Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Crânes humains au Centre mémorial du génocide de Nyamata. Photo de Fanny Schertzer, (CC BY-SA 3.0)
Crânes humains au Centre mémorial du génocide de Nyamata. Photo de Fanny Schertzer, (CC BY-SA 3.0)
Dans le même numéro

« Nous devons poursuivre ». Le génocide des Tutsi et le devoir de la recherche

Les responsabilités des autorités françaises dans le génocide des Tutsi du Rwanda sont désormais établies grâce à l’histoire critique des archives d’État. Elles rappellent combien le travail et l’engagement des chercheurs comptent dans la reconnaissance du passé.

À la mémoire des chercheurs de grand courage, Alison Des Forges (1942-2009) et José Kagabo (1949-2015), brutalement et injustement arrachés à la vie1.

Le 7 janvier 1984, le président de la République prononce à la salle des fêtes de la mairie de Vienne, à l’occasion du Noël des Arméniens, un discours de reconnaissance du génocide subi en 1915 par cette grande et fidèle minorité religieuse de l’Empire ottoman, un génocide méthodiquement préparé et exécuté par les Jeunes Turcs unionistes au pouvoir à Constantinople. François Mitterrand n’hésite pas à cette occasion à prendre des engagements solennels au nom de la France : « Partout où la France a son mot à dire, elle veut rappeler en toutes circonstances l’identité arménienne, marquée par le grand drame du génocide. Pourquoi refuserait-on à ceux qui sont issus de ce peuple le droit d’être ce qu’ils sont ? […] Quant à l’histoire elle-même, je viens de vous le dire, le 23 avril 1981, c’est-à-dire quelques jours avant que je ne sois élu aux fonctions qui sont les miennes aujourd’hui, je disais : “Il n’est pas possible d’effacer la trace du génocide qui vous a frappés. Il faut que cela s’inscrive dans la mémoire des hommes. Il faut que ce sacrifice puisse, pour les plus jeunes et les plus petits, servir d’enseignement et, en même temps, de volonté de survivre, afin que l’on sente à travers les temps que ce peuple est un peuple riche de ressources, qu’il n’appartient pas au passé, qu’il est bien du présent et qu’il a un avenir.” » Dix ans plus tard, ce temps de la reconnaissance des génocides semble révolu. S’ajoutent de grandes difficultés à faire prévaloir la recherche sur ces sujets qui interrogent la passivité ou la responsabilité des puissances internationales devant la commission du crime de génocide2.

Une France rétive à la reconnaissance des génocides

Contrastant avec la décennie 1980, l’entrée dans la décennie 1990 accuse un net recul de la République pour le devoir de vérité. Sur le front du génocide des Juifs d’Europe et de la complicité du régime de Vichy, la cinquantième commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’ (1942) aboutit non seulement à une abstention volontaire de la parole présidentielle durant la cérémonie3, mais aussi à une mise au point très nette sur la non-complicité de l’État français dans les « persécutions et crimes commis contre les Juifs de France ». Lors de son traditionnel entretien du 14-Juillet, le président rejette la sollicitation avec une certaine impatience : « Ne demandez pas des comptes à la République, elle a fait ce qu’elle devait. L’État français, ce n’était pas la République. » François Mitterrand est fidèle en cela à la vulgate gaullienne. Entre-temps, la recherche a pourtant progressé sur le sujet, sous l’impulsion de l’étude majeure de Robert Paxton publiée en langue française en 19734. En 1987, Le syndrome de Vichy d’Henry Rousso, depuis régulièrement réédité, analyse ce blocage des institutions confrontées à la mémoire et à l’histoire de la Shoah en France5.

