
L'Europe centrale prise entre deux terreurs
L’auteur de Terres de sang revient ici sur la méthode de son livre. La volonté de partir d’un espace permet d’adopter une logique inclusive, en sortant des approches nationales ou strictement quantitatives, pour analyser les massacres de masse perpétrés dans cette région par les nazis comme par les Soviétiques.
Esprit – Dans votre ouvrage Terres de sang, vous vous donnez un objet particulier puisque vous étudiez un territoire, entre Berlin et Moscou, pris dans la double terreur de Hitler et de Staline. Pourquoi cette démarche centrée sur un espace ?
Timothy Snyder – La démarche est en effet, pour ce livre, primordiale. Je pars du fait qu’il y a eu quatorze millions d’êtres humains tués à une époque et dans un lieu définis. Ce fait, que je décris, est lié à un espace. Le choix de se concentrer sur un espace qui ne corresponde pas à un ou des États nous oblige à tout inclure. Dans ce livre, il y a des Juifs, des Polonais, des Ukrainiens, mais il y a aussi tous les enfants, tous les hommes, toutes les femmes, tous les individus, les deux régimes, nazi et soviétique, les territoires… ; tout se joue au sein de cet espace. Il est impossible d’en sortir. En général, la méthodologie historique est fondée sur l’exclusion ; la méthode nationale, par exemple, permet d’exclure les autres nations et de se concentrer sur une seule. Or, si l’on veut comprendre ou comparer, il faut inclure. De même, les positions victimaires sont une façon d’exclure. Se définir comme victime, c’est ne pas se définir avec les êtres humains majoritaires. Dernière exclusion méthodologique : l’aliénation quantitative, qui ne fait voir que les chiffres. Il me fallait donc, pour éviter ces écueils, tout inclure, rester sur cette « terre de sang », sans possibilité d’en sortir.
Cette approche par l’espace me permet d’observer les territoires indépendamment des phases de la guerre. Habituellement, on écrit sur la guerre ou sur l’avant-guerre et l’après-guerre. Mais, si la nation n’est plus l’espace de référence, on peut observer les similarités entre les périodes d’avant-guerre et les périodes de guerre elles-mêmes. Cette méthode permet donc d’analyser les relations entre les deux régimes totalitaires, nazi et soviétique, aussi bien que les suspensions de ces relations. Typiquement, le moment où l’Union soviétique et l’Allemagne nazie ont coopéré pour détruire l’État polonais est un moment d’interaction. Mais il y a également eu des moments où l’Allemagne nazie ne comptait plus pour l’Union soviétique, et réciproquement.
Dans votre effort pour faire se rencontrer une analyse extrêmement quantitative et rigoureuse et quelque chose qui est de l’ordre du témoignage, comment vous situez-vous par rapport aux travaux de Raul Hilberg (où l’analyse est abstraite1) et de Saul Friedländer2, qui met au centre le vécu des acteurs, ce qui est une manière de résister à l’inflation victimaire en ramenant au rang de vivants des personnes qui ne sont plus simplement de passage sur terre pour être massacrées ?
Pour moi, les livres de Friedländer sont précieux. Il a réussi quelque chose que personne n’avait fait précédemment, en défendant l’histoire du quotidien. Avant, la position courante était de dire que l’histoire du quotidien voilait les connexions entre les familles allemandes et la Shoah. Lui a fait l’histoire du quotidien des Juifs de telle façon qu’il a changé le mode de narration qu’on avait depuis Raul Hilberg. Il a fait de la victime un humain et nous a ainsi sauvés d’une sorte d’aliénation. Cela dit, il faut aussi avoir un point de vue critique sur ses travaux. Il me semble que chez Friedländer, il y a un genre de sortie du territoire qui ne devrait pas avoir lieu. Il intègre les victimes, mais se focalise presque toujours sur les Juifs allemands, qui ne sont pas des victimes typiques. Ils sont même très minoritaires : 97 % des victimes de la Shoah ne parlaient pas allemand, et la plupart des Juifs allemands ont survécu. Ce n’est donc pas une population qui représente la Shoah en tant que telle. Les Juifs allemands se sont identifiés avec la civilisation allemande. Ainsi, pour Friedländer comme pour Hilberg et Arendt, il faut comprendre la Shoah comme le déclin et la chute de cette civilisation. Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation, qui découle d’ailleurs du fait de privilégier la figure des Juifs allemands, symboles de cette destruction de la civilisation allemande, dont Victor Klemperer est l’exemple type3. Cette vision « civilisationnelle » ne fonctionne pas si l’on intègre la perspective des Juifs polonais ou ukrainiens ; elle les exclut. Les œuvres laissées par les Juifs allemands sont certes magnifiques, mais elles sont « hors comparaison », en quelque sorte, puisque écrire un livre était, à l’époque, presque impossible pour un Juif polonais à Varsovie. Voici donc ce que j’essaie de faire : réécrire l’expérience des victimes, mais sans privilégier l’expérience allemande.
