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Flux d'actualités

Face au génocide des Tutsi au Rwanda

Extraits du rapport Duclert

par

Esprit

Les extraits suivant du rapport Duclert lèvent le voile sur le début des massacres, le soutien de l’état-major français au gouvernement intérimaire rwandais et le laisser-faire qui conduisit au génocide des Tutsi au Rwanda.

Extraits du rapport La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), rédigé par la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi présidée par Vincent Duclert, et remis au président de la République Emmanuel Macron, le 26 mars 2021. Cette sélection se concentre sur la deuxième partie du rapport, « La France face au génocide », qui examine les événements de l’année 1994. 1Ces extraits traitent successivement de la période de radicalisation prégénocidaire, de la phase paroxysmique du génocide et des suites qui y sont données. Ils lèvent le voile sur le début des massacres, le soutien de l’état-major français au gouvernement intérimaire rwandais et le laisser-faire qui conduisit au génocide des Tutsi au Rwanda du 7 avril au 14 juillet 1994.

La période de radicalisation prégénocidaire

Le 1er octobre 1990, le FPR lance une attaque contre le Rwanda depuis l’Ouganda, ce qui marque le début de la guerre civile. Aussitôt, l’armée française lance l’opération Noroît, à la demande du président Habyarimana, avec l’objectif de protéger l’ambassade française, d’assurer la protection des ressortissants français et, le cas échéant, de participer à leur évacuation.

« L’incitation à la haine contre les Tutsi prospère à la fin de l’année 1990, et toute tentative de compromis est vue d’un mauvais œil par la frange la plus radicale du camp du président Habyarimana, à laquelle il oppose peu de résistance. L’ambassadeur Martres [ambassadeur de la France au Rwanda de 1989 à 1993] est parfaitement conscient du double jeu du président du Rwanda. Il relate ainsi à la fin du mois de novembre 1990 que “le discours prononcé le 13 novembre par le président Habyarimana était en grande partie à l’usage de l’étranger, notamment des puissances occidentales qui poussent à la démocratisation du regime”. En effet, “les décisions annoncées dans ce discours sont atténuées, voire même transformées, dans leur présentation en kinyarwanda [langue nationale du Rwanda] à la population. » (p. 316-317)

Une série de télécopies confidentielles, datant de 1990, dont certaines marquées « À détruire après lecture », a été retrouvée par la commission de recherche au service historique de la défense. Ces messages émanent des numéros de fax de l’Élysée et sont adressés à l’attaché de défense à Kigali. Progressivement, des doutes s’instaurent chez le colonel Galinié, sur le fond des requêtes comme sur la forme, qui prend conscience du risque d’extermination des Tutsi.

« Ce qu’exige le colonel Huchon [adjoint au chef d’état-major du président, soutien au régime du président rwandais en exercice, Juvénal Habyarimana] du colonel Galinié [attaché de défense au Rwanda de 1988 à 1991, il alerte le président Mitterrand dès 1990 du risque de dérive génocidaire], dans ce fax “personnel et confidentiel” du 27 octobre 1990, transmis depuis les lignes téléphoniques de l’Élysée et “À détruire après lecture”, pourrait s’apparenter à des pratiques d’officine. Le fax du 25 octobre était déjà très insistant sur la manœuvre engagée, dont le colonel Galinié se devait d’être le complice : “Nous avons absolument besoin d’expliquer à l’opinion internationale qu’il s’agit bien d’une offensive de l’armée ougandaise (déserteurs ou non) et non pas d’une rébellion armée. Sinon, nous allons être mis en porte-à-faux et être obligés, politique oblige, de nous aligner sur les Belges.” Ce fax, toujours “À détruire après lecture”, laisse clairement entendre que l’objectif recherché est l’engagement français au Rwanda que seule une menace d’agression extérieure peut justifier. Si elle n’est pas constituée (et c’est le cas), il suffit de convaincre l’opinion internationale que telle est la réalité, et de trouver les preuves pour la démontrer. L’attaché de défense à Kigali se trouve placé dans un conflit de loyauté entre l’éthique de vérité et le principe d’obéissance. Il est fortement sollicité par le colonel Huchon qui n’est pas son supérieur hiérarchique, au moyen de communications directes et suspectes, pour une mission des plus troubles, contraire à l’éthique de l’officier et son attachement à la République. » (p. 753)