Deux ans après, la commémoration du massacre d’Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944 conduit cette fois le président de la République à s’exprimer publiquement. Mais il s’agit d’un crime commis par l’occupant nazi6 dans lequel la politique antisémite de Vichy ne joue pas de rôle – du moins direct. François Mitterrand y affirme sa version du « plus jamais ça » : « J’ai sous les yeux la lettre qu’ont écrite les élèves des écoles et du collège d’Oradour auxquels se sont joints, je tiens à le souligner, ceux de beaucoup d’autres communes de France qui connaissent aussi les méfaits ou les drames de l’exclusion au quotidien. Cette lettre porte un beau titre : “Je t’écris pour la vie”. La pensée en est simple et juste : s’entendre pour lutter contre toutes les formes d’intolérance, celles dont on s’accommode si facilement, à ce point qu’on finit par ne plus les voir et qui pourtant sont la vraie source d’où jaillit un jour l’abominable crime. Rien ne vient de rien. L’entretien des haines, mais aussi l’injustice, sont générateurs de ce qui se passe ensuite lorsque plus aucun ordre, ni aucune loi (c’est la guerre), président aux relations des hommes. Cette œuvre à laquelle Oradour s’est désormais consacrée et que symbolisera le Centre de la Mémoire, d’où l’on apercevra côte à côte le village détruit et le village reconstruit, c’est la leçon que vous nous donnez, Mesdames et Messieurs. La République française partage vos souvenirs, par ma bouche elle vous dit qu’elle est fière de l’exemple que vous donnez, qu’elle vous remercie du message dont vous êtes les dépositaires. »

Ces fortes paroles sont battues en brèche par l’attitude de la France devant les faits qui se déroulent au même moment, en Europe en ex-Yougoslavie et en Afrique au Rwanda. Là, au cœur de la région des Grands Lacs, c’est un véritable génocide qui est commis contre la minorité tutsi par un pouvoir génocidaire, le gouvernement intérimaire entre les mains du Hutu Power. Depuis que sa phase paroxysmique a été déclenchée dans les heures qui ont suivi l’attentat contre le président Habyarimana le 6 avril 1994 au soir, la garde présidentielle et les milices extrémistes, une partie de l’armée et de la gendarmerie, beaucoup de représentants officiels et de fonctionnaires civils de l’État, le voisinage aussi de plus en plus nombreux, exterminent méthodiquement une population ciblée par une haine ethnique transformée en impératif national. Au moment de la proclamation mitterrandienne du 10 juin 1994, la connaissance du génocide est pourtant acquise. Elle avait été formulée de manière quasi immédiate par des chercheurs comme Jean-Pierre Chrétien7, par des journalistes et experts d’organisations internationales, par des États membres du Conseil de sécurité (la République tchèque et la Nouvelle-Zélande) et, depuis le 16 mai, par la France elle-même à travers la déclaration depuis Bruxelles du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, déclaration répétée les jours suivants devant la représentation parlementaire.

Mais lorsque François Mitterrand emploie enfin le terme de génocide, tardivement, le 22 juin, pendant un conseil restreint de défense, c’est pour le dénaturer8. L’occultation du génocide des Tutsi, ramené à des massacres récurrents entre ethnies, sera consommée lors du discours qu’il prononce au sommet franco-africain de Biarritz le 8 novembre 1994, le jour même du vote de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies créant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé précisément d’instruire le crime de génocide.

À cette date, les autres dirigeants français ont fait marche arrière également, choisissant d’évoquer les génocides au pluriel ou de s’en tenir à la version de massacres interethniques au Rwanda. L’opération Turquoise, déclenchée le 22 juin, a pour mission, du reste, d’arrêter non le génocide mais « des massacres » qu’officiers et diplomates sur le terrain, plus lucides et courageux, comprennent comme des actes de génocide. Quant au soutien de la France à la création du TPIR, il se révèle très ambigu puisque, dans l’esprit de la diplomatie française, il convient de conserver ouvertes toutes les options permettant d’incriminer, y compris pour crimes de génocide, le Front patriotique rwandais (FPR) qui combat pourtant sur le terrain les génocidaires. Ces efforts convergents pour se dégager de toute reconnaissance du génocide des Tutsi et s’engager dans la voie de la négation ou dans la thèse d’un « double génocide » ont été étudiés, notamment par la juriste Rafaëlle Maison9. Ils sont aujourd’hui méthodiquement rapportés et analysés par la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi dans son rapport remis au président Emmanuel Macron le 26 mars 2021.

