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Bergman, Antonioni et la modernité des années 1960

janvier 2008

#Divers

La disparition de ces deux très grands cinéastes, à quelques heures de distance, l’été dernier, fut l’occasion bien sûr de revenir sur leurs œuvres respectives, dans la presse et dans quelques salles où l’on programme encore un cinéma « de patrimoine ». Mais il serait aussi intéressant, semble-t-il, de s’interroger sur ce que l’apparition de leurs films majeurs, au tournant des années 1950-1960, a pu représenter pour l’époque, en particulier vis-à-vis de la notion de modernité, et en profiter pour évaluer la distance qui nous en sépare aujourd’hui, qui nous éloigne aussi, plus largement, de ce principe de rupture qu’ont représenté, en leur temps, leurs cinémas respectifs.

L’un et l’autre furent d’abord des cinéastes de la complexité, ouvrant au foisonnement des possibles et des non-dits ; aux silences et aux vides d’un écran, surchargé par ailleurs de visible et d’explicite (dans le cinéma hollywoodien, aussi bien que dans le « cinéma de qualité » européen). Dans les films de la grande décennie novatrice de Bergman, entre 1960 et 1969, le monde se creuse, se fragmente, et révèle l’insuffisance du regard que l’on peut y jeter. Ce ne sont pas seulement les terres froides et les guerres dévastatrices qui s’imposent comme les signes de l’absence de Dieu, dont l’évidence est hurlée dans Les communiants et Le silence, et qui sera si souvent associée à cette période aride de l’œuvre ; ce ne sont pas tellement les visages tranchants dont les regards sombres accusent le monde, c’est une nouvelle façon de « raconter » le lien des personnages, le lien des amants, le lien des femmes à leurs enfants, celui des hommes à leurs semblables. Des relations constamment soulevées par la peur, le dégoût, la culpabilité. Comme si chacun, se réveillant d’un rêve honteux, s’apercevait avec humeur que le monde dans lequel il doit vivre, loin d’être une consolation possible, ou même une réponse à ses doutes, lui est totalement étranger. Il y a un bougonnement, comme une crispation qui saisit les corps et les mentalités des personnages de Bergman devant ce monde qui ne correspond en rien à l’interlocuteur qu’ils attendaient. Les sentiments ne se déclinent pas vraiment en termes de jalousie, de haine, de ressentiment, ni les actions en termes de trahison ou d’agression : ce sont avant tout des inadéquations, un dépit profond, et des douleurs sans fin.

Au tout début de Persona, un jeune garçon aperçoit le visage de sa mère et tend la main pour l’atteindre : il ne peut que toucher l’écran sur lequel le visage se projette. Quelques années plus tôt, dans Le silence, le même garçon regardait le monde défiler derrière la vitre du train dans lequel il se trouvait, et le soleil ne le touchait qu’en se superposant à son reflet. Les regards donnent l’illusion d’un accès à l’altérité, mais au lieu d’en être la première étape, ils en sont la dernière, la plus ambiguë, la plus déchirante, celle qui fait naître le désir tout en maintenant la distance. Peut-être le cinéma de Bergman n’aura-t-il été en définitive que la mesure de nos frustrations, fluctuant entre la chaleur d’un monde aux contours de souvenirs d’enfance (Les fraises sauvages, Cris et chuchotements, Fanny et Alexandre), ou d’échappées éphémères (Jeux d’été, Monika), et la raideur des face-à-face dans lesquels les visages se dressent les uns contre les autres, comme autant de forteresses impénétrables, et pourtant si douloureusement conscientes.

À cette hétérogénéité des affections, cet antagonisme des sensibilités, s’ajoute la mise en cause du média lui-même, et c’est bien entendu une dimension qui compte, en ces années 1960 qui découvrent avec délice les travaux des toutes jeunes « sciences de la communication » sur le métalangage. On ne va bientôt plus parler que de « mise en abyme », et le cinéma moderne y voit consacré l’un de ses motifs récurrents. Ainsi la façon qu’a Bergman de mêler le spectacle à la vie (La nuit des forains, À travers le miroir, et tant d’autres) devient-elle un des critères de cette « modernité » dont il est l’un des fleurons, et qui, sur ce plan, va chercher ses modèles… chez Shakespeare. Mais il y a chez le cinéaste suédois un caractère de nécessité dans le motif du spectacle qui oblige à le considérer autrement que comme un motif anecdotique ou complaisant. Ce que disent ses films, petit à petit, et de plus en plus frontalement pendant les années 1960, c’est l’incapacité de la caméra à montrer autre chose que la surface des visages. Son incapacité à dépasser ce double mouvement du regard devant l’autre, qui appelle le désir et le frustre dans le même temps par sa nécessaire distance. Tant et si bien que les visages se confondent, dans la célèbre scène de Persona où les physionomies de Liv Ullmann et de Bibi Andersson se superposent et ne font plus qu’une à l’écran. Cette incapacité proclamée de tout regard – y compris le regard cinématographique, débarrassé de la dimension extralucide qu’on pouvait lui prêter aux premiers âges –, cette incapacité à saisir autre chose qu’une apparence, une extériorité, est de tous les face-à-face des personnages, et corrompt le dispositif même du cinéma. En témoignent ces champs/contrechamps dont le cinéma classique avait fait une figure majeure du lien, et qui deviennent avec Bergman le symptôme même de l’extranéité de chacun à chacun. Dans une admirable scène de Sonate d’automne, le nocturne de Chopin joué au piano par la mère et la fille, qui devait sceller une complicité et une tendresse retrouvées, devient un nouveau sujet d’humiliation pour la fille de la virtuose : les champs/contrechamps sur Ingrid Bergman et Liv Ullmann marquent avec insistance l’inéluctable distance de deux êtres dont les visages ne peuvent rien se dire.

