
Le totalitarisme par l'espace : les « terres de sang » au croisement de l'hitlérisme et du stalinisme
Le livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, est un événement. Il fait l’histoire d’un espace qui s’est trouvé au carrefour de deux totalitarismes. Les régimes nazi et soviétique ont utilisé ces terres de Pologne et d’Ukraine comme grenier, champ de bataille et outil de leur politique impériale. Voilà une invitation à regarder autrement les crimes du xxe siècle.
L’impressionnant ouvrage de Timothy Snyder1 revient sur les deux grands régimes totalitaires du xxe siècle, le nazisme et le stalinisme. Il ne s’agit cependant pas d’une analyse qui chercherait à décrire ce qui apparente les deux systèmes au plan de leur idéologie ou de leur fonctionnement. C’est un livre qui porte d’abord sur un espace, un immense territoire fait de plusieurs pays qui s’est trouvé dans l’entre-deux, entre l’Allemagne hitlérienne et l’Urss stalinienne, et où les deux régimes se sont croisés et ont agi, successivement ou pour une certaine période (1939-1941) conjointement, où ils ont « interagi ». Terres de sang dresse l’histoire de cette interaction qui est passée par un affrontement gigantesque, mais aussi par des effets de légitimation réciproque de leurs actions, y compris criminelles, par des pratiques similaires, voire mimétiques – la destruction des élites polonaises, la famine comme arme de masse…
Les deux terreurs
Cette approche spatiale permet de comprendre à la fois certains ressorts des deux régimes et leur « sort » ou le sort qu’ils ont fait subir à des millions de personnes sur ces terres, plus ou mieux qu’une approche purement « idéologique ».
« Qu’est-ce qui, dans les systèmes nazi et soviétique, permit une coopération mutuellement avantageuse entre 1939 et 1941, mais aussi la guerre la plus destructrice de l’histoire de l’humanité entre 1941 et 1945 ? » (p. 252). Celle-ci, note l’auteur, est souvent présentée de manière abstraite, comme une question sur la civilisation européenne ou occidentale moderne, comme la radicalisation des germes déjà semés par les guerres napoléoniennes ou, encore en amont, par la « levée en masse » révolutionnaire. Or Snyder récuse cette approche, d’une part parce que les deux régimes rejetaient la compréhension « moderne » de l’histoire-progrès issue des Lumières, en y substituant au moins une version modifiée par une sorte de darwinisme historique, avec l’idée que le progrès dépendait d’une lutte à mort entre races ou classes ; sur ces territoires, en un sens, c’est la Pologne et ses élites cultivées qui représentaient les Lumières et que les deux régimes ont significativement travaillé à décimer. D’autre part, la question du tournant de 1941 est d’abord une question de territoire et d’empire, avec un même problème : comment construire un immense empire terrestre et « autarcique », après avoir (dans le cas de Hitler) renoncé à prendre la place de l’Angleterre comme empire naval ?
Hitler et Staline visaient tous deux l’autarcie impériale à l’intérieur d’un vaste empire terrestre bien approvisionné en vivres, en matières premières et en ressources minérales.
De là la centralité de l’enjeu « ukrainien », vu par Hitler comme l’immense réservoir agricole nécessaire pour nourrir son empire ; avant lui, Staline avait fait de l’Ukraine un grenier pour l’Urss sur le mode catastrophique d’une collectivisation et d’une planification aux objectifs totalement irréalistes, mais dont il fait retomber l’échec sur les Ukrainiens eux-mêmes, transformant une famine due à des erreurs en une famine délibérée, à la fois ethnique et politique.
On pourrait éclairer ces affinités politiques en empruntant un concept à un personnage qui a été, en un sens et à un échelon assez modeste, un acteur de cette politique du côté nazi : Carl Schmitt. Schmitt a conceptualisé la figure de « l’empire » en tant que l’empire a un « centre », à partir duquel il « rayonne », autrement dit domine des espaces périphériques auxquels il assigne des tâches dans son économie générale et dont il traite les populations sur un mode essentiellement inégalitaire, avec tout un dégradé de droits ou de non-droits. On voit bien que Staline, déjà, traite les nationalités non russes2 sur ce mode inégalitaire et utilitaire, où les Ukrainiens sont des instruments rétifs qu’on doit soumettre ou exterminer, des paysans surnuméraires qui doivent nourrir le « centre » sans se nourrir eux-mêmes, etc. Hitler voudra traiter l’ensemble des « Slaves » sur ce mode.
