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Une rue endommagée à Marioupol pendant le siège, 12 mars 2022. via Wikimédia
Une rue endommagée à Marioupol pendant le siège, 12 mars 2022. via Wikimédia
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Trois mois de guerre

En à peine trois mois, le programme de « russification » de l’Ukraine mis en œuvre par le régime de Vladimir Poutine se découvre dans sa violence extrême et multiforme : aux exactions s’ajoutent le pillage, la destruction et le révisionnisme historique. Plutôt que de spéculer sur la psyché du dictateur, il faut s’interroger sur les structures qui l’ont mis au pouvoir et l’idéologie dont il est le relais.

Après bientôt trois mois d’invasion destructrice de l’Ukraine, le temps de la stupéfaction est passé. La violence extrême de cette guerre s’est dorénavant imposée comme bascule historique de fait, donc acceptée : mais la forme de notre présent, dans un monde toujours divers, instable et inquiétant sous plusieurs aspects, est dorénavant assombrie, abîmée par le désastre moral du retour puis l’installation en Europe d’une guerre qui piétine tous les droits, comme par la menace nucléaire que le régime du Kremlin continue de faire planer par intermittence.

On sait depuis le début du mois de mai que la bombe sur le théâtre de Marioupol, le 16 mars 2022, a fait au moins 600 morts civiles confirmées, chiffre minimum pour ce seul missile tiré sur un lieu où le message ENFANTS, écrit en gros, était adressé aux avions russes. Lors du siège de Sarajevo, qui a duré quarante-six mois d’avril 1992 à septembre 1995, 11 000 morts civiles environ furent comptabilisées ; cette année, à Marioupol, on compte en quelques semaines 20 000 victimes civiles au moins. La violence destructrice de cette première guerre du xxie siècle, déjà mondiale sous bien des aspects, économiques autant que géopolitiques, est de plus en plus effrayante au fur et à mesure que nous nous y habituons. Les témoignages de la cruauté extrême pratiquée contre les civils se multiplient : tortures, viols, exécutions sont avérés dans les espaces occupés puis libérés, où l’on peut avoir accès à leurs traces. L’usage politique de la cruauté est attesté par de nombreux témoignages, comme celui relatant cette mère massacrée sur le cadavre de laquelle est lié son enfant vivant, et entre les deux une mine, pour, au moment du sauvetage, assassiner et l’enfant et les sauveteurs.

On se pose de plus en plus la question des populations ukrainiennes – plusieurs centaines de milliers – forcées à prendre le chemin vers la Russie : on entend des témoignages sur des « camps de filtration », des exils forcés en Sibérie, des séparations de nombre d’enfants ukrainiens envoyés dans les filières d’adoption russes (environ 200 000). Les informations sur les crimes commis contre les civils dans les territoires occupés puis libérés, comme sur la réalité d’un pillage frénétique des lieux publics et privés, digne d’une guerre des Gaules d’avant notre ère, et enfin sur la volonté systématique de détruire ce qu’on ne peut voler, qu’il s’agisse d’infrastructures urbaines ou rurales, se multiplient et se confirment cas par cas. Usines et silos à grains sont mis hors service après avoir été pillés. Mais l’impossibilité d’enquêter côté russe, en raison de l’interdiction de toute présence non autorisée, empêche la circulation d’informations fiables. Les informations qui ont filtré sur la présence de camions « crématoires » tournant autour de Marioupol ne sont pas là pour rassurer.

Un programme d’anéantissement

La reconstruction mensongère éhontée des faits par la propagande et l’impatiente mise en place matérielle d’un décor russifié dans quelques artères des villes conquises, comme Marioupol, notamment en amont de la date hypnotique du 9 mai, serviront de base de référence au révisionnisme historique à venir en Russie si le pouvoir en place se maintenait. Les recherches sur les crimes de cette guerre-là seront interdites, comme celles que réalisaient jusqu’ici les chercheurs de l’association Memorial sur les crimes historiques de l’ère soviétique : l’interdiction récente de cette association résonne, rétrospectivement, comme un signe dirigé vers l’avenir, autant que vers le passé.

Mais cette chape de plomb pesant sur toute recherche et toute information libres, typique des régimes totalitaires, si elle empêche les enquêtes, n’interdit pas les hypothèses plausibles : le projet de « russifier » les espaces et les citoyens ukrainiens (sachant que leurs souvenirs portent un nom, celui de guerre, dont l’énoncé est un crime pour le pouvoir russe) est porteur de tout un programme de crimes contre l’humanité : « remplacer » les populations, changer l’alphabet, la monnaie et les noms de lieux ; le langage lui-même, les signes et les emblèmes nationaux, les sites comme les cimetières détruits et les musées pillés, les livres d’histoires, l’enseignement scolaire et les formes de vie civiques, et ce, « pour toujours », comme l’indiquait récemment un responsable russe en visite dans les zones « libérées ». Un programme qui suppose une destruction physique et sociologique du passé avec élimination des élites sur listes du FSB, déportation des récalcitrants, voire des natifs, et repopulation venue de Russie, reconstructions architecturales russifiées… qui demanderont de surcroît une logistique dont chaque stade est un crime contre les populations civiles ukrainiennes. Historiquement, les projets de « grands remplacements » démographiques ont été mis en œuvre par les pouvoirs hitlérien et stalinien.

