion. Il estime que le magistrat tire sa légitimité de la sujétion à la règle, s’empressant d’ajouter pour nuancer ce conformisme et aménager un espace à l’imagination :

Plus la norme de droit est élevée, plus elle est généreuse et proche des grands principes qui inspirent le Droit avec un grand D. C’est par décret que les gouvernements commettent de petites vilenies, alors que la Constitution ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen les proscrivent et se meuvent dans l’espace éthéré de la vertu28.

Du point de vue littéraire comme juridique, D’autres vies que la mienne est assurément un grand et beau livre, un pari sur la vie, pas une petite histoire éprise de bons sentiments, pas de ces romans « qu’on achète comme on prend l’autoroute29 »…

Pierre-Yves Marot

Étienne Barilier, ILS LIRONT DANS MON ÂME. Les écrivains face à Dreyfus, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2008, 234 p., 18 €

Si cet essai ne propose pas une nouvelle histoire de l’« affaire », il n’en donne pas moins une lecture originale et incisive à partir des textes que les écrivains lui ont consacrés. Il ne s’agit pas non plus d’une monographie sur l’« engagement » des écrivains. La question est plus essentielle : en quoi l’art d’écrire est-il concerné par une erreur judiciaire ? Les écrivains qui ont écrit sur Dreyfus, qu’ils aient plaidé pour lui (É. Zola, Ch. Péguy, A. France, R. Martin du Gard, M. Proust) ou au contraire considéré sa culpabilité comme allant de soi voire comme nécessaire (L. Daudet, M. Barrès, G. Bernanos, L.-F. Céline), en ont-ils été marqués dans leur œuvre ?

Cela revient à se demander quels sont les pouvoirs de l’écriture non seulement pour rendre compte du réel mais surtout pour faire surgir la vérité, ou plutôt l’évidence de la vérité. Car l’affaire Dreyfus ne contient guère de subtilité juridique : dès lors que Georges Picquart produit la preuve de l’innocence du capitaine Dreyfus (voir le compte rendu ci-après du livre que lui consacre Christian Vigouroux), l’évidence éclate. Elle devrait éclater plutôt, car, relève Étienne Barilier, la véritable énigme de l’affaire est là : comment peut-on refuser de reconnaître l’innocence d’un homme dès lors que l’accusation s’effondre ? Telle est la question qui concerne l’écrivain, à plusieurs titres : peut-il convaincre les réticents par la force de sa plume ? Y a-t-il un style propre à la manifestation de la vérité ? Le verbe peut-il triompher là où la preuve matérielle échoue à rétablir les faits ? C’est le sens de la formule de Dreyfus reprise en titre : si l’on pouvait lire au fond de l’âme, on n’aurait plus de doute. Et qui mieux qu’un écrivain peut lire au fond de l’âme ? Malheureusement, plus d’un écrivain a cru de son devoir de sacrifier l’innocence à la raison d’État. Cet essai ne retrace pas néanmoins les hésitations morales du milieu littéraire parisien au moment de l’affaire, il rappelle surtout que la littérature ne peut esquiver l’épreuve de force avec le mensonge.

Mais les écrivains ont-ils appris quelque chose de l’affaire ? Et en voit-on trace dans leur œuvre ? Étienne Barilier rappelle bien à quel point elle est constitutive, jusque dans le style, pour un Charles Péguy. Mais il se plaît aussi à montrer, ce qui est plus inattendu, que Marcel Proust, malgré des mentions très parcimonieuses dans la Recherche…, y poursuit l’inlassable quête de la vérité, par-delà la terrible relativité des points de vue, qui était déjà en jeu dans l’affaire.

Cette investigation littéraire est donc à double versant. Pas seulement parce qu’elle traite des antidreyfusards aussi bien que des dreyfusards mais aussi parce qu’elle observe la double résonance de l’affaire pour les Lettres : à quoi bon la force du style si la vérité n’est pas reconnue publiquement ? Mais aussi : que serait la littérature si elle ne devait se mesurer à la vérité ?

Marc-Olivier Padis

Christian Vigouroux, GEORGES PICQUART, DREYFUSARD, PROSCRIT, MINISTRE. La justice par l’exactitude, Paris, Dalloz-Sirey, 2008, 529 p., 35 €

Que Christian Vigouroux, spécialiste reconnu de la déontologie de la fonction publique, ait choisi d’écrire une biographie de Georges Picquart paraît tout naturel. Pour qui s’intéresse aux complexités du lien entre devoir professionnel, obligation de réserve et d’obéissance, et service de la vérité et de l’intérêt général, la figure de Picquart est en effet exemplaire, son parcours concentre à lui seul toutes les complexités et les subtilités de la matière.

Georges Picquart, officier modèle, alsacien rigoriste, ayant participé à plusieurs expéditions coloniales, est nommé chef du service de l’espionnage et du contre-espionnage militaire français en 1895, au lendemain de la condamnation d’Alfred Dreyfus. C’est alors que sa vie bascule. Comme l’écrit Christian Vigouroux, « l’affaire Dreyfus est aussi l’histoire d’un doute de G. Picquart ». Sceptique face au fameux dossier secret constitué pour une grande part de pièces à charge, dont certaines retravaillées par les bureaux de l’État-major, il va choisir, par conscience professionnelle, alors qu’il est encore convaincu de la culpabilité de Dreyfus, de mener une véritable contre-enquête pour restituer la réalité des faits. Après avoir vainement tenté d’impliquer sa hiérarchie dans cette démarche de vérité, puis avec aussi peu de succès de lui faire reconnaître l’absence de preuves contre Dreyfus et l’hypothèse d’une culpabilité d’Esterhazy, il subit de véritables persécutions judiciaires au sein de l’armée comme au civil, connaît la prison et prend position publiquement en faveur de l’innocence du capitaine Dreyfus. Après plusieurs années d’exil et de combats pour la vérité, Picquart est réintégré dans l’armée en 1906 pour devenir quelques mois plus tard ministre de la Guerre de Clemenceau, passant en quelques mois de la disgrâce à la lumière. Il reste ministre jusqu’à la chute du gouvernement Clemenceau, reprenant ensuite des fonctions opérationnelles de général au sein de l’armée. Pourtant Picquart ne connaît pas la grande guerre puisqu’il meurt d’une chute de cheval en janvier 1914.

On le voit, l’histoire de Picquart est en elle-même une succession de rebondissements héroïques, qui se prêteraient bien d’ailleurs à une adaptation romanesque. Mêlé de façon centrale, sans l’avoir ni souhaité, ni anticipé à l’origine, à l’affaire Dreyfus, Picquart va côtoyer, puis par la force des choses, malgré un tempérament solitaire, fréquenter et se lier avec la plupart des personnalités qui ont combattu pour la reconnaissance de l’innocence de Dreyfus. Émile Zola bien sûr, mais aussi Jean Jaurès, Émile Combes, le sénateur Scheurer-Kestner, l’avocat Leblois, Georges Clemenceau… Pourtant – et c’est l’un des points les plus frappants de l’ouvrage de Christian Vigouroux – Georges Picquart reste tout au long de ces années une personnalité à part dans ces milieux, un homme dont les circonstances ont fait en quelque sorte un héros malgré lui.

Au-delà des circonstances historiques et du récit minutieux des faits, Christian Vigouroux s’attache en effet d’abord à nous faire ressentir toute la complexité de la psychologie de Picquart. Celui-ci, profondément attaché à l’armée comme système et comme corps, se trouve, lorsqu’il découvre progressivement la machination montée contre Dreyfus, devant un cas de conscience sans précédent. Picquart n’était pas particulièrement progressiste, il n’était pas insensible aux tendances antisémites présentes dans l’armée et la société française, il n’était certainement pas intéressé par une carrière politique. Comptait d’abord pour l’ancien boursier, féru de savoir et d’excellence, le sentiment du devoir accompli, et un dégoût viscéral pour l’approximation. C’est donc par goût du travail bien fait, par souci de l’organisation et par une forme d’obsession de sa dignité professionnelle, que Picquart va se trouver entraîné dans un combat moral, politique et médiatique, lui l’homme de l’ombre, destiné à l’origine à faire une carrière rapide au sein d’une armée qui avait su apprécier ses mérites d’officier entre 25 et 40 ans. Il aurait pu choisir de se taire, d’ignorer tout simplement ce qui s’était passé dans le service d’espionnage et de contre-espionnage des armées avant sa nomination. Mais le caractère de Picquart rendait ce scénario impossible. Car c’est d’abord à lui-même et non à autrui qu’il était attaché à rendre compte. Sa capacité de résistance aux pressions hiérarchiques était une conséquence directe d’un orgueil dont rend compte l’ensemble des témoignages cités par Christian Vigouroux. Orgueil qui n’allait pas sans un corollaire immédiat, le courage.

On le comprend, le récit de la vie du colonel Picquart, devenu ministre de la Guerre et général à marche forcée, après sa disgrâce, soulève des questions universelles, dont l’actualité reste très présente aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si le Conseil d’État a élaboré une jurisprudence sur le concept d’ordre manifestement illégal pour justifier un devoir de désobéissance. L’intérêt de l’ouvrage de Christian Vigouroux est d’illustrer par un récit humain et concret, le débat, essentiel mais parfois abstrait, sur l’articulation entre le respect de la hiérarchie et des processus de la décision publique, la conscience citoyenne et démocratique, et l’intérêt supérieur que représentent la recherche et la défense de la vérité. Bien sûr, n’est pas Picquart qui veut et, heureusement, l’affaire Dreyfus reste un épisode exceptionnel dans l’histoire de nos institutions. Il n’en reste pas moins que chacun d’entre nous, au quotidien, pourra mieux s’interroger, après la lecture de cet ouvrage, sur les petites et les grandes lâchetés qu’il choisira de combattre ou d’accepter. C’est aussi ainsi que l’État et les institutions se réforment.