Depuis la fin du génocide des Tutsi à la mi-juillet 1994, et durant vingt-sept ans, la position officielle française, du moins au sommet de l’État avec le plus haut magistrat de la République, a été d’éviter toute reconnaissance claire et solennelle, en raison de fortes préventions contre le régime post-génocidaire formé par le FPR victorieux et parce qu’une telle reconnaissance supposait que la France s’interrogeât sur ses propres responsabilités dans la catastrophe. Seul le président Nicolas Sarkozy assuma ce choix et ce risque en 2010, mais la tentative fut sans lendemain. L’une des causes de cet échec tient aux guerres idéologiques intestines que se livraient sur le terrain national les passions contraires et les groupes de pression. Jean-Pierre Chrétien les résumait en proposant une intéressante comparaison avec l’affaire Dreyfus : « Face au génocide de 1994, les deux pays se sont enferrés dans un cercle vicieux. En France, le débat prend aujourd’hui l’ampleur d’une potentielle affaire Dreyfus. Tout se passe comme si le refus d’admettre les responsabilités politiques prises entre 1990 et 1994 supposait aussi, dans certains milieux, le déni de la réalité du génocide. Or le négationnisme, consistant à minimiser, relativiser, “équilibrer”, voire justifier la logique des acteurs rwandais du génocide, est une impasse, source d’un malaise évident. » Et le chercheur d’en appeler au renforcement de la recherche sur des bases documentaires et méthodologiques les plus solides : « La première exigence, vu la gravité des enjeux, serait d’ouvrir à une recherche sérieuse les archives de François Mitterrand, aujourd’hui officiellement fermées, mais qui, par des jeux d’indiscrétion ou de copinage, sont utilisées ici et là depuis 2005, de façon partielle et sans rigueur scientifique par des instances partisanes ou des journalistes dits d’investigation10 »

En quête d’une histoire publique

Ce tournant archivistique est promu par Emmanuel Macron lorsqu’il décide en avril 2019 de créer une commission d’historiens et de chercheurs chargée de consulter les archives d’État afin d’analyser « le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours [de la période pré-génocidaire et celle du génocide lui-même] en tenant compte du rôle des autres acteurs engagés ». Il s’agit par cette recherche « de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations11  ». Limitée à des chercheurs de nationalité française, légalement exigée pour l’obtention de l’habilitation au secret de la défense nationale, cette commission présentait un triple caractère en lien avec sa définition scientifique : des compétences choisies au regard de l’objet d’étude et des sources privilégiées, un format collectif rare dans ce domaine d’étude, enfin un accès illimité aux archives et, une fois la mission achevée, leur ouverture la plus étendue possible afin d’autoriser toutes les vérifications.

Sur le fond, les treize membres de la commission, rédacteurs et signataires d’un rapport de 1 200 pages, dont l’auteur de ces lignes qui en fut le président, arrêtent leurs choix méthodologiques, épistémologiques et heuristiques, qui sont détaillés dans un long exposé annexe12. Plusieurs traits saillants s’en dégagent, indispensables à connaître pour juger de la matière du rapport et de la solidité de ses conclusions qui établissent des « responsabilités, lourdes et accablantes » des autorités françaises dans le processus ayant conduit au génocide des Tutsi.

Relativement au dispositif de validation de l’œuvre scientifique, le rapport est rendu public à l’instant même où il est remis au président de la République, le 26 mars 2021. De plus, comme prévu, toutes les sources citées ou référencées dans le texte deviennent accessibles à tout public aux Archives nationales ; celles qui étaient classifiées ont été déclassifiées en un temps accéléré par les services producteurs, le tout sous la forme d’une dérogation générale des ministères signée du Premier ministre en date du 6 avril 2021. L’engagement de transmission de toutes les sources du rapport, pris dès la formation de la commission, est tenu, contrairement aux mystifications que d’aucuns s’obstinent à répandre publiquement13. Le choix de la transparence est étendu puisque, ce même 6 avril, est accordée, à la demande de la commission de recherche, une pleine et totale ouverture des fonds présentiels François Mitterrand et Premier ministre Édouard Balladur relatifs au Rwanda. Trois mois plus tard, toujours à l’initiative de la commission de recherche suivie sans réserve par le commanditaire et les services de l’État, une nouvelle décision ouvre encore plusieurs milliers d’archives militaires, ainsi que l’ensemble des télégrammes diplomatiques de l’ambassade de France au Rwanda sur cinq années (1990-1994), tandis que des documents rwandais retrouvés par la commission dans les fonds diplomatiques sont édités et mis en ligne sur le site des Archives diplomatiques14.