« L’ouverture, en juillet 1992, de négociations entre les autorités rwandaises et les chefs du FPR [Front patriotique rwandais, parti politique des exilés Tutsi dirigé par Paul Kagamé] à Arusha2, n’a fait que renforcer la détermination des radicaux qui ont perçu cette initiative comme un acte de faiblesse du président Habyarimana. Les échecs répétés des FAR [Forces armées rwandaises, armée du régime de Juvénal Habyarimana] à assurer l’intégrité territoriale du Rwanda sans intervention des forces françaises ont pourtant rendu les accords d’Arusha incontournables. Au cours de l’automne, malgré le cessez-le-feu de juillet et les premiers échanges politiques, le directeur des Affaires africaines, Jean-Marc de La Sablière, ne dissimule pas ses inquiétudes : “La situation au Rwanda reste marquée par des tensions ethniques exacerbées par les affrontements du mois d’août et la menace que représentent les extrémistes hutu (CDR [Coalition pour la défense de la République et de la démocratie, parti politique présidé par Martin Buchnyana et dont la milice Impuzamugambi participera au génocide]), hostiles aux concessions susceptibles d’entamer les pouvoirs du président. » (p. 321)

« Le départ programmé des contingents français de l’opération Noroît, sorte de garantie contre les ambitions politiques du FPR, reste néanmoins la concession majeure de Juvénal Habyarimana et marque probablement un début de rupture entre le chef du MRND [Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti du président Habyarimana, parti unique au Rwanda jusqu’en 1991] à savoir le président de la République, et le Clan du Nord comportant son épouse [Agathe Habyarimana], ses beaux-frères et les principaux cadres des FAR3. »  (p. 327)

La France, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Le 6 avril 1994, le président Juvénal Habyarimana est la cible d’un attentat. Alors qu’il revient de Tanzanie où il a accepté de mettre en place les institutions de transition prévues par les accords d’Arusha, son avion explose en vol. Le FPR est directement accusé de l’attentat par le Hutu power. Cet attentat marque le déclenchement du génocide des Tutsi au Rwanda.

« Dès le 7 avril, dans une note qu’il adresse à François Mitterrand et que le Secrétaire général de l’Élysée annote d’une mention “très signalé”, le général Quesnot, chef de l’état-major particulier du président de la République, présente comme “vraisemblable” l’hypothèse d’un attentat du FPR – même s’il précise que cette thèse “devra être confirmée”. Cette précaution finale n’apparaît pas dans la note communiquée le même jour par Bruno Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand, qui écrit simplement que “l’attentat est attribué au FPR”. Une note du 25 avril rédigée par l’ambassadeur Marlaud [ambassadeur de la France au Rwanda de 1993-1995] développe cette thèse. » (p. 335)

« L’ambassadeur de France à Kigali mentionne le 7 avril au soir dans un télégramme diplomatique la mise sur pied d’un “Comité de salut public” par le haut-commandement militaire rwandais. Les informations apportées sur ce comité montrent à l’évidence que le représentant de la France au Rwanda est un interlocuteur privilégié des discussions de coulisses qui se tiennent juste après l’attentat. » (p. 347)

Les archives révèlent la participation de l’État français lors de la composition du nouveau gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui, sous l’influence directe du Hutu Power, conduisit le génocide des Tutsi.

« À 20h00, l’ambassadeur de France est en mesure de transmettre à Paris la composition du nouveau gouvernement intérimaire rwandais : il s’est constitué au ministère des Armées – et non à l’ambassade de France – en présence du “comité de salut public” militaire et donc probablement de Théoneste Bagosora4. Jean-Michel Marlaud annonce que le nouveau chef de l’État est Théodore Sindikubwabo [président de la République du GIR du 9 avril au 19 juillet 1994] et que le gouvernement est “reconstitué” avec Jean Kabanda en tant que Premier ministre […] Il omet de mentionner que neuf des dix-neuf portefeuilles sont attribués à des membres du MRND présidentiel et que les représentants des partis de l’opposition sont tous de la tendance extrémiste Hutu Power qui s’est affirmée et a fractionné ces partis depuis novembre 1993. » (p. 354)

« Les archives laissent supposer que jusqu’à la fermeture de l’ambassade le 12 avril, Jean-Michel Marlaud aura de nombreux contacts avec le GIR. Sous la pression du FPR, celui-ci quittera Kigali à la même date pour commencer à organiser et superviser le génocide des Tutsi dans les différentes préfectures du Rwanda. » (p. 356)

Le 8 avril 1994, deux jours après l’attentat contre le président Habyarimana, la France déclenche l’opération Amaryllis pour permettre l’évacuation d’une centaine de personnes.