Lucile Schmid

Stephen Breyer, POUR UNE DÉMOCRATIE ACTIVE, Préface de Robert Badinter Paris, Odile Jacob, 2007, 231 p., 25, 50 €

Juge de la Cour suprême des États-Unis, Stephen Breyer illustre dans ce livre son idée de la justice : pour lui, le droit est inséparable de la conversation. La Constitution américaine garantit la liberté d’expression et c’est au nom de cette liberté qu’il faut discuter et donner son opinion qui, elle-même, sera confrontée, confortée et peut-être balayée par l’autre. Comme Antoine Garapon le souligne si bien dans sa présentation de ce livre :

C’est que la constitution énonce les principes, à l’aune desquels seront évaluées toutes les lois, c’est-à-dire tout le droit positif. Ces deux vecteurs du droit – le principe ou la loi – n’ont pas les mêmes propriétés pour la conversation : si la loi impose le silence, les principes font parler au contraire. La loi ne se discute pas. Les principes, si (p. 18).

Et comme les principes ne s’élaborent et ne survivent que confrontés au réel qui, lui, est rusé et mouvant, ils doivent adopter une voie dialogique, celle qui exige la conversation.

Le livre, bien que parlant de la démocratie en général, s’appuie sur le cas américain en y montrant « le rôle que joue la Cour suprême dans l’interprétation de la Constitution » (p. 33). Breyer emploie, pour le lecteur non juriste, une explication sur les attributs et fonctions de la Cour suprême. Pour comprendre la place et l’importance de celle-ci, il retourne à la Constitution adoptée par les États-Unis en 1789. Le rôle de celle-ci est d’établir les institutions du gouvernement fédéral en imposant des limitations à l’exercice du pouvoir gouvernemental. Une grande notion émerge de cette constitution, « l’idée de peuple ». Ce dernier constitue la source ultime du droit. La même Constitution a créé une Cour suprême avec neuf juges nommés à vie et dont les profils et les parcours sont assez divers. Cette Cour suprême a la compétence pour juger de la constitutionnalité des lois fédérales (p. 36).

Le livre est divisé en neuf chapitres, mais qui peuvent se regrouper sous trois rubriques : la liberté comme principe ; les cas particuliers que posent les problèmes de liberté : la vie privée et la discrimination positive ; les questions herméneutiques au regard de la loi. La composition du livre pourrait être résumée par ces trois termes : principes, applications et interprétations. Des principes aux interprétations en passant par des cas pratiques, le rapport du peuple aux principes est, d’un bout à l’autre, dialectique.

La discrimination positive est l’une des notions examinées. Un cas nous est présenté avec l’université du Michigan dont la faculté de droit recrute des étudiants d’une manière élitiste. Cet élitisme est souvent pondéré par des considérations communautaires. En effet, les Native Americans, les Noirs et les Hispaniques ont constitué des exceptions et furent pris en fonction de leur appartenance raciale. La question posée à la Cour suprême, nous dit Breyer, était de savoir s’il n’y avait pas là violation de l’Equal Protection Clause « en vertu de laquelle il est interdit à tout État de “refuser à quiconque… l’égale protection des lois” » (p. 111). La Cour a fait deux interprétations : insister sur des choix en fonction des critères de race est une humiliation, c’est la position du juge Clarence Thomas ; les tribunaux doivent comprendre cette discrimination comme ayant un but et une portée limités, c’est le point de vue du juge Ruth Bader. Breyer qualifie ces deux interprétations du problème racial de « neutre » – position de Thomas – et « téléologique » – point de vue de R. Bader. Et Breyer qui cherche pourquoi la majorité de la Cour a penché pour l’interprétation téléologique, nous dit que cette décision est « fondée sur la liberté. La Constitution accorde aux universités une grande latitude dans leur sélection du corps étudiant » (p. 115). La conclusion tirée par la Cour suprême est le fruit d’une inspiration venue de ce concept de liberté active. Devant les dilemmes des interprétations constitutionnelles divergentes, la Cour a émis « “l’espoir” que d’ici à vingt-cinq ans, il ne serait plus nécessaire d’instaurer des politiques comme celle mise en place par la faculté de droit » (p. 118).

Il est clair que ce qui intéresse Breyer n’est pas le texte de la loi en lui-même, mais « l’objectif démocratique de la Constitution ». Cet intérêt pour l’objectif démocratique de la Constitution s’appuie chez lui sur une tradition herméneutique qui consiste à postuler que les « textes sont animés par des intentions » (p. 154) et que la Constitution s’applique à des nouvelles questions et situations étrangères aux auteurs de la Constitution. C’est la raison pour laquelle le juge doit avoir la distance nécessaire vis-à-vis du texte. La méfiance critique que les juges doivent ou peuvent exercer vis-à-vis de l’interprétation « littéraliste » de la Constitution est donc de bon aloi. Chez les juges qui adoptent la méthode « littéraliste », surgit une objection : le subjectivisme. En effet, selon ce point de vue, un juge qui laisserait la « lettre du texte » pour privilégier l’« esprit de la loi » au regard de l’économie générale de la société verserait dans le subjectivisme. Breyer balaye cet argument en insistant sur le caractère non moins subjectif de cette orientation :

Les approches « textualistes », « originalistes » et « littéralistes », reposent aussi sur des éléments intrinsèquement subjectifs. À quelles conditions une caractéristique linguistique devient-elle déterminante ? Quels canons adopter ? À quelle histoire faut-il se fier ? Quelle tradition devrions-nous retenir ?

(p. 169)

Cette critique du soi-disant « objectivisme » des juges – ceux qui s’en tiennent au texte et rien qu’au texte de la Constitution – rejoint par un canal la critique de l’objectivisme interprétatif chez le philosophe allemand et herméneute Hans Georg Gadamer. Nous savons que celui-ci, dans son œuvre maîtresse Vérité et méthode, critique les herméneutiques objectivistes qui prétendent restituer le sens du texte sans préjugés. Gadamer, à la suite de Heidegger, estime qu’aucune compréhension d’un texte ne peut faire l’économie de la pré-compréhension. Par conséquent, le pré-jugé ou mieux le subjectif est un élément constitutif de l’acte d’interpréter. Et s’agissant du droit, Gadamer affirme que

la juste interprétation des lois ne relève pas seulement d’une canonique, d’une espèce de technique logique de la subsomption sous les paragraphes, mais d’une concrétisation pratique de l’idée du droit30.

Cette concrétisation pratique du droit implique de produire entre le texte de loi et la situation concrète la médiation de l’expérience (Erfahrung), c’est ce à quoi invite le livre de Breyer. La fin de ce livre concerne l’extension ou plutôt l’universalisation de ce modèle herméneutique dont la visée est la concrétisation des divers horizons du texte.

Le livre de Breyer donne au moins deux leçons : dans une démocratie, la liberté active implique la participation des citoyens à l’aventure démocratique à travers le questionnement des principes (les optatifs) au nom desquels les lois (les impératifs) sont faites. Ce qui implique que c’est dans la conversation ordinaire entre les citoyens – sur les optatifs de leur société – que le droit trouve à la fois sa justification et son adaptabilité. C’est dans cette « palabre ininterrompue » (comme on le dirait dans des sociétés africaines traditionnelles !) entre les citoyens et surtout dans ce « non-droit » comme le dirait Carbonnier que le droit trouve sa sève ; le livre de Breyer était aussi une réponse à ses collègues juges. La grande leçon est à ce niveau « la modestie herméneutique » qui doit caractériser le juge. Modestie qui doit conduire le juge, d’une part à prendre le texte de loi comme prétexte en se gardant d’en faire un fétiche, et d’autre part à considérer l’acte d’interpréter comme un acte approximatif, presque frauduleux dans la mesure où l’expérience des situations humaines fait de nous non des propriétaires du sens mais des transitaires et des voleurs de ce dernier. Hermès, fils de Zeus et de Maia, avant d’être le messager/interprète des dieux, n’est-il pas aussi le patron des voleurs – qui vole cinquante vaches du troupeau divin gardé par Apollon ?

Jean-Godefroy Bidima

Jürgen Habermas, ENTRE NATURALISME ET RELIGION. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, 378 p., 22, 50 €

Avec ce nouvel ouvrage, Jürgen Habermas poursuit la réflexion engagée dans l’Avenir de la nature humaine31, tout au moins en ce qui concerne le statut de la religion dans les sociétés sécularisées.

Un long prologue est consacré à l’examen de la portée actuelle de la philosophie kantienne de la religion. C’est en effet avec la Religion dans les limites de la simple raison, qu’Habermas voit s’opérer le virage anthropocentrique par lequel la discussion sur la foi chrétienne est devenue rationnelle en sortant de l’enclos réservé aux questions spirituelles. Habermas voit en Kant le précurseur de sa propre problématique dans la mesure où pour ce dernier la critique de la religion va de pair avec l’idée qu’il y a quelque chose à sauver dans ce que livre la religion. Habermas nous donne alors une première indication de ce qui va être sa conviction principale : « Nous avons plus intérêt désormais à tenter de récupérer les contenus bibliques dans une foi de la raison qu’à combattre la soutane et l’obscurantisme » (p. 13-14). La théorie de la justice ne suffit pas à donner les bases d’une conscience qu’il appelle normative. Revenant à Kant, il rappelle que pour ce dernier, le principe même de toute interprétation des Écritures est le fait que l’amélioration morale de l’homme constitue la fin de toute religion. Est ainsi traduite philosophiquement l’idée d’un royaume de Dieu qui délivre du mal. Habermas pense que la philosophie kantienne a posé les critères fondamentaux pour deux domaines qui lui sont chers : la retenue autocritique dont doit faire preuve la raison dans son tracé des frontières de la rationalité et le rôle maïeutique que doit jouer la discussion publique dans l’appropriation des potentiels sémantiques présents dans des langages spéciaux. En termes plus simples, il veut indiquer que c’est dans et par la discussion qu’on peut dégager la signification et l’apport du langage religieux dans la société sécularisée. Il y a là une avancée considérable par rapport aux fins de non-recevoir qu’affichait en 1981 la Théorie de l’agir communicationnel.