Par cette insistance sur le caractère impérial de ces politiques, il me semble que T. Snyder confirme d’ailleurs un axe d’interprétation déjà bien mis en lumière par Arendt, avec le tome des Origines du totalitarisme consacré à l’impérialisme et au racisme colonial. Snyder cite des propos de Hitler où ce dernier se réclame de la conquête de l’Amérique et de la construction des États-Unis, fondée sur « le colonialisme exterminateur et le travail servile », en annonçant qu’« ici, à l’Est, un processus analogue [allait] se répéter une seconde fois, comme dans la conquête de l’Amérique », l’Allemagne traitant les Slaves comme les Nord-Américains avaient traité les Amérindiens et les esclaves noirs.
Dans le cas stalinien, l’empire ne pouvait pas être thématisé de façon aussi explicite, en totale opposition avec l’internationalisme marxiste et avec la critique léniniste de l’impérialisme. Mais « le socialisme dans un seul pays » permettait de présenter l’Urss comme le « bastion » à défendre y compris contre les innombrables ennemis « intérieurs » que ne cessait de désigner Staline : les Polonais (tous potentiellement espions), les Ukrainiens (qui devenaient clairement des agents de l’ennemi dès lors qu’ils ne remplissaient pas les objectifs irréalistes du plan et même, suprême « raffinement » de la logique stalinienne, dès lors qu’ils mouraient de faim pour discréditer le socialisme), etc. La conclusion note que « le stalinisme était un projet d’autocolonisation, élargie quand les circonstances le permettaient » (p. 589) ou un projet de « modernisation par autocolonisation » (p. 625) ; les nazis ont tué principalement des non-Allemands, les Soviétiques principalement des citoyens soviétiques.
Sur la dimension des « politiques de la faim », de la famine, le livre donne également des perspectives tout à fait saisissantes : là aussi, on voit une sorte de « planification de la faim » pratiquée par Staline en Ukraine, puis projetée et partiellement pratiquée par les Allemands, qui avaient formulé un « Plan de la faim » en mai 1941 : il s’agissait de nourrir les soldats allemands en affamant les citoyens soviétiques, en particulier ceux des grandes villes, qui devaient d’ailleurs être rasées. Il était prévu que 30 millions de personnes mourraient ainsi de faim en 1941-1942, et que la population de l’Urss serait considérablement réduite, ramenée au stade préindustriel et presque préurbain (p. 263-264). Les nazis ont échoué à mettre intégralement ce plan en pratique, sous-estimant la difficulté qu’il y avait à « couper les vivres » de régions ou de villes entières quand on n’en a pas une connaissance aussi précise et fine que celle que détenaient les agents ukrainiens du Nkvd et les brigades du parti communiste qui avaient « réalisé » la famine ukrainienne en 1932. Mais la Wehrmacht a tué plus de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques, en grande partie par la faim.
Les crimes ethniques
Une dimension que révèle ou du moins que confirme ce livre est le degré d’« ethnicisation » de la terreur stalinienne ou le fait que la Grande Terreur a été à ce point une affaire de nationalités. Le pouvoir stalinien s’est donné des cibles « de classe », bien sûr (les « koulaks »), en assumant une violence radicale à leur encontre, ce qui explique la dimension exterminatrice du régime3. Mais à ces cibles s’ajoutent ou se superposent bien souvent, dans la Grande Terreur, des nationalités – « Polonais un jour, koulak toujours » disaient les officiers du Nkvd (p. 149), des groupes ethnoculturels dont la destruction délibérée, ciblée, s’est opérée parfois simplement en ouvrant l’annuaire et en regardant les noms polonais, par exemple – et être polonais suffisait pour être arrêté et torturé et donc envoyé au goulag ou tué sur place.