L’impossibilité d’enquêter sérieusement (c’est-à-dire immédiatement et en toute liberté pour des enquêteurs internationaux) sur le programme des crimes plausibles que suppose ce changement démographique et culturel planifié, violent et systématique des régions envahies donne un temps d’opacité confortable au régime d’occupation pour masquer la réalité de ces crimes dans les territoires dominés, et leur sens au sein de la Russie profonde.

Le dictateur et son parti

La violence extrême de cette invasion brutale – dont la planification fut protégée par un premier déni bonasse de son responsable qui, jusqu’à la nuit du 24 février 2022, affirmait qu’il ne « voulait pas faire la guerre » – est donc entrée dans notre horizon de réalité. Dans le même temps, l’ardeur à interroger la personnalité psychique et physique du dictateur s’accroît. Le regard du monde sur ses postures, ses mains, son léger ricanement tordu, ses petits coups d’œil obliques sur les robots à ses pieds, le ton de sa voix bizarrement haute : ce dictateur ne vocifère pas, il crache ses phrases, et il porte sur son visage comme un masque d’enfant battu. Chaque discours est l’occasion de s’interroger sur le choix de tactique suintant sous les mots : sous une même trame rebattue – celle d’un succès héroïque contre un ennemi « nazi » dont l’identité haïssable dévore toute temporalité entre 1945 et 2022 –, on tente de déceler les signes obliques de retrait en direction de pourparlers éventuels, ou au contraire de fuite en avant.

L’identité de ce personnage politique relève-t-elle vraiment d’une énigme fascinante ? Dans une autre réalité géopolitique, un plan B de l’histoire globale du siècle précédent où jadis les mencheviks auraient gagné, ce type de personnage aurait pu être un grand mafieux russe, un Escobar de l’Oural, l’un des plus riches de la planète, responsable de poursuites et de crimes horribles contre ses ennemis jusqu’au bout du monde et à la troisième génération, usant de l’argot obscène et populaire des bandes impitoyables de Leningrad (où la cruauté est le signe et la preuve de la valeur virile du chef), baignant dans le luxe et les harems de mille demeures et yachts privés sur toute la planète, au centre d’un système de domination économique et sociale assuré par le crime organisé et la subornation de ses « amis » et vassaux : et qui n’est pas avec lui se retrouve contre lui avant même d’être né.

Mais il ne serait pas au pouvoir avec le doigt sur le bouton rouge. C’est l’exercice de ce pouvoir politique dans un immense pays, la Russie, magnifique par son histoire et sa culture, qui fait de l’énigme de la psyché du dictateur cet objet de spéculations sans fin.

Et s’il n’y avait pas d’énigme ? Si l’exercice du pouvoir et la jouissance de l’impunité au long cours faisaient simplement d’un chef de bande, sans originalité autre qu’un talent pour la transgression et la cruauté, un très dangereux responsable politique ? Poutine fut choisi par le parti des services spéciaux post-staliniens, non pas peut-être à cause de son originalité psychiatrique énigmatique, mais à cause de son infinie banalité de chef de bande : impitoyable, sans scrupules ni remords, avide de biens matériels et désirant le pouvoir. La rencontre entre l’appareil bureaucratique du KGB-FSB, professionnel depuis plus de soixante-dix ans dans le travail de répression et de mensonge dans le pays et à l’extérieur, et une personnalité dont la culture pose comme performance une totale absence de scrupules et d’éthique, et le culte de la force brutale, fut une fructueuse union pour les deux parties : l’usage du mensonge bien travaillé est talentueux, et la détermination jusqu’à la mort (surtout d’autrui) de poursuivre une politique aussi aberrante que destructrice s’appuie sur l’impossibilité d’imaginer une défaite. Être battu signifierait perdre sa fortune et son pouvoir, et avec lui le prestige, cet habit de gloire qu’en vieillissant le dictateur ne veut plus jamais quitter : le parti du FSB et de ses alliés (sans doute les polices politiques de toutes les dictatures sur la planète) a pour seul et unique but de garder ce pouvoir « pour toujours » pour toute une couche sociale de privilégiés du système. Le dictateur lui-même, avec le temps et l’usure morale d’un pouvoir absolu, le désire de façon encore plus vitale, à cause de cette fusion entre son corps physique et son corps politique : la jouissance du prestige politique agrandit le « moi » dictatorial aux dimensions de l’empire. Perdre l’Ukraine est comme s’amputer d’un bras.

Le parti du FSB et de ses alliés a pour seul et unique but de garder ce pouvoir « pour toujours » pour toute une couche sociale de privilégiés du système.

Celui qui est arrivé au sommet a beaucoup à perdre. Le risque, dans une défaite, de la dénonciation publique de ses crimes de sang dans un procès, tout comme celui du dévoilement de son immense crime de sens, celui du mensonge dément de la propagande destinée au peuple russe, sont des cauchemars inimaginables pour un dictateur. Celui de son dévoilement surtout : car en manipulant la conscience collective des citoyens de son pays, par un usage des plus sophistiqués des technologies de communications de pointe relevant d’un champ pluridisciplinaire d’expertise, il viole leur intégrité morale.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

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Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.