Dans la première partie consacrée au naturalisme, Habermas veut fonder contre le déterminisme matérialiste, l’existence d’actes libres. L’argument principal qu’il développe à plusieurs reprises est simple et, selon nous, fondamental : dans la vie de tous les jours où se construit la relation humaine, nous sommes tenus de nous imputer réciproquement la qualité d’auteurs de nos actes, actes dont nous répondons. Le sens commun tient cela pour acquis. S’il en va autrement, il n’y a plus aucun acte humain responsable. Par ailleurs, et en complément de cette première argumentation, la réflexion sur les intentions est décisive : dès lors que nous avons des raisons d’agir, des motifs et des intentions, nous devons présupposer que la position à laquelle nous voulons parvenir n’est pas encore fixée. Les raisons d’agir relèvent de la liberté. Autrement, il revient au déterministe d’expliquer pourquoi des sujets se leurreraient en se comprenant comme des personnes qui adoptent une position fondée en raison. Si Habermas s’intéresse à ces questions, c’est qu’il voit dans le naturalisme développé en biogénétique, une conséquence de ce déterminisme matérialiste. En d’autres termes, une personne ne peut s’imputer ses propres actions si elle ne s’identifie pas au corps qu’elle a en tant que corps qu’elle est. On n’a donc pas le droit de programmer génétiquement un enfant.

Ces considérations ont en fait préparé le lecteur à la deuxième partie consacrée à la « religion ». Habermas veut donner sa place à l’expression de la foi des croyants dans l’espace public tout en maintenant les exigences de la modernité sécularisée. Sa position fondatrice est la suivante : les croyants doivent reconnaître l’autorité de la raison naturelle et les principes d’un égalitarisme universaliste ; inversement la raison séculière ne peut s’ériger en juge des vérités de la foi. L’intérêt de l’auteur pour la question de la foi est dû, en bonne partie, au désir de mobiliser la raison moderne contre le défaitisme qu’elle couve en son sein. La raison pratique manque à ses propres devoirs si elle n’est plus capable d’éveiller à la conscience de ce qui manque. Développons l’argumentation qui nous est proposée : l’État libéral ne peut se contenter d’un modus vivendi tacite. En tant qu’État de droit démocratique, il dépend d’une légitimation enracinée dans des convictions formulées de manière postmétaphysique. La religion, de son côté, doit accepter au nom de son propre contenu et de raisons qui lui sont propres, la neutralité de l’État par rapport aux différentes visions du monde. Cela signifie que la violence politique et la contrainte morale par imposition de vérités religieuses doivent être désavouées. À l’inverse, l’État laïque doit se demander s’il ne soumet pas ses concitoyens religieux à des obligations asymétriques : il ne peut exiger ce qui serait inconciliable avec une existence authentiquement vécue dans la foi. On peut même se demander s’il peut exiger qu’ils justifient leurs prises de position dans la sphère publique uniquement au moyen de raisons non religieuses. Habermas se pose cette question car il considère que les sujets laïques n’ont aucune raison de considérer comme irrationnelles les assertions religieuses sans montrer en quoi elles le sont. Le chapitre 4 est la reprise de l’exposé fait devant le cardinal Ratzinger (qu’Esprit a publié en juillet 2004 ). Nous mentionnons ici les deux dernières remarques : les Écritures et les traditions religieuses expriment des intuitions évoquant la faute, la rédemption comme issue salvatrice de la vie. On n’a rien d’équivalent dans la pensée laïque pour exprimer les drames de l’existence humaine. De même l’idée d’une humanité à l’image de Dieu peut être transposée dans l’idée de l’égale dignité et le respect inconditionné dû à tous les hommes. Il souligne enfin que la neutralité du pouvoir étatique, qu’il préconise, est incompatible avec la généralisation du point de vue laïciste sur le monde. On peut sans exagérer, considérer que de tels propos sont une condamnation de la laïcité à la française telle qu’elle est exprimée par les mouvements militants de la laïcité dans notre pays.

Dans le chapitre 5, « Religion et sphère publique », l’auteur revient sur ces différentes questions, nous n’évoquons que les éléments essentiels. Il relève d’abord qu’aux États-Unis, le fait que le pouvoir de l’État soit neutre par rapport aux visions du monde n’a pas pris le sens négatif du laïcisme. Il précise sa position sur ce qui restait précédemment une interrogation : il ne faut pas obliger les croyants à retraduire leurs justifications de valeurs en termes non religieux ; cette exigence ne peut s’adresser qu’aux hommes politiques, sinon on est dans le laïcisme.

Ceci étant, depuis la Réforme et les Lumières, trois défis s’imposent à la conscience religieuse : les citoyens religieux doivent trouver une solution épistémique face aux visions du monde et aux religions qui leur sont étrangères. Il leur revient également de définir le rapport existant selon eux entre le contenu dogmatique de la foi et le savoir séculier. Ils doivent enfin trouver une solution dans l’arène politique. Cela suppose qu’ils ménagent une place à l’individualisme égalitaire du droit rationnel et de la morale universaliste. Habermas termine ce chapitre en déclarant que la modernité, de son côté, doit surmonter par l’autoréflexion la compréhension limitée que lui donne d’elle-même un laïcisme endurci et exclusif (les laïcistes pensant que la religion va disparaître).

Dans le numéro de novembre-décembre 2008 (152) de la revue Le Débat, Habermas a livré un article important intitulé : « Qu’est-ce qu’une société post-séculière ? » Nous y retrouvons l’essentiel de ce que nous avons présenté. Le plus significatif dans cette livraison réside dans la réponse de Flores d’Arcais, directeur de la revue italienne MicroMega, qui s’oppose frontalement à Habermas en témoignant selon nous d’un laïcisme virulent. Il reproche à Habermas de trop concéder à la religion, la prise en compte de cette dernière étant pour lui un renoncement à la laïcité démocratique.

Habermas lui répond qu’il (Flores d’Arcais) a une conception non cognotiviste des normes et des valeurs morales, conception qui exclut à l’avance tout débat. Il a également, dit-il, une conception positiviste du droit et une conception volontariste de la démocratie. Nous renvoyons le lecteur aux onze thèses de l’italien et mentionnons pour terminer deux réponses d’Habermas. La sphère publique libérale est bâtie sur une interaction entre la société civile et les institutions étatiques, et les religions font partie de la société civile. Enfin, il ne faut pas confondre « séculier » et « séculariste32 ». Les sécularistes « adoptent une position polémique et rejettent toute influence publique des doctrines religieuses » (p 30). Pour Habermas, le sécularisme est un scientisme primaire. Qu’un rationaliste comme Habermas en vienne à cette position est encourageant et prometteur !

Jacques Rollet

Jacques Julliard, L’ARGENT, DIEU ET LE DIABLE. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Paris, Flammarion, 2008, 233 p., 19 €

Il est difficile d’imaginer trois auteurs plus marginalisés aujourd’hui permettant d’interroger aussi lucidement la place de l’argent dans le monde moderne, les rapports du capitalisme et de la démocratie ou encore la persistance d’une moralité dans l’espace public. Tout à la fois essai politique, portrait littéraire, autobiographie intellectuelle, exercice d’admiration, plongée dans les passions politiques françaises et ressourcement auprès des classiques, ce livre de Jacques Julliard n’oublie jamais le temps présent.

Si le « défi à leur temps [fut] la source principale de leur inspiration », ni leurs aspirations politiques ni leur art poétique ne les rapprochent. Aussi Julliard garde-t-il bien d’embrigader ces trois grands solitaires sous une bannière commune. Il s’appuie au contraire sur leurs différences pour souligner la tournure de chacun mais aussi les croisements inattendus de leurs parcours et de leurs œuvres, autour du fil conducteur de l’argent. Comme écrivains, comme catholiques, comme polémistes, Péguy, Bernanos et Claudel ne manquaient pas de raisons d’exercer leur plume contre la puissance de l’argent et la place qu’il a prise dans le monde moderne. Inquiet pour l’avenir des valeurs non mercantiles, comme eux, Jacques Julliard est surtout, en vérité, séduit par leur liberté. Celle-ci est à entendre bien sûr au sens de l’indépendance, notamment matérielle, mais aussi, dans un sens pascalien, de refus de s’incliner devant les « grandeurs d’établissements » et plus que tout, comme une souveraine indifférence vis-à-vis des valeurs établies, qu’elles soient politiques ou morales, qui ne sont rien en regard de la charité et de la grâce. Tous trois défendent une forme d’héroïsme spirituel qui reste incomprise. Il n’est pas question pour autant de faire de nos trois écrivains des « antimodernes », car leur querelle n’est en rien nostalgique : qu’invente-t-il ce monde moderne ? Est-il capable de susciter des valeurs ? Ou ne survit-il que par la rémanence d’anciennes valeurs aristocratiques, l’épuisement de vertus chrétiennes ou la consommation d’utopies sociales ? Mais la polémique se révèle toujours chez eux force de création et même reconnaissance de la Création. Elle est le revers d’une admiration qui éclate dans la poésie de Claudel, dans la grandeur des personnages les plus modestes de Bernanos, dans la tension qui électrise les alexandrins obstinés de Péguy. Ce sont des inventeurs, des prophètes et des hommes libres. Fidèle à leur verve et à leur goût de la liberté, Jacques Julliard pense avec eux et contre eux puisque « le libertaire véritable est celui qui est capable de penser contre ses propres idées ».