Cet accès aux archives, massif et sans précédent, permis par des dérogations générales aux fortes significations, souligne la volonté du chef de l’État de réaliser l’ouverture à laquelle il s’était engagé, comme l’effort de la commission pour permettre à la recherche de disposer de fonds intégralement à disposition et d’outils de travail conséquents. Cette commission se donne ainsi un rôle d’avant-garde à travers la mission de service public qu’elle conçoit sur les archives. Ce qui a été obtenu de l’exécutif a été refusé, toutefois, par l’Assemblée nationale dont le Bureau n’a pas autorisé l’accès aux archives de la mission d’information parlementaire de 1998, interdisant de fait à la commission d’exploiter efficacement les acquis du travail de son président, des rapporteurs et administrateurs15. Cette décision a été vivement critiquée par nombre de députés des commissions des Affaires étrangères et de la Défense, à commencer par le président de la première d’entre elles, Jean-Louis Bourlanges, au cours de l’audition de la commission de recherche16. Elle contrecarre le principe d’une histoire publique à même de construire des formes de confiance entre la société et les institutions de la République, particulièrement lorsque ces dernières sont profondément interrogées comme dans l’engagement français au Rwanda durant la période pré-génocidaire et le génocide des Tutsi.

Mieux connaître ces institutions, leur fonctionnement, leurs pratiques, leurs représentations et leurs rapports à l’expérience, à la connaissance et à la mémoire suppose de considérer les archives bien au-delà de leur emploi usuel par beaucoup de chercheurs. Le recours à une critique archivistique est essentiel pour éclairer et comprendre les pouvoirs administratifs et politiques à l’œuvre et saisir, comme ce fut le cas pour le Rwanda, l’enchaînement des aveuglements et la succession des dénis. Cette critique aboutit à proposer une cartographie fine des archives consultées ou identifiées au moyen d’un « état des sources dans les fonds d’archives français pour la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsi », accessible sans restriction sur le site vie-publique.fr, tandis que l’« Exposé méthodologique » précise la situation des fonds d’archives par institutions productrices, soulignant les graves distorsions dans les versements, révélant les rouages de la décision au regard des pratiques d’archives des services et des acteurs. La commission considérait qu’un tel bilan critique relevait aussi de sa mission de service public.

L’approche historique des archives d’État a conduit la commission à défendre et construire une histoire politique de l’État et des pouvoirs politiques. Celle-ci s’est réalisée, outre la critique mentionnée de l’objet archives, au fil de la chronologie complexe de l’engagement de la France dans ce temps du génocide, distinguant un processus génocidaire (1990-1993) de son accomplissement et de son déni (1994). Puis, elle s’est dirigée vers l’étude frontale de la question de l’État et de son gouvernement. Une longue partie finale, « Gouverner l’État dans la crise rwandaise », a réuni trois analyses fortement documentées en sources nouvelles. Cette investigation, rendue nécessaire par l’objet même de la recherche, est inédite par l’ampleur des sources traitées, mais également par la mobilisation d’une telle histoire politique souvent méconnue des spécialistes des Grands Lacs et du génocide des Tutsi, ou substituée à une conception inquisitoriale, voire paranoïaque du travail de l’historien – absence ou système qui bloquent la compréhension des affrontements internes au sein des administrations de l’État et des pouvoirs politiques, et la reconnaissance de mécanismes démocratiques au sein de la République.

La réalisation d’une histoire politique

Bien que l’engagement de la France et son évitement du processus génocidaire comme du paroxysme de 1994 ressortent de manière très unilatérale, comme s’il s’agissait de l’unique politique à même d’être conduite au Rwanda, l’analyse méthodique des chaînes de décision et des modes d’exécution fait apparaître autre chose. Une cohorte active d’agents de l’État et de responsables politiques ont agi en conscience républicaine, les premiers démontrant qu’une autre politique était possible, les seconds contestant les procédés pour étouffer et même combattre la pensée libre, informée et rationnelle sur le Rwanda.