Avant la guerre, les meurtres ethniques de masse ont été l’œuvre de l’Urss beaucoup plus que de l’Allemagne :
Une semaine après la Nuit de Cristal, la Grande Terreur prenait fin : quelque 147 157 citoyens soviétiques avaient été exécutés dans le cadre des opérations nationales (c’est-à-dire des opérations visant précisément des groupes nationaux). À la fin de l’année 1938, l’Urss avait tué près de mille fois plus de gens que l’Allemagne nazie pour des raisons ethniques.
Dans un document filmé datant, je crois, de 1938, on voit Raymond Aron expliquer à des amis (socialistes, comme Aron qui l’était encore à ce moment-là) que l’État soviétique est encore plus arbitraire et totalitaire que l’État nazi. Cette affirmation m’avait choqué, mais l’ouvrage de T. Snyder la confirme, là encore, si l’on s’en tient à la période précédant la guerre.
Dans les années 1937 et 1938, 267 personnes furent condamnées à mort dans l’Allemagne nazie, contre 378 326 dans le cadre de l’opération « koulaks » en Union soviétique […] Compte tenu de la taille respective des populations, les risques qu’un citoyen soviétique soit exécuté dans l’action koulak étaient près de 700 fois plus élevés que les risques pour un citoyen allemand d’être condamné à mort dans l’Allemagne nazie, tous crimes confondus.
Lorsque quelqu’un était arrêté en Urss sous la Terreur stalinienne en 1937-1938, il était presque toujours exécuté ou déporté ; en Allemagne, peut-être du fait de l’existence antérieure et partiellement persistante d’un Rechtsstaat, d’un État régi par certains principes juridiques et pourvu d’un personnel judiciaire propre, les gens arrêtés ressortaient souvent des commissariats. Peut-être d’ailleurs aurait-il fallu émettre cette hypothèse, que Snyder ne construit pas : que l’Allemagne nazie en temps de paix a dû quand même compter avec un « État » charpenté, y compris une forme d’« État de droit » qu’elle a détruit peu à peu, mais dont la Russie tsariste n’a pas connu l’équivalent.
Ce qui reste évidemment irréductible et qui change la donne avec la guerre, c’est l’obsession juive de Hitler et le paradoxe souligné par Snyder : au départ, l’Allemagne hitlérienne compte très peu de Juifs. Lorsque Hitler « promet » de détruire les Juifs en cas de guerre mondiale (dont bien sûr ils seraient les responsables), « près de 90 % des Juifs d’Europe vivaient au-delà des frontières de l’Allemagne, pour la plupart en Pologne et dans l’ouest de l’Union soviétique » (p. 189). C’est donc en fait la guerre qui devait être la première étape dans leur destruction. C’est à la suite de sa politique de conquête, notamment et d’abord à l’Est, que l’Allemagne se retrouve à régner sur des millions de Juifs. Et par une série de « phases » dans l’élaboration de « solutions finales », les extermine, surtout par balles, puis avec les camps d’extermination. D’une façon générale, « au cours de sa guerre de conquête, l’Allemagne tue des millions de gens plus vite qu’aucun autre État dans l’histoire » (p. 589).
L’idée que la politique criminelle comme telle, le crime de masse ethnique ou raciste, est le triomphe de la politique, est ce qui sépare idéologiquement le nazisme du stalinisme ; sous le stalinisme, ces crimes de masse n’étaient jamais présentés et conçus comme une fin en soi, toujours comme un moyen pour la construction ou la défense de la « patrie du socialisme ».
On retrouve donc le serpent de mer historiographico-politique de la « comparaison » ou de la comparabilité des régimes. À cet égard, l’approche de T. Snyder lui permet une réponse aussi sobre que tranchée : pour les territoires ici étudiés, la comparaison n’a pas été une « question » mais une expérience. Nous avons le choix de comparer ou non, mais ces peuples « ont dû » comparer puisqu’ils se sont trouvés à l’intersection des deux systèmes. Certains ont choisi de collaborer avec l’occupant allemand, parfois par réaction à l’occupation soviétique antérieure (des nationalistes lituaniens, par exemple) ; les Allemands se sont servis de certaines tueries perpétrées par les Soviétiques pour accréditer leur idéologie de la lutte contre le « judéo-bolchévisme » et rallier certains nationalistes locaux ; les Soviétiques se sont servis des crimes de masse nazis pour légitimer leur mainmise sur des territoires conquis ; les protocoles secrets du pacte germano-soviétique avaient, quant à eux, distribué des territoires aux uns et aux autres, etc.