Marc-Olivier Padis

Serge Koster, LE SEXE ET L’ARGENT. Abécédaire, Paris, Léo Scheer, coll. « Melville », 2009, 429 p., 19 €

Serge Koster est un écrivain de l’érotique et du corps. Ses horizons se confrontent aux cultures, aux mots, aux transes et aux silences des chairs. Traducteur des textes « licencieux » de l’Antiquité33, il est aussi l’auteur de romans, de récits, d’essais explorant la difficulté de dire l’immédiateté du sensible34, sondant les rapports ambigus des « réciprocités » érotiques, l’opacité des dons et contre-dons, leur aspect souvent marchand aussi35.

Avec le présent texte sur le « sexe et l’argent » décliné sous forme d’abécédaire, un vertige peut saisir le lecteur. La formule permet d’enchaîner « call-girl » après « Caligula », « poils » après « play-boy », « fiasco » après « festival ». L’intérêt pourtant demeure constant. Serge Koster excelle à donner vie aux figures des grandes courtisanes : Marion de Lorme animant au xviie siècle un salon où se sont rejoints « politique, conversation et amours », Liane de Pougy imposant une excentricité de charme au début du xxe siècle où certains ont pu voir « une revanche de l’Amour et de la Beauté contre l’oppression du Capital ». Il excelle aussi à donner force aux thèmes des chairs voilées, secrètes, peu ou mal explicitées : la « gourmandise » interrogée pour savoir si « les mots sont des objets sexuels », la « galanterie » interrogée pour mesurer quelque cohérence latente du terme, englobant « délicatesses désintéressées » et faveurs rétribuées. Il excelle enfin à donner sens aux pratiques les plus éloignées de nous, l’hétaïre par exemple dans la société grecque distinguée de l’épouse comme de la prostituée par sa manière « supérieure » de dispenser « les voluptés physiques, intellectuelles et mondaines » ; ou à donner sens aux pratiques les plus proches de nous, le « touriste sexuel » par exemple, versant « sinistre » de l’internationalisation des échanges commerciaux d’aujourd’hui. D’un terme à l’autre, c’est bien la complicité souterraine, souvent inattendue, sinon constante entre sexe et argent qui est explorée. Avec une ascendance sans doute dans les sociétés contemporaines, celles où triomphent les consommations et les relations plus « détendues » à l’argent :

On pense à Catherine Ringer, qui se fit hardeuse pour financer un groupe de rock et a créé avec son compagnon Fred Chichin (disparu en 2007) les Rita Mitsouko, duo exceptionnel.

Autre cohérence du livre, le jeu entre ce que Serge Koster appelle l’existence de la « nature humaine », sa « constance », et la « non-inertie » de l’histoire, autrement dit sa dynamique. Le thème du courtisanat traverse le temps. Il change aussi avec le temps. Non que soient effacées les contradictions. Celles, par exemple, existant entre le modèle suédois qui pénalise le client « afin de tarir la sexualité vénale » et le modèle hollandais qui « garantit les droits du travail prostitutionnel ». Des lueurs émergent en revanche pour sauver le « couple sexe et argent de la boue dont la réalité et l’idéologie l’éclaboussent ».

Georges Vigarello

Adorno/Celan, CORRESPONDANCE, Trad. de l’allemand par Christophe David, présenté par Joachim Seng Caen, Nous, 2008, 92 p., 16 €

La publication en français de la Correspondance entre Theodor W. Adorno et Paul Celan36 vient combler un manque bibliographique et répondre à bien des interrogations. En effet, c’est entre le philosophe et le poète que s’est noué un problème qui continue à faire couler beaucoup d’encre : celui de l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz, énoncé par Adorno dans un article datant de 1951 pour être nuancé par l’auteur lui-même dans les Paralipomena de sa Théorie esthétique, suite semble-t-il à sa lecture de la poésie de Celan. Cependant, au-delà de cette rectification tardive et de la réitération des gages d’une estime réciproque, la correspondance est, « à plusieurs titres, […] le témoignage éloquent d’une rencontre manquée37 », comme il est dit dans l’introduction très fouillée qui retrace la genèse de leur relation. Rencontre manquée au sens propre, car les deux hommes auraient dû faire connaissance par l’entremise du critique Peter Szondi à Sils Maria en 1959, et au sens figuré, puisque Celan attendit longtemps d’Adorno à la fois une aide, dans l’affaire de diffamation provoquée à son encontre par la veuve du poète Yvan Goll, et une reconnaissance, par le biais d’un article voire d’un essai sur ses poèmes, annoncé par Adorno et qui ne vit jamais le jour. L’incompréhension entre eux vint en premier lieu de l’échec de la tentative de Celan de placer leur dialogue sur le plan de la judéité, comme en témoigne la lettre (du 26 janvier 1962) qu’il signe de son nom en hébreu, langue qu’Adorno ignore. Cette dimension déceptive trouve écho dans l’œuvre de Celan, et en particulier dans les rares textes entourant sa poésie : ainsi dans le Dialogue dans la montagne, qui naît précisément « d’une rencontre manquée en Engadine », ou encore dans les notes préparatoires au discours du Méridien, écrites sans doute au même moment et où, contrairement à sa poésie dans laquelle « la Shoah est partout présente [sans être jamais] directement mentionnée38 », le nom d’Auschwitz apparaît exceptionnellement, en une allusion directe à Adorno et à son verdict. Les extraits de ces notes (déjà publiées en Allemagne mais encore inédites en France) cités dans l’introduction sont très éclairants dans la perspective de la compréhension de l’œuvre de Celan, comme une clef permettant de relier le poème à son contexte, et fournissent un exemple de l’enjeu qui se noue précisément pour celui-ci dans l’écriture d’une poésie après Auschwitz. À partir de cette question, d’autres échos se créent entre l’œuvre du philosophe et celle du poète : la question de la nouvelle musique notamment, musique contemporaine de Schönberg et langage musical de la poésie, sur laquelle Adorno a beaucoup écrit, a intéressé Celan comme le montrent ses annotations, tandis qu’à plusieurs reprises Adorno semble faire allusion à l’œuvre du poète, voire à des poèmes précis, sans toutefois les nommer. Ainsi, dans un passage de la Dialectique négative (qui date de 1966), il reprend sans en citer l’origine un vers de la Fugue de mort de Celan et déplace le problème de l’impossibilité d’une écriture après Auschwitz à celui des conditions de possibilité de la vie elle-même, comme en écho aux mots de Celan tirés d’une lettre à Adorno datant du 17 mars 1961 : « Je tiens d’ailleurs moi-même et mes poèmes pour une seule et même chose. » Ce n’est donc pas dans les quelques remarques formulées directement par Adorno sur la poésie de Celan que réside l’intérêt de leur dialogue ; les lettres, au demeurant peu nombreuses, montrent que celui-ci a surtout été le fait du poète en quête de reconnaissance, beaucoup plus que l’inverse. Plus qu’une simple correspondance, l’ouvrage se donne dans son ensemble comme la reconstitution d’une relation littéraire achoppant sur des problématiques essentielles du xxe siècle, dans laquelle l’échange a eu lieu plus à travers la lecture réciproque des œuvres et leurs points d’intersection, restitués dans l’introduction, que par le contact humain et épistolaire, celui-ci permettant, en creux, de mesurer la distance qui sépare un interlocuteur réel de l’interlocuteur idéal qu’ils semblent avoir été l’un pour l’autre.

Judith Lindenberg

Fredric Jameson, PENSER AVEC LA SCIENCE-FICTION, Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes Paris, Éd. Max Milo, 2008, 288 p., 24, 90 €

Il est peu fréquent qu’un philosophe réputé écrive sur un sujet considéré académiquement comme « mineur ». On connaît cependant les écrits d’Alexis Philonenko sur la boxe, ou ceux de Stanley Cavell sur la comédie américaine cinématographique. Fredric Jameson, publié depuis peu en France, est un représentant connu de la tradition philosophique marxiste aux États-Unis39. Il est né en 1934, il est professeur de littérature à la Duke University. Après un livre récent sur l’Utopie40, les éditions Max Milo en publient la suite : Penser avec la science-fiction. On peut supposer que l’éditeur a pesé le mot « penser » ; le titre original est plus précis (Archaeologies of the Future. As far as Thought can reach41). Il s’agit d’un recueil d’essais écrits entre 1973 et 2003 et consacrés à des auteurs majeurs de la science-fiction « moderne » anglo-saxonne. Les amateurs français ne sont pas dépaysés : Philip K. Dick, Brian Aldiss, Ursula Le Guin, Kim Stanley Robinson, Alfred E. Van Vogt sont bien connus et appréciés en France (et publiés en poche, voire en « omnibus »). Jameson choisit bien ses lectures (y compris deux classiques socialistes : G. B. Shaw et C. Fourier) et les idées fusent.

L’auteur ne cesse de dire que ces écrivains n’appartiennent pas à la littérature « élevée » dans la lignée de Dostoïevski ou Faulkner (mais combien d’écrivains modernes de la « haute littérature » sont à leur niveau ?). Cependant son livre témoigne d’une connaissance très approfondie de ces romanciers œuvrant dans un genre « mineur ». Ses analyses montrent qu’il a été très tôt passionné, sinon par le genre en son ensemble, du moins par ses meilleurs représentants. Certains articles remontent aux années 1970, et il y a un effet de « nostalgie du futur » très fort à la lecture des chapitres consacrés à l’auteur le plus considérable, Philip K. Dick, auquel je vais surtout m’attacher (Jameson lui consacre une grande partie de ses essais). Le romancier a été une star en France de la fin des années 1960 au milieu des années 1970. Très édité – et très réédité – chez nous, il n’a acquis une vraie notoriété dans son propre pays qu’à la sortie de Blade Runner, le film de Ridley Scott (que je considère comme une trahison du livre, malgré sa « splendeur visuelle » – cliché critique –, avec ses courses-poursuites et ses effets spéciaux abusifs, tous en contradiction avec l’écriture et la pensée du romancier), sorti en 1982, année de sa mort précoce (53 ans). Dick nous a légué un très grand nombre de nouvelles et une trentaine de romans appartenant au genre science-fiction, dont une douzaine de chefs-d’œuvre qui traverseront le temps.