Nombreux, finalement, sont ceux qui choisirent de s’y tenir. C’est le cas des ministres Joxe et Léotard à la Défense et de leurs cabinets, de députés et sénateurs qui adressent des alertes documentées sur les périls de la persécution et sur la manière dont la France soutient un régime raciste, violent et corrompu, sans comprendre qu’un tel engagement encourage un sentiment d’impunité chez les assassins de la minorité tutsi. C’est le cas aussi de diplomates et d’officiers sur le terrain, de services centraux dans les armées, la diplomatie, la coopération militaire et civile, ou le contrôle bancaire ; c’est le cas encore d’hommes d’État, comme Michel Rocard en 1997-199817 ou Alain Juppé en 202118 assumant un devoir de vérité ; et encore de chercheuses et chercheurs, journalistes ou membres d’association affirmant une même exigence pour leur pays. La démocratie républicaine résiste ainsi au cœur de ses représentations et de ses fonctions, mais on l’ignore généralement.

Les institutions reposent sur leurs définitions légales, les hiérarchies auxquelles elles renvoient, les traditions qu’elles reconnaissent ou auxquelles elles appartiennent. Mais sans revenir aux hommes et aux femmes qui les composent et qui leur communiquent, ou non, des principes d’action et des valeurs de jugement, elles ne sauraient être comprises complètement. La mention du genre n’est pas innocente ici, car la crise rwandaise de la République française se caractérise par une suprématie quasi absolue des acteurs masculins. Toutefois, le rapport de la commission de recherche a souligné l’action divergente d’une petite minorité de femmes, dont la reconnaissance aujourd’hui permet cette approche méthodique et critique de la France au Rwanda confrontée au génocide. La diplomate Thérèse Pujolle, la magistrate Odette-Luce Bouvier et la conseillère de Michel Rocard à Matignon Marisol Touraine émergent de ce monde d’hommes et de pouvoir ; leur histoire sera écrite parce que la recherche continue.

Et dans ce monde se comptent aussi des hommes conscients des devoirs éthiques qu’implique le service de l’État. Ils n’ont pas craint de s’exprimer publiquement à la sortie du rapport, comme le colonel René Galinié, ancien attaché de défense à Kigali jusqu’à la mi-1991, le général Jean Varret, ancien chef de la mission militaire de coopération avec l’Afrique, le général Patrice Sartre, ancien commandant du groupement Nord de l’opération Turquoise puis expert de haut niveau à la délégation aux Affaires stratégiques.

Une autre politique était possible pour le Rwanda, et elle a été écartée.

Ainsi une autre France se dessine-t-elle face au Rwanda, lucide et active, surmontant l’impossibilité de se faire entendre et comprendre. Cette France ne provient pas seulement de la société civile ou des assemblées souveraines du pouvoir législatif : elle se manifeste donc au sein même de l’État et de l’exécutif. C’est l’honneur d’un pays qui se révèle à travers ces actes passés et la reconnaissance qu’on leur accorde aujourd’hui par leur connaissance acquise. C’est aussi un immense regret de considérer qu’une autre politique était possible pour le Rwanda, et qu’elle a été écartée19. Restaurer le champ des possibles et leur réalité historique découle de la recherche, comme des chercheurs en attestent par leurs travaux. Aujourd’hui, cette autre politique possible désormais exhumée peut signifier un retour de l’histoire.

Le printemps 2021 de la connaissance et de la reconnaissance des génocides

Qu’une autre politique, consciente des périls de l’engagement français et inquiète de la violence de la persécution contre les Tutsi, ait pu exister au moment des faits, qu’elle soit aujourd’hui reconnue avec tant de gravité, explique tout à la fois la réception très positive du rapport de la commission de recherche dans la société française et le choix de la République du Rwanda d’accepter la main tendue par le président français.