Les purifications ethniques en Urss
Comment expliquez-vous que le régime soviétique, théoriquement universaliste, ait commis des massacres ethniques ? Est-ce l’explication classique d’une Russie communiste qui reste russe avant tout, ou bien cela s’explique-t-il par des soupçons que ces populations ont des liens avec le monde extérieur, c’est-à-dire qu’elles peuvent être sources de corruption ?
C’est un bon exemple d’un fait qui était inattendu pour moi et qui ressort du choix de la méthode. Dans son livre sur le totalitarisme, Arendt mentionne trois fois la terreur contre les Polonais ; elle savait donc qu’il y avait une action contre eux. On pouvait comprendre cela en 1948 mais on l’a oublié depuis et on redécouvre ces faits à présent sur la base de documents. La purification ethnique a été très importante de par son ampleur : beaucoup de gens, près d’un sixième de la population polonaise en Urss, ont été massacrés. Mais ce que cela démontre, c’est qu’on peut s’engager dans ce processus de tuerie de masse et s’arrêter, ce qui est intéressant si l’on se tourne de l’autre côté, vers l’analyse de l’Allemagne nazie et de la Shoah. On pense en général que ces actions d’extermination ethnique, par définition, doivent se poursuivre jusqu’à l’extinction de la population visée. Or les Soviétiques ont démontré le contraire, au moins à l’intérieur de leurs frontières. On peut tuer ethniquement sans avoir une idéologie ethnique. Dans le cas d’officiers qui ont tué successivement les Polonais, puis les Lettons, puis les Géorgiens, il est difficile de croire qu’il y avait là une motivation ethnique. Les actions étaient ethniques mais pas les motivations. En tout cas, pas en bas de l’échelle. Pour ce qui est des échelons plus élevés, bien sûr, la question se pose.
Ces massacres s’expliquent par la situation de l’Union soviétique, en tant que « patrie du socialisme ». Une fois le projet de révolution mondiale abandonné, il s’agissait de défendre le seul État où le socialisme avait vaincu. Une telle stratégie a des implications, sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur. Les Polonais ont peut-être été massacrés parce que Staline a calculé froidement qu’il n’y avait aucune chance pour que la Pologne devienne à l’avenir un allié de l’Union soviétique, et qu’il valait mieux dès lors se débarrasser des Polonais. C’était une logique un peu paranoïaque, mais surtout géopolitique et idéologique.
Votre livre permet de prendre la mesure de l’importance des déportations ethniques internes. On savait que les épurations internes au parti et les motifs politiques n’étaient pas les seuls qui pouvaient expliquer l’ampleur des victimes du stalinisme. Il y avait de véritables plans chiffrés, avec des quotas à atteindre… Pourquoi déporter des populations entières, comme les Coréens en Extrême-Orient ? À quelle logique idéologique cela répond-il ?
Avant la guerre, les Coréens avaient tous été déportés, sans exception, au Kazakhstan. Comme la Corée était occupée par les Japonais, on pensait que les Coréens en Union soviétique étaient tous des espions japonais. Quelques-uns l’étaient peut-être effectivement, mais pour ces quelques individus, on a déporté une nation tout entière. C’est la logique paranoïaque de la défense du socialisme dans un seul pays.
Le sujet du livre est le massacre de masse. Le chapitre sur la purification ethnique concerne en réalité l’après-guerre, et une forme de « refroidissement » de la violence en Urss. Avant la guerre, les Soviétiques ont tué les Polonais ; après la guerre, ils les ont expulsés. C’est terrible, mais ce n’est pas la même chose. Je ne voulais et ne pouvais pas exclure les purifications ethniques de mon livre parce que c’est un événement très important. Mais je voulais aussi montrer cette baisse d’intensité, parce que le monde de l’après-guerre, celui de la guerre froide, était un autre monde que celui de la guerre. Il y a eu entre les deux un moment de transition et ce moment, c’est justement celui des purifications ethniques.