Les déformations de la mémoire
Le livre se termine sur la question de la mémoire de ces massacres de masse. T. Snyder analyse un phénomène frappant et inquiétant : la relecture victimaire et nationaliste des événements, dans un grand nombre de pays, après l’effondrement de l’Urss (comme après la Seconde Guerre mondiale), en exagérant le nombre de victimes (pourtant déjà énorme). Il parle à cet égard d’une « politique d’inflation victimaire » (p. 611). Ainsi, en Ukraine, des historiens proches du pouvoir ont avancé le chiffre de dix millions de victimes de la famine stalinienne de 1932-1933, avant de ramener discrètement le chiffre à moins de quatre millions ; en Biélorussie, on enseigne que ce n’est pas un Biélorusse sur cinq qui a été tué au cours de la guerre (ce qui est pourtant déjà gigantesque), mais un sur trois, et le gouvernement actuel célèbre le passé soviétique ; de nouveaux régimes nationalistes-autoritaires rejettent toute la responsabilité qui sur l’Allemagne, qui sur l’Urss, et « blanchissent » les nationalistes locaux de la part active qu’ils ont pu prendre, par exemple, aux persécutions antisémites.
En Allemagne même, où le travail de mémoire sur le génocide juif est incontestable, certains journalistes et publicistes « gonflent » le nombre de victimes allemandes des exodes et des évacuations de la fin de la guerre, en parlant sans fondement d’un ou deux millions de morts.
La critique de la pente victimaire ne vise d’ailleurs pas seulement, dans la conclusion du livre, ces inflations nationales et ces revendications d’un plus grand nombre de victimes ; elle vise aussi la tendance à approcher les crimes de masse à partir d’une explication uniquement idéologique et « moralisatrice » (p. 600) : on dit que ces gens, les bourreaux, les SS, les collaborateurs, les fonctionnaires du Nkvd ou les auxiliaires des tueries avaient des idées folles, haineuses, et par là ils deviennent très lointains, presque fous, incompréhensibles. Il ne s’agit pas bien sûr de banaliser ces actes, mais T. Snyder veut montrer comment ces événements et le fait que ces crimes aient trouvé des relais dans leur inhumanité et leur indifférence à la vie des autres ont été produits aussi par une certaine rhétorique à la fois victimaire et impériale, celle de « l’autodéfense préventive », de la conquête nécessaire, de la tuerie indispensable à la protection de « nos » enfants allemands ou de « notre » patrie du socialisme en danger. Un témoignage particulièrement saisissant est celui de ce policier autrichien opérant en Biélorussie, qui tire au pistolet sur des bébés juifs projetés en l’air, et s’en explique à sa femme, dans une lettre, en mettant en avant l’idée que leurs propres enfants risquent d’être massacrés par les « judéo-bolchéviques » si des moyens drastiques ne sont pas mis en œuvre pour les en empêcher.
Au premier essai, ma main tremblait un peu en visant, mais on s’y fait. Au dixième, je visai calmement et abattis d’une main sûre quantité de femmes, d’enfants et de bébés. Je ne perdis pas de vue que j’ai deux enfants en bas âge à la maison, que ces hordes [nous] traiteraient exactement de la même façon, sinon dix fois pire. La mort que nous leur avons donnée est une mort belle et rapide en comparaison des tourments infernaux que des milliers et des milliers ont connus dans les geôles de la GuéPéOu. Des bébés décrivaient de grands arcs dans les airs, et nous les abattions en plein vol, avant que leur corps ne tombe dans la fosse ou dans l’eau.
Assurément, ce type de témoignage est le cas limite – mais d’autres de même nature se trouvent dans les ouvrages de Christopher Browning4, Des hommes ordinaires, de Daniel Goldhagen, les Bourreaux volontaires de Hitler5 ou de Christian Ingrao, les Chasseurs noirs6 – d’une légitimation perverse de la violence extrême par l’évocation de meurtres passés ou à venir où le peuple auquel on appartient a été ou serait en position de victime.