Le rapprochement entre les deux pays, matérialisé par la visite d’Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021, se fonde sur la reconnaissance commune d’une vérité historique émanant de la recherche scientifique et de l’enquête documentaire. La première découle du rapport de la commission, la seconde du rapport commandité par le gouvernement rwandais au cabinet d’avocats américain Muse. Les deux productions collectives de savoir convergent vers les mêmes conclusions, les juristes soulignant quant à eux que la politique de la France « a rendu possible un génocide prévisible ». À Kigali, au mémorial de Gisozi, le président français délivre un discours qui fait siennes les conclusions du rapport de la commission sur la « responsabilité accablante » de la France. Il s’applique doublement à souligner combien le génocide des Tutsi fut un processus, qui « vient de loin », qui « se prépare, prend possession des esprits », et à déplacer le regard si longtemps resté aveugle aux victimes et à ce qu’elles ont pu endurer de terreur, « dans la forêt ou dans les marais, une course sans arrivée et sans espoir, une traque implacable qui reprenait chaque matin, chaque après-midi, dans une terrible et banale répétition du mal ».

Ce triptyque d’une parole présidentielle, d’une base de vérité objective et d’une adhésion de la société française à l’examen sans concession du passé décide alors du choix du Rwanda et de son président d’accepter la démarche française et d’inaugurer une commune relation d’avenir. Elle est d’une signification capitale tant la question du génocide avait été déterminante dans la violence du conflit franco-rwandais, tant la reconnaissance du génocide et des responsabilités françaises fonde désormais la force de la relation bilatérale. Celle-ci se révèle indissociable d’un savoir historique partagé, dont il convient de poursuivre l’élaboration sous peine de fragiliser des acquis diplomatiques d’une portée inédite, que l’on refusait d’imaginer il y a peu encore. Mais les planètes, pour une fois, se sont alignées au-dessus du Rwanda.

Indissociable de la connaissance, cette reconnaissance acquise le 27 mai 2021 a été rendue possible grâce à la recherche. Les chercheurs se sentent profondément investis. De tels sujets les laissent sans répit, toujours éveillés, prêts à défendre la force des savoirs contre le cynisme de la puissance. Les recommandations du rapport de la commission portent sur la nécessité de créer des institutions internationales de soutien à la recherche par la conservation et la valorisation des ressources, y compris les plus actuelles sur des processus génocidaires en cours20. Rejoignant cette attente, le président Emmanuel Macron a souhaité, dans son discours du 27 mai 2021 à Kigali, que la recherche se poursuive, insistant sur la mobilisation des jeunes chercheuses et chercheurs pouvant unir les deux pays, les deux sociétés21.

L’acte accompli par la France au Rwanda fait écho à d’autres événements de même portée, quasi simultanés, faisant du printemps 2021 un temps remarquable de reconnaissance publique des génocides passés. Le 24 avril, le président américain Joe Biden reconnaît le génocide des Arméniens, un acte qu’aucun de ses prédécesseurs – malgré leurs promesses de campagne pour certains – n’avait eu la volonté, le courage, d’accomplir. Le 28 mai, l’Allemagne reconnaît pour la première fois avoir commis « un génocide » contre les populations Herero et Nama en Namibie dans le Sud-Ouest africain colonisé par l’empire allemand. Le 18 juillet, pour la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’, le président de l’Union des déportés d’Auschwitz, Raphaël Esrail, âgé aujourd’hui de 96 ans, demande solennellement aux autorités politiques de son pays et de l’Europe la création d’un centre international de ressources : « Nous savons, et le génocide des Tutsi nous le rappelle, que les entreprises d’extermination sont toujours possibles. Il est indispensable de se doter de moyens de prévention des génocides. Nous devons poursuivre », conclut-il.

Les actes de reconnaissance reposent sur le développement de la connaissance.

Ce temps de reconnaissance, alors que les menaces sur les minorités dans le monde s’aggravent continuellement, avec les guerres et les répressions des anti-démocraties22, dit quelque chose de la résistance des sociétés démocratiques. Il faudra étudier sans tarder cette réalité historique, sans idéalisme mais avec la conscience qu’écrire l’histoire contribue aussi parfois à la faire. Les actes de reconnaissance reposent sur le développement de la connaissance. Ainsi du génocide des Arméniens, bénéficiant de la publication de témoignages essentiels de survivants et des travaux actuels23. Mais la recherche n’est pas seulement présente à l’instant de la reconnaissance. Elle la précède de loin, dans l’obscurité, quand des chercheurs bataillent pour faire admettre une pensée de la réalité. Rien ne se serait produit à Kigali le 27 mai 2021 sans de tels combats souvent épuisants et décourageants pour celles et ceux qui les mènent – tant l’incrédulité, le silence ou même la violence viennent les agresser – et jamais vains pourtant. L’étude fine des trajectoires de chercheuses et de chercheurs permet souvent de comprendre ce passage de la connaissance à la reconnaissance. Pour cette raison, il est nécessaire de les connaître et de rapprocher les expériences24.