Dick a été très commenté en France, et un romancier important, Emmanuel Carrère, lui a consacré en 1993 un gros livre (Je suis vivant et vous êtes mort, ce titre étant une citation de son plus haut chef-d’œuvre, Ubik – titre qui a donné son nom à l’agence de design de Philippe Stark et à une émission de France 5). Le succès chez les philosophes français des films de la série Matrix des frères Wachowski a permis de rappeler que, vers 1960, des auteurs comme Dick (l’Œil dans le ciel, le Temps désarticulé, Simulacres), et, moins connu, Daniel F. Galouye (Simulacron 3), avaient usé dans leurs « romans d’aventures » de moyens narratifs sophistiqués pour mettre en scène le concept de la réalité subvertie par des « simulacres ». On est donc intéressé de lire sur ces questions un Américain non conformiste. D’un certain point de vue (d’où l’allusion à la « nostalgie du futur »), on retrouve la critique « gauchiste » des années 1970 (très active en ce temps-là) qui ne voyait chez Dick que des récits satiriques anticapitalistes et anti-impérialistes, et qui est tombée du ciel quand elle a découvert que Dick était également un écrivain mystique. Jameson est américain – aussi il est moins ignorant des sources religieuses des auteurs qu’il lit – mais il pratique des « coupures épistémologiques » critiquables : « Le Dick religieux » commencerait en 1971, ce qui est oublier que les Pantins cosmiques de 1956 ont pour héros… les dieux du dualisme iranien, Ormazd et Ahriman ! Des personnages importants de ses grands romans d’avant 1970 (Dr Bloodmoney, le Dieu venu du Centaure, Ubik) sont des figures divines, ou diaboliques.

Le lecteur français retrouve aussi avec intérêt les moyens d’études de la glorieuse époque « structurale » : Jameson fait volontiers référence à C. Lévi-Strauss, à R. Barthes, à L. Althusser, à G. Deleuze, à la linguistique et c’est à l’aide du « carré sémiotique » de A. J. Greimas que l’auteur recherche les structures profondes de romans comme Dr Bloodmoney ou Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (roman connu aujourd’hui, hélas, sous le titre commercial de Blade Runner). De ce qui pourrait être un jeu, l’auteur en déduit que les romans de Dick sont richement structurés, et qu’ils ont un sens profond sous-jacent. Si le roman de science-fiction (comme le « roman noir » de Chandler ou Hammett) est un moyen astucieux pour faire une critique « de biais » de la société capitaliste – grâce au camouflage permis par un roman d’aventures populaire –, il n’en reste pas moins que le théoricien marxiste prouve également que Dick a sa poétique propre, pas complètement réductible aux « moyens de production » de son époque.

C’est avec finesse que Jameson décèle sa « nostalgie du présent », la science-fiction fait de notre présent le passé du futur car les futurs de Dick ont souvent tendance à se déglinguer (d’où le titre original : Archaeologies of the Future) et à ressembler à un passé auquel Dick reste attaché, celui des années 1950. Très fine aussi, sa lecture des personnages de « réparateurs » qui maintiennent le monde en état de marche : c’est à ce genre de détails narratifs qu’on prend conscience qu’un roman d’aventures futuristes peut cacher une fable philosophique émouvante. Et Dick, connu comme un membre bien représentatif de la « génération radicale » – celle qui manifestait contre la guerre au Vietnam sur les campus, qui essayait la drogue, la vie en communauté et le syncrétisme religieux –, est d’abord quelqu’un qui cherche à s’évader de l’histoire. Jameson s’attaque au concept d’« empathie » très utilisé par Dick pour écrire les relations de ses personnages principaux avec la société (en particulier ses héros charismatiques qui créent des religions) ; en bon marxiste, Jameson considère que ce concept est « creux », mais tout aussitôt il observe que Dick se sert de cette empathie avec une grande virtuosité romanesque, et qu’elle est très productive dans l’écriture de ses livres. Dick se place toujours du point de vue de ses personnages. Il a une imagination inépuisable pour nous faire partager les sensations et les hallucinations de ses héros qui ont toujours un problème avec le réel, que cela soit dû à des rêveries politiques sur le futur ou sur le passé, à l’effet des substances psychédéliques ou à un inconscient en perpétuelle ébullition. Tout cela « interpelle » un philosophe-professeur de littérature qui s’interroge sur l’écriture des utopies.

Les autres études de Jameson, philosophe, linguiste et marxiste, permettront au lecteur de butiner de nombreux et très intéressants développements sur la « littérature à idées » tels que le permet la lecture des grands auteurs de science-fiction. Nous nous limiterons à deux exemples, à la fois jolis et problématiques. Ainsi, à propos de Croisière sans escales de Brian Aldiss, c’est à Bachelard et à Heidegger que Jameson a recours pour définir un effet d’étrangeté littéraire spécifique à la SF, qui offre des descriptions propres à

une invitation à la « rêverie », au sens bachelardien du terme, à l’exploration imaginaire des propriétés et des éléments constitutifs de l’espace par le biais du langage : elle exerce la fonction de la poésie telle que la conçoit Heidegger, comme méditation non conceptualisée sur les mystères même de notre être-au-monde.

Et, c’est naturellement grâce à une conception marxiste que, à propos d’un livre culte des « gender studies », la Main gauche de la nuit, il peut énoncer (en 1975, encore la nostalgie du futur !) que seule une « littérature de genre » peut nous offrir des « expériences de pensée » en proposant des univers « alternatifs » (dans la société du roman d’Ursula Le Guin il n’y a qu’un seul sexe, intermédiaire, et pas de capitalisme) : en effet le « système total du capitalisme tardif » empêche la « grande littérature » de le faire en imposant un « tyrannique principe de réalité ».

Jean-Paul Louis

Annie Daubenton, UKRAINE. Les métamorphoses de l’indépendance, Paris, Buchet/Chastel, 2009, 318 p., 23 €

L’Ukraine est bien mal connue, si ce n’est à travers quelques images floues : « la révolution orange », Viktor Iouchtchenko, le candidat empoisonné… Annie Daubenton, journaliste et essayiste, fait le pari d’éclairer l’histoire de ce pays tourmenté en multipliant les approches autour du pilier des révolutions populaires : l’accès à l’indépendance.

De la fin des années 1980, éclatement du bloc soviétique, à aujourd’hui, l’Ukraine est noyée sous les conflits et peine à se créer une identité nationale. Les nombreuses mobilisations sociales suscitées par l’opposition politique expriment un désir de démocratie, meilleure arme, et sans doute décisive, face au communisme renaissant. Pionnière au sein du Caucase en matière d’accès à l’indépendance, l’Ukraine lutte en permanence contre les rouages de l’ancien régime. La corruption est au cœur des systèmes officiels, le peuple est changeant : encourageant le gouvernement à faire respecter ses droits, puis reculant face à l’ombre oligarchique du pouvoir. Toutes ces difficultés, causées par une mise à distance laborieuse du monde russe, font de l’Ukraine un pays meurtri et fragile.

Annie Daubenton propose une histoire politique et sociale, qu’elle restitue dans un récit vivant. Un chapitre, intitulé « La révolution des magnétophones », explique comment les médias ont déstabilisé le président Koutchma en confiant au parti socialiste des centaines d’heures d’enregistrements compromettants. Ces documents apportent un éclairage original sur une période noire de l’Ukraine. Ce livre n’est pas un simple récit politique, il prend le parti de lier les événements entre eux et d’analyser les méandres d’une société corrompue. Loin des approches chronologiques traditionnelles, l’auteure parle d’une histoire « dessinée en rond », où les faits et les idées se répondent à travers le temps. Comme le cercle vicieux des régimes qui se succèdent et ne parviennent pas à se défaire de la tutelle russe, le récit revient sur lui-même, avance, recule, et s’interroge sur la ténacité de cet espoir d’indépendance, resté encore en grande partie vain. Les acteurs du pouvoir, passés au crible, illustrent chacun à sa façon un pays qui se cherche et s’égare. Annie Daubenton parvient à retracer la construction de l’Ukraine dans ce qu’elle a de plus paradoxal et conflictuel. Mais aussi dans ce qu’elle a de plus rêvé, car ce pays croit en son peuple et idéalise son destin. Il occupera une place de plus en plus importante sur la scène européenne, notamment par sa position confluente entre l’Europe, la Russie et le Caucase.

Julie Lambert

Brèves

Isabelle Miller, LES INACHEVÉES. LE GOÛT DE L’IMPARFAIT, Paris, Le Seuil, 2008, 216 p., 17 €

Il y a des auteurs qu’on aime lire parce qu’ils ont de bonnes idées et font preuve d’originalité. Après son Syndrome de Stendhal (Sabine Wespieser, 2003), Isabelle Miller passe en revue et analyse des œuvres qui ont pour particularité d’être « inachevées », bref d’avoir été laissées en plan. Les œuvres retenues – picturales (Les esclaves de Michel-Ange, les esquisses de Turner), architecturales (les dômes de Sienne), littéraires (le théâtre de Balzac, le roman impossible de Truman Capote, 53 jours de Georges Perec), musicales (Turandot de Puccini, l’album perdu du Velvet Undergound), cinématographiques (Partie de campagne de Jean Renoir, Something’s Got to Give de Georges Cukor, le dernier film de Marilyn Monroe) – permettent autant d’analyses de cas singuliers où la prise en compte des personnalités l’emporte à l’occasion sur la réflexion esthétique (Gaudí, le rôle du producteur Pierre Braunberger pour Partie de campagne…). Mais si l’ouvrage évite subtilement les digressions philosophiques auxquelles le thème se prête aisément, les pages sur Turner sont fort éclairantes dans la mesure où celui-ci privilégie l’inachèvement de l’esquisse aux dépens du tableau fini. « Turner choisit d’attirer l’attention non sur l’œuvre achevée et accrochée hors du temps dans l’éternité de l’art, mais sur l’imperfectif de son élaboration. […] Il laisse l’acte créatif sortir du domaine mystérieux et réservé de l’atelier. Jusque-là, l’atelier du peintre pouvait servir de galerie d’exposition, mais la galerie ne servait jamais d’atelier. » C’est dire que « le goût de l’inachevé » signifie à la fois qu’il n’y a pas d’œuvre achevée au sens d’œuvre parfaite. C’est pourquoi ces œuvres inachevées ne sont pas des œuvres marginales ou bizarres, ce sont des œuvres comme les autres.