Il existe un débat historiographique sur l’interprétation de l’évolution du régime soviétique après la guerre. On peut la comprendre comme la continuation du totalitarisme, qui perdure à travers un « totalitarisme de basse intensité » (Stéphane Courtois). Mais pour d’autres historiens, le bolchevisme s’arrête avec la guerre, le régime se survit à lui-même mais sous une forme qui n’a plus rien à voir avec la révolution bolchevique. Ne tracez-vous pas implicitement une troisième interprétation en distinguant une rupture entre la révolution bolchevique et le projet d’empire stalinien, mais il s’agirait d’un second totalitarisme dans lequel le nationalisme russe et l’antisémitisme fonctionnent comme une idéologie ?
Il faut tout d’abord savoir que les massacres ethniques ont commencé non pas en Europe de l’Est mais à l’autre bout de la Russie, en Extrême-Orient, parce que c’est là qu’était le goulag, là qu’étaient les paysans déportés d’Ukraine. La présence de nombreux Ukrainiens en Sibérie a fait craindre à Staline que les services japonais ne les convainquent de passer à l’ennemi, ce qui s’est produit dans certains cas. On voit ainsi qu’une logique de répression (le goulag) en amène une autre (le massacre de personnes soupçonnées d’espionnage).
Après la guerre, la situation était bien différente. Mais la mentalité de Staline, elle, n’avait pas évolué : il a continué à penser que, pour sauver l’Union soviétique, il fallait stigmatiser les minorités qui avaient des liaisons avec le monde extérieur. Et c’étaient justement les Juifs, d’autant plus après la création de l’État d’Israël, lorsque Staline a compris que cette nouvelle nation n’allait pas être l’allié de l’Urss. À partir de ce moment, Staline a jugé qu’il fallait traiter les Juifs soviétiques comme les Polonais soviétiques, mais ce n’était plus possible, du fait des changements des institutions et de la société induits par la guerre. Cela montre un trait intéressant du totalitarisme. Même s’il y a une pensée totalitaire, il faut aussi des institutions qui réalisent cette pensée. Staline lui-même fut très frustré par la réalité soviétique de l’après-guerre.
Dans votre livre, on est frappé par la notion de décision. Dans les deux régimes, la place de la décision venue d’en haut, de Hitler, de Staline, reste prépondérante. Comment peut-on mettre en relief, sur le plan méthodologique, le fait que la vie de millions de personnes dépende de la décision d’un homme, même si ensuite il y a des relais ? Comment expliquer l’efficacité de tels ordres ?
Il faut distinguer l’État soviétique de l’État nazi. L’État soviétique était révolutionnaire, il y avait eu chez eux une révolution qui était plus radicale peut-être que n’importe quelle révolution auparavant. Pendant cette révolution, les Soviétiques ont développé des institutions – le parti de masse, la police secrète – qui étaient très efficaces. Pour l’État nazi, c’était très différent. Il a fallu à Hitler, progressivement et par divers moyens, modifier le système pour atteindre ses objectifs. Et puis, l’action de l’État hitlérien s’est rapidement étendue à l’extérieur des frontières de l’Allemagne. S’ils voulaient changer la société allemande, il fallait le faire grâce à la guerre et au-delà de l’Allemagne. Ce que les Allemands ont fait de pire, ils l’ont fait à l’étranger, même si bien sûr leurs propres citoyens n’ont pas été épargnés. Il y a là une dynamique qu’on ne voit pas chez Staline.
Hitler était habituellement très vague. La dynamique profonde de l’Allemagne nazie allait en réalité de bas en haut : on expérimentait et on voyait si ça fonctionnait. Ainsi, pour la solution finale, il n’y a pas eu un moment précis où le système a été décidé par le haut ou par Hitler. Les méthodes ont été créées par expérimentation. On a commencé par les pogroms, on a continué en fusillant, puis on a expérimenté avec les gaz dans les camions et alors on a bâti les usines de mort.
N’y a-t-il pas une différence d’approche entre les nazis et les Soviétiques, les nazis raisonnant en peuples, ethnies et les Soviétiques réfléchissant en termes de chiffres ?