Aucune grande guerre ni aucun massacre du xxe siècle n’a commencé sans que les agresseurs ou les bourreaux n’aient d’abord protesté de leur innocence et de leur place de victime.
Le paradoxe terrible est que la mémoire de ces morts en masse peut ainsi devenir l’instrument de nouvelles stratégies et rhétoriques nationalistes victimaires-agressives, la « martyrologie compétitive peut tourner à l’impérialisme martyrologique » (p. 611). Les rhétoriques d’autodéfense préventive et de « reconquête » en appellent bien souvent à une mémoire unilatérale, à une inflation victimaire :
Dans les années 1990, les guerres de Yougoslavie ont commencé, en partie, parce que les Serbes croyaient que les leurs avaient été tués en bien plus grand nombre que ce n’était le cas.
La Pologne ne fait pas exception à cette politique d’inflation victimaire, on le sait et T. Snyder le rappelle ; mais il note aussi en conclusion que « hors de Pologne, on mesure mal l’ampleur des souffrances polonaises ». Ce qui apparaît en effet au sortir de ce livre, c’est que la Pologne a véritablement été une nation martyre : les Polonais ont été les cibles d’actions d’extermination de la part de Staline dès le début des années 1930, puis d’une double décapitation des élites, avec Staline – et le massacre de Katyn, par exemple – et les nazis qui ne supportaient pas cette intelligentsia si peu conforme à la description des Polonais en sous-hommes analphabètes. Les arrestations en Pologne orientale occupée par les Soviétiques en 1940 furent plus importantes que dans tout le reste de l’Urss. Plus de Polonais périrent dans l’insurrection de Varsovie que de Japonais sous les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. Et il ne s’agit pas seulement de la question des victimes. Les pogroms contre les Juifs et l’assassinat de ceux revenus dans leur village après la guerre sont des faits terribles et connus. Mais sait-on et dit-on que l’armée intérieure polonaise a fait plusieurs tentatives pour venir en aide aux Juifs polonais du ghetto de Varsovie ? Que le gouvernement de Pologne a lancé un appel pour venir en aide aux Juifs ? L’image univoque d’antisémitisme et de collaboration avec les nazis de l’ensemble des Polonais est trompeuse. Il faut le souligner, parce que même des œuvres importantes, comme la bande dessinée Maus de Spiegelman (où les Polonais sont dépeints sous les traits de cochons) voire le film immense de Claude Lanzmann Shoah (avec la séquence du retour sur les lieux polonais d’extermination, où des paysans continuent, à l’époque du tournage, de tenir des propos antisémites) ont pu nourrir cette image. Certes, Shoah a fait connaître aussi mondialement la figure de Jan Karski, catholique polonais ayant cherché à alerter le monde sur l’extermination des Juifs ; mais Karski apparaît comme une exception dans une Pologne figée dans une sorte de permanence antisémite, et il exprima d’ailleurs, dans un texte traduit dans Esprit en 1986, son malaise face à cet effet d’optique7.
Le point limite est atteint lorsqu’on semble dénier aux Polonais le droit à évoquer leurs propres souffrances sans être soupçonnés d’antisémitisme : on se souvient peut-être d’un article stupéfiant paru dans Le Monde au moment de la sortie du film d’A. Wajda, Katyn, où le critique reprochait à Wajda de ne pas avoir parlé du sort des Juifs et y voyait une occultation suspecte.
La question sur laquelle médite Snyder à la fin du livre pointe la distance qu’il faut conquérir vis-à-vis des entreprises mémorielles qui prennent la forme d’une captation et d’une légitimation d’identités nationales :
Les morts appartiennent-ils vraiment à quiconque ? […] La petite Juive qui griffonna (en polonais) un mot à sa mère sur le mur de la synagogue de Kovel appartient-elle à l’histoire polonaise, soviétique, israélienne ou ukrainienne ?