Que le cinéma se désigne ainsi lui-même dans son impuissance, manifestant à la fois la hauteur de ses vues et l’opacité définitive du monde, voilà qui fonde un programme de la modernité. Et les commentateurs feront vite le lien avec ce fameux plan de Monika dans lequel la jeune héroïne, en 1953, regarde fixement la caméra – et les spectateurs, donc – au moment où elle s’apprête à changer radicalement le cours de sa vie. La signification de ces yeux plantés dans ceux du spectateur occupera bien des analyses, et il apparaît aujourd’hui comme le comble de la fausse transparence, de cette vanité du regard en quête de vérité : les yeux de Monika braqués sur nous ne disent-ils pas plus sûrement que tout discours que nous n’y comprendrons de toute façon jamais rien ?

S’il y a une modernité de Bergman dont nous ayons encore à vivre aujourd’hui, et dont le cinéma ait à se nourrir, ce n’est pas tant celle du silence de Dieu, que celle de l’inadéquation du monde à la moindre de nos préoccupations. C’est le trait qu’il partage d’évidence avec Antonioni, dont l’écriture est pourtant aux antipodes de la sienne. Autant chez le cinéaste suédois les scènes tranchent dans le vif, les dialogues et les visages imposent la douleur aiguë des affrontements et des ressentiments, autant chez l’auteur de L’Avventura, les émotions passent au contraire par la lisse ambiguïté d’un temps et d’un paysage étales. Depuis le début des années 1950, et jusqu’aux sommets que représentent L’éclipse, Blow Up et Profession : reporter, dans les années 1960-1970, les deux figures majeures du cinéma d’Antonioni sont les plans longs (trop longs) et les répétitions de motifs (scènes, plans, décors). Les premiers accompagnent les déambulations de personnages dont les sensations « décrochent » petit à petit de la perception commune : les couleurs du paysage industriel vu par Monica Viti dans Le désert rouge deviennent plus stridentes, la durée vécue par les promeneurs de L’Avventura se détache du temps ordinaire. Les plans longs, loin d’épouser l’objectivité du réel comme chez Rossellini, ou chez Renoir vu par Bazin, tendent au contraire à déformer la réalité en la tirant vers la subjectivité du personnage qui centre le plan. La perception de celui ou de celle qui traverse le monde en devient alors la seule mesure, déformante et relative. Blow Up et Zabriskie Point annoncent sur ce plan la vague de films américains qui, à partir des années 1970, font peser sur la réalité le soupçon du trompe-l’œil et de la perspective déformante ; après Coppola et De Palma, ce sont aujourd’hui les Fight Club, Matrix, ou autres films sur la virtualité des images du monde qui ont pris le relais, touchant un public considérable. Il n’est pas exagéré de dire, je crois, qu’ils sont les héritiers de L’Avventura et de Blow Up. Antonioni, comme Resnais, a imposé petit à petit l’idée d’un monde mental en concurrence avec le monde réel, ou avec l’idée commune du monde. Ses films font jouer l’écart entre l’environnement objectif et celui qu’une conscience habite, jusqu’à ce que cet écart fasse éclater toute certitude. L’existentialisme des années 1950, plus que dans la littérature sans doute, a trouvé dans la méfiance vis-à-vis des images un relais contemporain, qui retourne sur le monde incertain l’attention autrefois portée à la conscience singulière.

Ainsi le cinéma de Michelangelo Antonioni, aux accents si personnels, au scepticisme si élégant, et si difficile parfois, soumet-il une explication plus globale, et somme toute classique, au questionnement contemporain sur la représentation. Plus qu’au cinéma de Bergman, c’est bien à celui d’Alain Resnais qu’il peut être comparé sur ce plan, jusque dans cette autre figure stylistique qu’est la répétition, qu’ils associent tous deux à l’incertitude de la mémoire, du témoignage, de la perception : les épisodes et les gestes se répètent, se reproduisent, les histoires du monde repassent en boucle, contribuant à relativiser tout événement, et son éventuelle portée historique. À relativiser sa réalité même. On retrouve aujourd’hui, chez Wong Kar-Wai ou Gus Van Sant (voir l’hypnotique Paranoid Park sorti cet automne), ce travail sur la déréalisation par la représentation cyclique, ou répétitive.

Des deux cinéastes, Antonioni imposa un style plus neuf, plus dérangeant, des rythmes et des effets inhabituels ; il n’est pas sûr qu’il se révèle aujourd’hui celui qui rompit le plus radicalement avec la dramaturgie conventionnelle. Bergman a représenté une rupture plus nette avec le cinéma traditionnel, se référant à des thèmes et des situations classiques, mais les traitant avec une violence et une énergie nouvelles ; peut-être a-t-il été, avec Godard, l’un des grands « libérateurs » de la forme classique, en attaquant de front les conditions mêmes de son illusion. Ils ont été en tout cas l’un et l’autre, indépendants de toute école, isolés, pour ne pas dire solitaires, les exemples d’un cinéma infiniment puissant, subtil, à la fois profondément ancré dans l’histoire de ses formes, et aux capacités de renouvellement constant.

Vincent Amiel

Universitaire, professeur à l’université de Caen, il participe à la revue de cinéma Positif et a publié de nombreux livres sur le cinéma, dont le plus récent est Joseph Mankiewicz et son double, Paris, PUF, 2010 (Prix du meilleur livre de cinéma 2010). Sans se limiter à l’histoire du cinéma, il s’interroge à travers son travail sur la place des images sur l’écran et au-delà, à la transformation…

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