Pour Staline, les ordres étaient chiffrés. Cela montre qu’il s’agissait d’un système de contrôle et non pas de destruction. Cela démontre aussi la capacité de contrôle de Staline lui-même : les exécutions se sont arrêtées, puis il a détruit les individus qui étaient directement responsables et ensuite il a été capable de produire les explications officielles de ces événements. Commencer, arrêter, expliquer, voilà ce qu’est le véritable pouvoir.
Pour les Allemands c’était différent. Il y avait des chiffres chez eux, mais toujours après les faits. L’ordre était d’abord d’éliminer une communauté puis ensuite ils chiffraient. Et puis les Allemands étaient incapables de s’arrêter à l’étranger. Le massacre n’était contrôlé qu’à leurs frontières.
Une « terre » centrale dans les deux géopolitiques totalitaires
Le titre de votre livre, Terres de sang, peut être interprété de deux manières différentes. Ces terres sont-elles victimes de la barbarie, ou en sont-elles, paradoxalement, en partie responsables ?
Le titre suggère que la faute est liée aux terres elles-mêmes et effectivement, on peut argumenter qu’il y a une dimension de ce territoire qui l’amène à être au cœur des conflits. Par exemple, le fait que l’Ukraine soit une terre très fertile et donc que ce soit un monde organisé économiquement autour de la question de la nourriture la prédestinait, en quelque sorte, à devenir la proie de ses voisins. Dans ces territoires, il y a aussi traditionnellement une absence, ou du moins un manque, d’État. Depuis la chute de la république polonaise au xviiie siècle, il n’y a pas eu d’État qui ait inclus tous ces territoires. Il y a eu des empereurs, des changements de régimes mais pas de tradition de stabilité de l’État.
Mais pour moi, la faute n’est pas imputable à ces terres. Elle revient à la présence des deux systèmes de part et d’autre de cet espace. C’est pourquoi j’essaie d’ouvrir la perspective régionale sur la perspective mondiale. La région était importante pour les nazis, pas seulement du fait de sa fertilité, mais parce que Hitler pensait qu’il fallait être comme les Américains, c’est-à-dire autarciques, et que pour l’être il fallait contrôler ces terres-là. Pour Staline, il y avait aussi une logique globale. La révolution mondiale était à venir, mais pour le moment il fallait combattre pour le socialisme dans son pays, et dans cette optique, l’Ukraine était un ennemi. Les logiques globales aboutissent à des conflits de territoires, mais il ne s’agit pas pour autant de céder au déterminisme de la terre.
Comment en êtes-vous arrivé à imaginer cette méthodologie originale, qui va à l’encontre d’un certain nombre de préjugés ?
J’ai passé beaucoup de temps dans cette région et j’avais déjà mes idées, mes conceptions de la terreur soviétique et de la Shoah, depuis l’enfance, pourrais-je même dire. Mais au fur et à mesure que je suis devenu un historien de cette région, j’ai commencé à voir qu’on ne pouvait pas comprendre la terreur soviétique et la Shoah sans les localiser à cet endroit-là. Ce sentiment ne m’est pas apparu du jour au lendemain, c’est quelque chose que j’ai vu dans ces territoires, dans l’utilisation que j’en faisais, dans les histoires familiales de mes amis et de mes connaissances.
Ce que je définis comme problème de la discipline, de l’histoire nationale, est aussi une question de responsabilité. Si l’on est historien de cette région, il faut prendre la responsabilité de tout ce qui s’y est passé. C’est une accumulation d’expériences personnelles et de recherches antérieures. Ce livre n’aurait pas été possible sans l’historiographie précédente. J’ai ici beaucoup critiqué pour montrer ce que ce livre avait de différent, mais aussi ce que je devais aux autres.
Avec nos remerciements à Benoît Chantre, Jean-Claude Monod, Pierre Hassner, Myriam Revault d’Allonnes et Philippe de Lara
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Professeur d’histoire à l’université de Yale, aux États-Unis. Cet article est issu d’une rencontre (en français), introduite par la présentation de Jean-Claude Monod, dans les locaux de la revue, autour de son livre, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (Paris, Gallimard, 2012).
- 1.
Raul Hilberg, la Destruction des Juifs d’Europe, I, II, III, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2006.
- 2.
Saul Friedländer, les Années de persécution. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1933-1939 ; les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, Paris, Le Seuil, coll. « Points histoire », 2012.
- 3.
Victor Klemperer, Lti, la langue du troisième Reich, Paris, Pocket, 2003.