Chantal Morelle a bien voulu relire cet article et m’apporter ses conseils. Je la remercie très vivement.

  • 1. Sur Alison Des Forges, voir Jean-Pierre Chrétien, « France et Rwanda : le cercle vicieux », Politique africaine, no 113, 2009, p. 138 ; sur José Kagabo, voir Henriette Steinberg, « José Kagabo, intellectuel et combattant », Les Temps modernes, no 686, 2015, p. 101-104.
  • 2. En France, aucune des nombreuses propositions de loi relatives à la reconnaissance du génocide des Arméniens n’est retenue par les majorités parlementaires, essentiellement de gauche et soutenant l’action de François Mitterrand, comme le reconnaît en 1998 le député René Rouquet, rapporteur de celle de 1998.
  • 3. Au profit de Robert Badinter, à l’époque président du Conseil constitutionnel mais tenu par l’opinion publique et les médias comme membre de la communauté juive de France, alimentant en conséquence un préjugé sur la Shoah qui ne concernerait que les Juifs.
  • 4. Robert Paxton, La France de Vichy (1940-1944) [1972], trad. par Claude Bertrand, préface de Stanley Hoffman, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1973.
  • 5. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy (1944-1987), Paris, Seuil, 1987.
  • 6. Certes, avec le soutien actif de la Milice – qui n’est pas mentionné par François Mitterrand, du moins dans le texte écrit de son discours.
  • 7. « Dès le 11 avril 1994, je me suis retrouvé avec Madeleine Mukamabano et Rony Brauman sur les ondes de RFI pour dénoncer le génocide en cours » (Jean-Pierre Chrétien, « Un historien face au génocide des Tutsi. Entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 122, 2014, p. 23-35.)
  • 8. « La folie s’est emparée [des Hutu] après l’assassinat du président Habyarimana », déclare François Mitterrand, cité dans Commission de recherches sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au président de la République le 26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021, p. 456.
  • 9. Voir Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda, Paris, Dalloz, 2017. Voir également, du grand reporter Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, Paris, Les Arènes, 2021.
  • 10. J.-P. Chrétien, « France et Rwanda : le cercle vicieux », art. cité.
  • 11. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 5-6.
  • 12. Publié sur le site vie-publique.fr.
  • 13. S’exprimant sur TV5 Monde le 16 juin 2020, l’universitaire François Robinet déclarait ainsi, contre toute attente : « Est-ce qu’on peut produire un contenu scientifique rigoureux et distancié sans rendre l’ensemble des documents consultés à la disposition des collègues pour qu’on puisse ensemble discuter du travail qui a été effectué ? » La veille, sur la même chaîne, le président de la commission avait pourtant souligné l’engagement de cette dernière à communiquer l’ensemble de ses sources, et la « Note intermédiaire » rendue publique après sa remise au président de la République le 5 avril 2020, indiquait dans son préambule, au sujet du rapport à venir : « Celui-ci intégrera tous les éléments de source permettant au citoyen de vérifier et de valider l’exposé de la recherche demandée. Cette mise à disposition des preuves de l’enquête découle d’une autre prérogative essentielle accordée à la commission, celle de pouvoir solliciter auprès des administrations toutes les reproductions et les déclassifications de documents d’archives qu’elle jugerait nécessaires à son analyse. Ce pouvoir apporte la garantie d’un rigoureux travail de vérité qui est attendu et dont la commission mesure unanimement l’importance. »
  • 14. « Collection de documents des fonds diplomatiques français portant sur le Rwanda (1990-1994) », site des Archives diplomatiques, 2021.
  • 15. Voir l’échange de courriers entre l’Assemblée nationale et la commission de recherche, sur le site vie-publique.fr, en annexe de l’« Exposé méthodologique ».
  • 16. Audition du 11 mai 2021. Voir sa captation audio et vidéo sur le site de l’Assemblée nationale.
  • 17. Voir deux notes publiées sur le site de l’Association des amis de Michel Rocard en juin et juillet 2021.
  • 18. Alain Juppé, « Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures », Le Monde, 7 avril 2021.
  • 19. Voir l’encadré de Jean-Pierre Chrétien, « Une autre politique était possible au Rwanda », ici p. 56.
  • 20. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 976.
  • 21. « En me tenant, avec humilité et respect, à vos côtés, ce jour, je viens reconnaître l’ampleur de nos responsabilités. C’est ainsi poursuivre l’œuvre de connaissance et de vérité que seule permet la rigueur du travail de la recherche et des historiens. En soutenant une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses, qui ont courageusement ouvert un nouvel espace de savoir. En souhaitant, qu’aux côtés de la France, toutes les parties prenantes à cette période de l’histoire rwandaise ouvrent à leur tour toutes leurs archives » (site de l’Élysée).
  • 22. Voir Hamit Bozarslan, L’Anti-Démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS Éditions, 2021.
  • 23. Voir Sonya Orfalian (sous la dir. de), Paroles d’enfants arméniens (1915-1922), trad. de l’italien par Silvia Guzzi, avec la collaboration de Gérard Chaliand, Joël Kotek et Yves Ternon, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 2021 ; Serpouhi Hovaghian, Seule la terre viendra à notre secours. Journal d’une déportée du génocide arménien, éd. Raymond H. Kévorkian, avec la collaboration de Maximilien Girard, Paris, Éditions de la BNF, 2021 ; Taner Akçam, Ordres de tuer. Arménie 1915, trad. par Gilles Berton, préface d’Annette Becker, Paris, CNRS Éditions, 2020 ; Dzovinar Kévonian, La Danse du pendule. Les juristes et l’internationalisation des droits de l’homme (1920-1939), Paris, Presses de la Sorbonne, 2021 ; et Raymond H. Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006. Ce dernier prépare un ouvrage consacré à l’étude critique des savoirs savants sur la catastrophe. Voir enfin Hans-Lukas Kieser, Talaat Pasha: Father of Modern Tukey, Architect of Genocide, Princeton, Princeton University Press, 2018.
  • 24. Voir Penser les génocides, un collectif à paraître à CNRS Éditions, imaginé et élaboré par l’auteur de ces lignes.