O. M.

Livio Vacchini, CAPOLAVORI. CHEFS-D’ŒUVRE, Fermanville, Éditions du Linteau, 2007, 80 p., 12 €

De Livio Vacchini, un architecte qui vit en Suisse, on connaît peut-être l’école d’architecture de Nancy ou le gymnase de Losone. Mais, à lire ces chroniques d’une rare densité, on l’imagine discret, concentré et indifférent aux bruits de la communication tant il s’y efforce, par l’écriture et la pensée, de comprendre non pas le secret mais l’énigme de constructions, monuments ou bâtiments architecturaux. Une énigme qui laisse croire que les principes de l’architecture renvoient à une sorte d’éternité où l’homme et la nature parviennent à nouer une alliance avec la lumière pour laisser des traces visibles. En quelques pages à chaque fois, il scrute successivement douze « architectures » dont il s’efforce de dégager la structure et la dynamique (il s’agit du trilithe, dolmen, de Stonehenge, des pyramides de Guizèh, du Parthénon, de Teotihuacan, de la Mezquita de Cordoue, de Tikal, du quadrilatère des nonnes à Uxmal, de l’église des Jacobins à Toulouse, de la mosquée de Selimiye, de l’église Sant’Ivo à Rome, de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp). Soucieux de participer à un rite, de célébrer le travail fait par ceux qui ont précédé, de restituer leur pensée, « le regard de Vacchini sur le passé, comme celui de Mies ou de Kahn avant lui, n’a rien d’historiciste, il n’en tire aucun mimétisme. Il est aux antipodes des “néoclassicismes”, du postmodernisme ou du maniérisme moderne. Il écarte tout bavardage pour aller aux sources de l’invention véritable. » Voilà ce qu’écrit l’architecte Christian Devillers dans la préface amicale qu’il a rédigée pour cet ouvrage qui scrute l’acte fondamental de construire. Celui qui est rythmé par trois verbes : appuyer, élever et couronner. Toutes proportions gardées, ces petits écrits sont aussi des chefs-d’œuvre dans leur ordre.

O. M.

Pierre Gilloire, PETITE COLLECTION DE PAYSAGES, Paris, L’Arpenteur, 2009, 176 p., 19 €Alexandre Chemetoff, JE VEUX VOUS PARLER DE PARIS, DIRECTEMENT ET INDIRECTEMENT, Paris, Éd. Pavillon de l’Arsenal, coll. « Les miniPA », 2008, 62 p., 8 €

Le comédien Denis Podalydès a récemment réussi le tour de force de décrire des « voix » de comédiens comme des paysages (voir « Le comédien qui entend des voix. À propos de Voix off, de Denis Podalydès », Esprit, novembre 2008), Pierre Gilloire prend, lui, la plume pour écrire des types de paysages. À distance des Carnets de Julien Gracq ou de chroniques paysagères, il passe en revue, avec la minutie sémantique du géographe et l’intensité langagière de l’écrivain, des formes paysagères (une quinzaine : « Près », « Collines », « Clairières », « Cascades », « Plages », « Côtes rocheuses », « Chemins », « Alpages », « Sommets », « Steppe », « Canyon », « Tassilis », « Nuages », « Nocturnes », « Îles désertes »). Si l’exercice n’est pas aisé, l’auteur y parvient incontestablement, n’hésitant pas à lier ces paysages à « ses » voyages (mentaux ou non) et à « ses » lieux de prédilection, à commencer par la prairie familiale. En s’appropriant des paysages sur le mode de l’entretien amoureux, il en donne la substance et les images. Il n’hésite pas non plus à inscrire certains paysages dans leur histoire comme c’est le cas des « Terrasses » : « Notre regard a changé. Nous aimons les terrasses. Leur valeur esthétique est le fruit d’une heureuse combinaison entre lignes horizontales, verticales et obliques. »

Paysagiste de profession, l’un des plus reconnus en France, Alexandre Chemetoff se livre rarement et se méfie de la théorie. Ici il propose, à mille lieux de la consultation sur le Grand Paris, une conversation portant sur ses « lieux à lui ». Une conversation car il n’y a pas pour lui de paysage qui ne donne « lieu » à un récit, à commencer par celui du paysagiste lui-même. « Dans l’expression de ce que l’on voit ici sur le coteau, il y a quelque chose de frustre, quelque chose de brutal, quelque chose de dérangeant, quelque chose de maladroit, en somme quelque chose de salutaire. Les choses ne sont pas rangées, elles tiennent les unes par rapport aux autres, elles ne sont pas policées, elles ont leur grain, elles ont leur épaisseur. Ce grain et cette épaisseur sont exactement ce que je cherche dans les projets que j’entreprends. »

O. M.

Patrick Boucheron, LÉONARD ET MACHIAVEL, Lagrasse, Verdier, 2008, 160 p., 12 €

Léonard de Vinci a-t-il rencontré Machiavel ? Ces deux génies de la Renaissance ont-ils parlé ensemble de leurs œuvres respectives ? Et pourquoi Machiavel est-il considéré comme un Galilée de la politique alors que Léonard est, lui, vu comme un pré-galiléen qui aurait touché à tous les domaines ? L’historien rigoureux qu’est Patrick Boucheron imagine cette rencontre au sommet qui fait encore l’objet de discussions entre les chercheurs. Mais ce « fait » retient moins son attention que l’observation de la proximité entre le sculpteur/peintre/savant/technicien et l’auteur du Prince, ces deux génies que l’on aime tant opposer. Se sont-ils croisés ou non ? La question est donc secondaire par rapport à la prise en considération des convergences entre ces deux personnages qui ne cessent de suivre et d’accompagner les grands hommes (la volonté de se tenir à distance des pouvoirs : volonté diplomatique chez Machiavel, nécessité psychologique chez Léonard). Ainsi les voit-on l’un l’autre ruser avec les attentes et le vouloir d’un troisième personnage, César Borgia. À travers leurs itinéraires, l’historien qui devient ici un homme de récit nous initie à un monde en train de naître : celui de la Renaissance où la conception analogique de la nature coexiste avec l’indétermination historique alors même que la politique fait l’objet d’une quasi-science. « L’idée que Machiavel se faisait du savoir – c’est-à-dire de l’unité profonde et analogique du savoir, que le peintre et l’ingénieur, le poète et l’homme d’action doivent embrasser du même élan – est bien celle de Léonard de Vinci, et non celle de Galilée. Même si, une fois déployée, la pensée de Machiavel mène à une mathématisation de la vie humaine et à une cosmologie qui est celle de Galilée et non celle de Léonard. » Mais il ne faut pas se tromper sur la conception de la science qui est celle de Machiavel : « L’auteur du Prince n’a pas de position sur les événements qu’il relate : le lieu qu’il assigne à son lecteur est vide, c’est celui de l’action politique qui n’est ni déterminée, ni jouée d’avance. » Rien n’est joué d’avance, c’est ce que montre ce récit où l’on suit Léonard et Machiavel à la trace… et à la recherche l’un de l’autre.

O. M.

Dani Rodrik, NATIONS ET MONDIALISATION. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, Paris, La Découverte, 2008, 122 p., 20 €

L’ouvrage prend à contre-pied et la thèse libérale de l’ouverture économique maximale, celle qui est à l’origine du consensus de Washington de 1990, et le discours critique qui voit dans la mondialisation une entreprise de normalisation homogénéisant les économies nationales. Observant que les pays qui tirent un bénéfice de la mondialisation économique, la Chine, l’Inde ou le Vietnam entre autres, sont ceux qui ont pris des libertés avec le « catéchisme de Washington », et analysant avec précision ce qu’il appelle « l’insécurité économique des pays d’Amérique latine » qui se sont comportés comme de bons élèves, il montre bien que la mondialisation économique prend corps dans des cultures politiques locales qui en apprivoisent plus ou moins les effets négatifs. Cette traduction nationale, qui ne donne pas lieu chez Dani Rodrik à une analyse de type culturaliste, est sous-tendue par l’idée que l’ouverture politique et le contrôle économique vont de pair. La question n’est plus alors : « Comment libéraliser davantage ? », mais : « Comment créer dans chaque pays l’espace politique permettant de traiter les problèmes que pose l’ouverture ? » Cet espace politique doit permettre aux pays riches de traiter le problème de l’assurance sociale et des conséquences de la libéralisation des échanges sur le travail, l’environnement et la santé ; et aux pays pauvres de mieux se positionner dans la mondialisation grâce à une diversification et une restructuration de leur économie.