La voix singulière des victimes
Ce livre contient beaucoup de chiffres, chiffres de morts, d’arrestations, de victimes de famine, de meurtres par balles, parfois en une nuit ou au cours de telle ou telle action, et c’est bien sûr une dimension importante de l’histoire, de cette histoire en particulier, que de tenter d’établir les chiffres les plus justes. Mais T. Snyder rappelle dans les dernières pages que les chiffres ne sont pas tout, que la vigilance s’impose, surtout face à l’usage nationaliste de ces chiffres, mais aussi pour une raison éthique : ces chiffres que l’on arrondit parfois recouvrent des vies uniques, et T. Snyder parvient à donner voix, visage à telle famille, telle mère, telle fille, telle fratrie. C’est pourquoi il n’arrondit pas, donne les chiffres au plus près de ce qu’on peut en savoir – 788 863 personnes tuées à Treblinka. Par là, ce livre rejoint cet effort vers la particularisation dont témoigne parfois un travail plus littéraire ou documentaire, comme celui de Daniel Mendelsohn dans les Disparus.
T. Snyder a dépouillé une masse considérable d’archives et de livres écrits dans les langues les plus diverses, et il en extrait des témoignages aussi précis qu’émouvants, derniers messages lancés d’un bus pour le coin de forêt où les exécutions se succèdent, mot griffonné sur un carnet caché, adieux à une mère, prières, appels à la vengeance ou aveux d’une étrange sérénité… On retrouve Stalingrad assiégée où l’on soutenait pourtant encore des thèses, on découvre les orphelinats ukrainiens de la grande famine où les enfants finissaient par se manger entre eux, les camps nazis de prisonniers soviétiques voués à mourir affamés par millions. On découvre ces familles dont les membres ont été parfois décimés un à un par des « vagues » de famine ou de terreur successives, ces deux brillantes sœurs polonaises, aviatrices, dont l’une fut tuée par les Soviétiques et l’autre par les nazis, cet officier tué à Katyn dont on a les derniers mots jetés sur un papier : « Ils m’enlèvent mon alliance… » Dans ce livre, le souci de la précision des chiffres, le recoupement, le récit de « collectifs » (de villes, de régions, de « nations » et de meurtres collectifs) alternent avec ces micro-témoignages lancés ou recueillis comme des bouteilles à la mer, récits d’un siècle qui aura conduit bien des historiens et des écrivains à s’interroger sur la possibilité de faire tenir encore « l’Histoire » en un récit.
- 1.
Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012.
- 2.
Non que les Russes aient été épargnés par la terreur stalinienne, mais ils n’ont pas été l’objet d’« actions » les visant spécifiquement, comme ce fut le cas, ainsi que le documente Snyder, pour les Polonais vivant sur le territoire de l’Urss ou pour les Ukrainiens.
- 3.
À l’automne 1918, un des principaux dirigeants bolcheviques, Zinoviev, déclarait : « Des quelque cent millions d’hommes que compte la Russie soviétique, il nous faut en gagner 90 % à notre cause. Nous n’avons pas à parler avec les autres, nous devons les exterminer » (cité par Ernst Nolte, la Guerre civile européenne, 1917-1945, trad. fr., Paris, Éd. des Syrtes, 2000, p. 21. Je note en passant, puisque je mentionne ici Nolte, que l’approche spatiale et descriptive de Snyder évite les dangereux glissements de l’approche de Nolte lorsque celui-ci prétend expliquer le nazisme et la Shoah même comme « répliques » à la violence bolchevique, l’argument du nexus causal revêtant bien vite un aspect de minimisation de la responsabilité allemande, comme l’avait justement perçu Jürgen Habermas).
- 4.
Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
- 5.
Daniel Jonah Goldhagen, les Bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Le Seuil, 1997.
- 6.
Christian Ingrao, les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006.
- 7.
Karski écrit notamment : « Shoah est sans aucun doute le plus grand film qui ait été fait sur la tragédie des juifs. […] Toutefois, cette limitation rigoureuse du sujet du film donne l’impression que les juifs ont été abandonnés par l’humanité entière […] Cela est inexact […] En Pologne, un réseau secret a été constitué dans le seul but de mettre les juifs à l’abri des poursuites et de les assister dans la clandestinité. Son chef, Wladyslaw Bartoszewski, habite encore à Varsovie. Marek Edeman, un des dirigeants de l’insurrection du ghetto, vit à Lodz ; d’autres, enfin, à l’étranger. » « Shoah », Esprit, février 1986, p. 112-113.