Vincent Duclert

Vincent Duclert est historien, chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS), enseignant à Sciences Po. Il a récemment publié Les génocides (CNRS Éditions, 2019), Camus. Des pays de liberté (Stock, 2020), La République imaginée. Histoire de France [1870-1914] (édition augmentée, Folio Gallimard, 2021) et Premiers combats. La démocratie républicaine et la haine

Dans le même numéro

Leçons rwandaises

La publication du rapport Duclert a réouvert le débat sur les responsabilités du gouvernement, de la diplomatie et de l’armée françaises dans le génocide des Tutsi au Rwanda. À partir d’une lecture de ce rapport, le présent dossier propose de réfléchir à ce que nous avons appris, dans les vingt-cinq ans qui nous séparent des faits, sur l’implication de la France au Rwanda. Quelles leçons peut-on tirer des événements, mais aussi de la difficulté, dans les années qui ont suivi, à s’accorder sur les faits et à faire reconnaitre la vérité historique ? Quels constats cette histoire invite-t-elle sur le partage des responsabilités entre autorités politiques et militaires, sur les difficultés inhérentes aux opérations extérieures, notamment en Afrique, et enfin sur le bilan de ces interventions, au moment où la France choisit de réduire sa présence au Sahel ? Au-delà du seul cas français, l’échec de la communauté internationale à prévenir le génocide rwandais invite en effet à repenser le cadre des interventions armées sur les théâtres de conflits et de guerres. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Afghanistan, djihadisme et démocratie, gouverner le trottoir, à qui profite le crime ?, le retour à Rome d’Hédi Kaddour et le carnaval Belmondo.