O. M.

Pierre-Joseph Proudhon, LIBERTÉ PARTOUT ET TOUJOURS, Textes choisis, ordonnés et présentés par Vincent Valentin Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque classique de la liberté », 2009, 362 p., 27 €

À l’heure où les États semblent disposer des seules solutions face à une crise interprétée comme celle du libéralisme économique, le Proudhon proposé par la très libérale collection « Bibliothèque classique de la liberté », au côté de Benjamin Constant ou de Frédéric Bastiat pour ne prendre que ses contemporains, ne manque pas de culot. Vincent Valentin ne va pas tout à fait jusqu’à faire du penseur de l’anarchisme au xixe siècle un chantre du libéralisme anglo-saxon mais montre, nombreux textes à l’appui, qu’on trouve dans la pensée anarchiste bien des éléments de la pensée libérale dans la mesure où Proudhon refusait que l’ensemble de la société fût organisé par un État comme le souhaitait une partie du courant socialiste, en particulier marxiste. Le titre de l’ouvrage, emprunté à la profession de foi de Proudhon lors des premières élections au suffrage universel de 1848, illustre le parti pris de l’auteur. On découvre ainsi que l’auteur de « la propriété, c’est le vol ! » n’était nullement contre la propriété privée, selon Vincent Valentin, mais seulement contre sa concentration dans les mains des plus riches. Les communards non plus n’étaient pas contre la petite propriété de l’artisan. Vincent Valentin dévide un fil libertarien ou anarcho-capitaliste de l’œuvre de Proudhon : la propriété privée pour tous comme garantie qu’elle ne soit pas dans les mains d’une minorité capitaliste, une société de producteurs égaux, mutuellistes et coopérants contre une société hiérarchisée et tenue en main par l’État, une société politique fondée sur des communes librement fédérées les unes aux autres et non pas sur la démocratie représentative. En privilégiant le Proudhon penseur de la liberté sur celui de l’égalité, en transformant la coopération en contrat, Vincent Valentin bascule avec brio l’anarchisme proudhonien dans le camp de la pensée libérale contre le camp de la pensée socialiste étatiste. Cette opération permet du coup de faire de Proudhon un précurseur des thèses de Robert Nozick (Anarchie, État et Utopie, 1974) sur la nécessité d’un État très minimal et de la tendance « artiste » du capitalisme (l’entrepreneur de soi) libéral qu’avait analysé Luc Boltanski dans le Nouvel esprit du capitalisme et en dernier lieu de faire passer la révolution émancipatrice à laquelle appelait Proudhon dans le camp du libéralisme économique. Après l’annexion de Jaurès, c’est ainsi au tour de Proudhon d’être appelé avec brio à servir le libéralisme. C’est très bien joué mais la société libérale du contrat n’est pas la société mutuelliste.

J.-P. P.

En écho

Quelle Finance Après Le G20 ? – Pour répondre à cette question L’Économie politique (no 42, Alternative économique, trimestriel-avril 2009) s’entretient avec Michel Aglietta. Après avoir reconnu les éléments positifs (« Le G20 a posé des principes forts de régulation. Mais, en pratique, cela va prendre du temps à mettre en place »), l’économiste suggère des avancées possibles (nécessité pour les banques centrales d’intégrer parmi leurs missions la stabilité financière au-delà de la stabilité du prix des biens, nécessité pour les agences de notation de ne pas exercer le métier de conseil…). Mais le plus important est peut-être la rupture historique : « La première chose à noter est que c’est bien un G20 qui a pris ces décisions, et non pas un petit groupe de pays occidentaux autour du G7 qui, avec la crise, a perdu toute légitimité à réguler la mondialisation. » Sur la crise financière, on pourra se reporter au livre que Michel Aglietta publie avec Sandra Rigot, Crise et rénovation de la finance (Paris, Odile Jacob, 2009), et à celui d’André Orléan (sur lequel nous reviendrons), De l’euphorie à la panique : penser la crise financière (Paris, Éditions Rue d’Ulm/ Presses de l’École normale supérieure, 2009) qui s’interroge sur la convergence des comportements des acteurs du marché financier dans le moment d’euphorie comme dans le moment de panique.

QUELLE HISTOIRE DU MONDE ? – Revue des historiens de la génération d’après Braudel, revue du concepteur des Lieux de mémoire et de l’interrogation sur la condition historique, Le débat (no 154, mars-avril 2009) se devait de nous apporter des éclairages sur l’histoire-monde en voie de constitution. « Comment la mondialisation, qui affecte tous les secteurs de la vie de nos sociétés et de leur culture, aurait-elle pu rester sans conséquences pour le travail des historiens ? Elle a mis tout naturellement à l’ordre du jour l’idée d’une “histoire mondiale” ou d’une “histoire globale” ». Histoire nécessaire, mais histoire difficile. En quoi peut-elle consister au juste ? Comment l’écrire ? Connaisseur hors pair de « l’histoire de l’histoire », Krzysztof Pomian en rappelle les antécédents, la distingue de l’histoire universelle d’antan et s’efforce d’en souligner l’originalité et la pertinence. Ce dossier est aussi l’occasion de rappeler la substance d’œuvres pionnières comme celles de William H. McNeill et de Marshall G. S. Hodgson et de relancer la polémique sur l’école postcoloniale (Jean-François Bayart).

PROJET, LES TERRITOIRES ET L’INDE – Dans sa livraison de mai 2009, Projet permet à Laurent Davezies de préciser les thèses exposées dans son ouvrage, la République et ses territoires, et de proposer de nouvelles formes d’équilibre entre l’action de l’État et celle des territoires décentralisés aux diverses échelles concernées. On peut également se reporter à un dossier substantiel sur l’Inde (Max-Jean Zins, Christophe Jaffrelot, Rudolf C. Heredia).

UNIVERSITÉ – La revue du Mauss (no 33, premier semestre 2009, La Découverte) offre, sous le titre général « L’université en crise. Mort ou résurrection ? », un important panorama de la situation actuelle de l’Université, qui vaut à la fois comme diagnostic du blocage de ces derniers mois et, peut-être, comme voie de sortie du conflit. En effet, après une partie historique (qui met en valeur un texte de Léon Bourgeois « Pour la renaissance de l’Université ») et une série de critiques de la situation actuelle (abordant successivement les problèmes de l’économie, de l’évaluation quantifiée, du savoir spécialisé, de l’autonomie et du corporatisme), l’ensemble ouvre sur des « propositions de réforme ». Ce numéro de la revue a ensuite donné lieu à un appel collectif pour « refonder l’université », paru dans Le Monde du 14 mai 2009, qui a le mérite d’avancer des propositions précises et de fédérer des acteurs d’horizons différents (comme le juriste Olivier Beaud, en tête de mobilisation contre la réforme du statut des universitaires ou Yves Lichtenberger, favorable pour sa part à la stratégie de l’autonomie).

INTÉGRISME CATHOLIQUE – Dans la revue Sens (publiée par « Amitié judéo-chrétienne de France », no 5, 2009, www.amitie-judeo-chretienne.com), Paul Thibaud présente une analyse de la récente crise provoquée dans l’Église catholique par le projet de réintégration des évêques lefebvristes sous le titre « Une crise absurde et révélatrice » : « La levée de bouclier à quoi on a assisté a révélé deux failles : l’une entre les valeurs du monde et celles qui guident le gouvernement de l’Église catholique, et l’autre entre le Vatican et beaucoup d’épiscopats nationaux. Une institution qui prétend être “experte en humanité” est menacée dans sa raison d’être quand son attitude scandalise la plus grande partie de l’humanité. Certes le décalage entre les valeurs de l’Église et celles du monde est constant depuis l’origine (voir Cor 4, 9-13), mais ceci ne justifie pas que l’Église se place dans une situation d’infériorité morale par rapport au monde. La marginalité actuelle de l’Église dans ses prises de position en matière de mœurs, de famille, de manipulations de la vie humaine… peut apparaître un avertissement à l’humanité imbue de sa puissance, mais quand elle semble indifférente à ce qui est le noyau de la conviction démocratique actuelle (la répudiation de l’hitlérisme et de son principal forfait) ce n’est pas son enseignement mais sa crédibilité qui est en cause. Dans le premier cas, c’est son excès d’exigences que l’on reproche à l’Église, dans le second cas, son indifférence à l’essentiel : drôles de moralistes qui n’accordent qu’une attention secondaire à la Shoah et à sa mémoire ! Que le sommet de l’Église catholique ait donné l’impression d’une telle surdité morale a eu pour effet – effet heureux, dira-t-on – de dessiner une seconde faille : entre le Vatican et les épiscopats nationaux. On l’a vu en particulier en France où les évêques ont eu le réflexe de protéger leurs relations de confiance avec les représentants du judaïsme. »

DIASPORAS – La revue trimestrielle Diasporiques/Cultures en mouvement prend un nouvel essor. Désormais coéditée avec la Ligue de l’enseignement, elle se propose d’approfondir la notion de « diaspora généralisée » qui caractérise notre époque. C’est pourquoi elle consacrera plusieurs numéros en 2009 à la façon de reconnaître et d’exprimer la diversité culturelle à travers l’analyse des relations entre sphère privée et sphère publique, majorités et minorités. Elle observera aussi les risques d’instrumentalisation de l’histoire et de la poussée des fondamentalismes (Ligue de l’enseignement, 3, rue Récamier, 75007 Paris).

FRANÇOISE CHOAY ET CLAUDE LÉVI-STRAUSS – Dans Urbanisme (mars-avril 2009), Françoise Choay consacre à Claude Lévi-Strauss un article substantiel à l’occasion de son centenaire et de la publication du volume de la Pléiade où il a choisi de retenir un certain nombre de textes (et donc d’en écarter d’autres, essentiellement les textes les plus scientifiques, à commencer par les quatre tomes des Mythologiques). Si cet article n’a pas pour but d’expliquer ni de commenter ces choix (privilège accordé aux textes sensibles et esthétiques sur la peinture, la musique, le corps, le voyage…), il les fait mieux comprendre en mettant l’accent sur l’apport des travaux de Claude Lévi-Strauss à un champ de l’activité humaine négligé, l’aménagement spatial qui va de pair avec l’habiter et donc avec des invariants anthropologiques, ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui menacés.

Rappelant que la thèse sur les Structures élémentaires de la parenté de 1949 fait d’emblée le lien entre les règles de mariage, la parenté et la fonction et la disposition des cases dans le village (tout comme avec la division du travail et la cosmologie dans le cas des bororos), elle souligne que le travail de Claude Lévi-Strauss s’inscrit essentiellement dans la tradition naissante des sciences humaines (anthropologie culturelle anglo-saxonne, sociologie durkheimienne, Marcel Mauss, la linguistique de Saussure et Benveniste…) tout en faisant la parenthèse sur des récits de voyageurs comme Vespucci qui influencèrent l’Utopie de Thomas More par exemple. Mais elle évoque surtout l’impasse faite sur une autre généalogie intellectuelle, celle des grands penseurs de l’espace, à savoir Clisthène chez les Grecs et les deux penseurs qui auront à leur manière anticipé les réflexions de Claude Lévi-Strauss sur « le rôle anthropogénétique de l’espace édifié » : Leon Battista Alberti, le principal théoricien du quattrocento, John Ruskin. Mais l’article se focalise ensuite sur la question de la mondialisation (pensée par Claude Lévi-Strauss, qui n’emploie pas le terme, comme un phénomène de « normalisation absolue » qui indifférencie le monde alors même que l’unité humaine va de pair avec la diversité). Pour comprendre le pessimisme radical de Lévi-Strauss, F. Choay met en avant une hypothèse éclairante, à savoir que l’anthropologue confère à la révolution néolithique et à la révolution industrielle une importance de même nature. « Les processus décrits par Claude Lévi-Strauss et le diagnostic qu’il en tire ne sont pas directement imputables à la révolution industrielle, ils relèvent d’une autre révolution – amorcée par la Seconde Guerre mondiale – et dont le déclencheur est également technologique. Raison pour laquelle on peut l’appeler “électro-télématique”. Par sa promotion du monde virtuel, par la radicalité avec laquelle elle a éliminé les contraintes spatio-temporelles qui ont modulé l’histoire de notre espèce, par la fulgurante rapidité de sa mondialisation, elle est bien l’homologue négatif de la révolution néolithique. » En évoquant finalement la question de la ruralité (et des impératifs naturels et écologiques qui vont de pair) à travers les photos et le cinéma de Raymond Depardon (La Vie moderne), l’historienne s’interroge sur la possibilité de renouer avec les invariants anthropologiques de l’habiter. Rappeler que l’universalité n’est pas uniquement liée au langage pour le structuraliste qu’est Claude Lévi-Strauss mais aussi à l’art d’habiter est plus qu’instructif, quoi qu’il en soit de son approche discutable de la mondialisation contemporaine, à savoir l’indistinction de celle-ci et du moment industriel.

Avis

Les élections européennes précèdent de quelques mois le vingtième anniversaire des révolutions démocratiques de 1989. Comment en est-on passé de la surprise positive de la réunification de l’Europe à la morosité actuelle ? Il faut sans doute repartir d’une analyse des interprétations données à l’événement à l’époque pour mieux identifier les débats qui en ont surgi : promotion simultanée de la démocratie et du marché, révolution des droits de l’homme, traitement du passé et de la mémoire… Y a-t-il eu un « moment 89 » et que peut-il nous apprendre sur le moment présent ? C’est ce que nous verrons dans notre numéro d’août-septembre. En juillet, nous analyserons les phénomènes liés à la mondialisation sous un angle historique et philosophique : si, pour reprendre les termes du sociologue Zygmunt Bauman, nous sommes entrés dans un « monde liquide » (du fait de la fluidité mondiale des échanges), quelles réflexions peuvent nous aider à comprendre ce nouveau monde ? L’opposition entre pensée terrestre et pensée maritime a déjà été développée par le passé, notamment autour de la question de la « piraterie », qui concerne aussi bien les dissidents religieux du xviie siècle, que les marchands du xviiie ou les utopistes technicistes du xxe siècle.

  • 1.

    Simone Pétrement, la Vie de Simone Weil, 2 t., Paris, Fayard, 1973 et 1978.

  • 2.

    Jacques Cabaud, l’Expérience vécue de Simone Weil, Paris, Plon, 1957 et Simone Weil à New York et à Londres, les quinze derniers mois, 1942-1943, Paris, Plon, 1962.

  • 3.

    Georges Hourdin, Simone Weil, Paris, La Découverte, 1989.

  • 4.

    Huguette Bouchardeau, Simone Weil, Paris, Julliard, 1995.

  • 5.

    Robert Chenavier, Simone Weil. Une philosophe du travail, Paris, Cerf, 2001.

  • 6.

    S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. 2 : Cahiers (septembre 1941-février 1942). Édition d’Alyette Degrâces, Marie-Annette Fourneyron, Florence de Lussy et Michel Narcy, publiée sous la direction d’André A. Devaux et Florence de Lussy, Paris, Gallimard, 1997, p. 266.

  • 7.

    Géraldi Leroy et Anne Roche, dans S. Weil, Œuvres complètes, t. II, vol. 2 : Écrits historiques et politiques. L’expérience ouvrière et l’adieu à la révolution (juillet 1934-juin 1937). Édition de Géraldi Leroy et Anne Roche, publiée sous la direction d’André A. Devaux et Florence de Lussy, Paris, Gallimard, 1991.

  • 8.

    André Weil, Souvenirs d’apprentissage, Bâle, Birkhäuser, 1991.

  • 9.

    Voir François Wahl, « Roland Barthes aurait été révolté », Nouvel Observateur, 21 janvier 2009 et Olivier Corpet et Éric Marty, « Réponse à l’“insulte” de François Wahl », Nouvel Observateur, 23 janvier 2009.

  • 10.

    Roland Barthes, le Neutre, Cours et séminaires au Collège de France, février-juin 1978, Paris, Le Seuil/Imec, 2002.

  • 11.

    R. Barthes, la Chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Le Seuil, 1980.

  • 12.

    Id., la Préparation du roman I et II, Cours et séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Le Seuil/Imec, 2003.

  • 13.

    Id., Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, [1975], 2009.

  • 14.

    En même temps que le Journal de deuil, op. cit., a paru, outre la réédition de Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., un autre inédit, Carnets d’un voyage en Chine (Paris, Christian Bourgois, 2009).

  • 15.

    Toni Morrison, Beloved, Paris, Christian Bourgois, 1989.

  • 16.

    T. Morrison, l’Œil le plus bleu, Paris, Christian Bourgois, 1994.

  • 17.

    T. Morrison, le Don, op. cit., p. 128.

  • 18.

    T. Morrison, Jazz, Paris, Christian Bourgois, 1998.

  • 19.

    Id., Sula, Paris, Christian Bourgois, 1992.

  • 20.

    Id., Paradis, Paris, Christian Bourgois, 1994.

  • 21.

    En guise d’illustration de son état d’esprit, il extrait d’ailleurs une citation d’un récit de voyage de Nicolas Bouvier, le Poisson-scorpion (Paris, Gallimard, 1981) : « Si on savait à quoi l’on s’expose, on n’oserait jamais être heureux », p. 43.

  • 22.

    E. Carrère, D’autres vies…, op. cit., p. 118.

  • 23.

    Ce dernier ne manquant pas de reprendre une formule selon laquelle : « le Code pénal est ce qui empêche les pauvres de voler les riches et le Code civil ce qui permet aux riches de voler les pauvres », E. Carrère, D’autres vies…, op. cit., p. 227-228.

  • 24.

    Ibid., p. 43.

  • 25.

    Quelques références pour se faire une idée des épisodes relatés : X. Lagarde, « Office du juge et ordre public de protection », JCP 2001, I, 312 ; CJCE, 5e ch., 21 nov. 2002, Cofidis SA c./Fredout, JCP 2003, I, 143, obs. X. Lagarde ; JCP 2003, II, 10082, note G. Paisant ; JCP E 2003, 279, note C. Baude-Texidor et I. Fadlallah.

  • 26.

    E. Carrère, D’autres vies…, op. cit., p. 232-233.

  • 27.

    Et dont l’actualité, malgré la consécration d’une des positions du « juge de Vienne » par une loi du 3 janvier 2008 (article L. 141-4 du Code de la consommation), n’est toujours pas démentie. Voir par exemple à cet égard, Cass. civ. 1re, 22 janvier 2009, note S. Piedelièvre, « Droit de la consommation et office du juge », D. 2009, p. 908 sq.

  • 28.

    E. Carrère, D’autres vies…, op. cit., p. 233.

  • 29.

    Ibid., p. 72.

  • 30.

    Hans Georg Gadamer, Langage et vérité, Paris, Gallimard, 1995, p. 239.

  • 31.

    Jürgen Habermas, l’Avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2002.

  • 32.

    Dans notre ouvrage la Tentation relativiste ou la démocratie en danger, Paris, Ddb, 2007, nous avons écrit que les laïques doivent se séculariser eux-mêmes en cessant d’être des croyants de la laïcité.

  • 33.

    Serge Koster, Martial ou l’épigramme obscène, Paris, La Musardine, 2004.

  • 34.

    Id., Pluie d’or. Pour une théorie liquide du plaisir, Paris, La Musardine, 2001.

  • 35.

    Id., le Commerce des corps, Paris, Éd. du Rocher, 2005.

  • 36.

    La correspondance ainsi que l’introduction ont initialement paru dans la revue Frankfurter Adorno Blättern en 2003 et sa traduction dans la revue L’Animal en 2004.

  • 37.

    Joachim Seng, « La véritable bouteille à la mer, essai sur les relations entre Theodor W. Adorno et Paul Celan », introduction à Adorno/ Celan, Correspondance, Caen, Nous, 2008, p. 7.

  • 38.

    J. Seng, « La véritable bouteille à la mer », op. cit., p. 12.

  • 39.

    Sur le site du Séminaire Marx, des conférences de (et sur) Jameson : http://semimarx.free.fr/rubrique.php3?id_rubrique=48.

  • 40.

    Fredric Jameson, Archéologie du futur, un désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007.

  • 41.

    Soit : « Aux Confins de la pensée », si j’ai bien compris la note de la page 240, la page de titre du livre n’étant pas claire. Le titre original de l’ensemble des deux parties doit s’appeler : Archaeologies of the Future. The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, London & New York, Verso, 2005.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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