« L’événement qui a sans doute été déterminant dans la prise de décision finale de l’opération Amaryllis est l’assassinat de deux gendarmes français et de l’épouse de l’un d’eux, dans l’après-midi du 8 avril […] À l’annonce de la nouvelle, le président François Mitterrand prend la décision “d’assurer dans l’immédiat la sécurité de nos ressortissants”. » (p. 360-361)

« Dans un télégramme diplomatique un peu plus tardif, uniquement attentif au sort des ressortissants français et occidentaux, l’ambassadeur de France, au détour d’une phrase, met le doigt malgré lui sur l’essentialisation des massacres qui sont en train de se déchaîner dans Kigali : “Dans deux cas des militaires rwandais sont entrés dans des maisons habitées par des étrangers, à la recherche de Rwandais. Outre le cas déjà cité du village français, un membre de la délégation européenne qui abritait quatre personnes (trois adultes, un enfant, tous tutsi) a vu son logement envahi par des militaires. Lui-même est indemne mais les quatre Rwandais ont été tués.” […] Les autorités françaises semblent largement ignorer l’extension et la systématisation des massacres génocidaires qui, en quelques jours, touchent la plupart des préfectures du pays. En effet, la lecture des événements est faite par les responsables français au prisme des violences passées, perçues comme traditionnelles, voire coutumières. On sait dans les milieux diplomatique et militaire français que l’armée rwandaise est coutumière des pillages et des meurtres de civils. L’usage du terme générique « exactions », abondamment utilisé dans les rapports militaires et diplomatiques, est de ce point de vue assez révélateur. Il tend cependant à minimiser voire à occulter les massacres de masse et, en particulier, leur caractère organisé et prémédité […] Ce type de communication exprime probablement une manière de penser la situation alors dominante à Paris, au point de travestir les faits, de mettre sur le même plan les victimes tutsi, massacrées en masse, et des populations hutu qui fuyaient devant l’avancée du FPR. » (p. 382-384)

« Le colonel Poncet [qui commande l’opération Amaryllis] dans son compte rendu de l’opération Amaryllis met en exergue cette pression médiatique qui se fait sentir sur le terrain rwandais à partir du 10 avril […] Le colonel Poncet se montre encore plus précis dans les deux principaux garde-fous qu’il a fallu opposer à ce regard médiatique omniprésent. À savoir, “un souci permanent de ne pas leur montrer des soldats français limitant l’accès aux centres de regroupement aux seuls étrangers sur le territoire rwandais ou n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient des témoins proches”. Cette double volonté d’occultation et de non-intervention des forces françaises soulève aujourd’hui des questions éthiques d’importance à l’opération Amaryllis. » (p. 386)

« Le mercredi 13 avril, un conseil restreint est tenu à l’Élysée sur la situation en Bosnie et au Rwanda […] Ni le Premier ministre, ni le ministre de la Défense ne prennent la parole pendant cet échange. Le ministre des Affaires étrangères n’intervient, lui, qu’à la fin de l’entretien pour soumettre “deux questions pratiques” à François Mitterrand. La première porte sur l’accueil de la famille proche du président Habyarimana – une question décidément prioritaire. La seconde envisage, pour la première fois du conseil, l’après-Amaryllis :

MAE : Aux Nations unies, le Secrétaire général doit rendre demain son rapport. Trois solutions sont envisageables : le maintien de la MINUAR, sa suspension avec le maintien éventuel d’un contingent symbolique, ou un retrait total. Les Belges sont favorables à une suspension, et c’est aussi mon avis.

PR : Je suis d’accord.

Le président François Mitterrand valide donc, en des termes laconiques, un deuxième désengagement à venir de la France du Rwanda : un désengagement onusien, qui va conduire à réduire le contingent de la MINUAR […] Le lendemain 14 avril, deux conférences de presse traitant du “drame rwandais” sont mises en place par les ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Celle conjointe d’Alain Juppé [ministre des Afffaires étrangères] et de Lucette Michaux-Chevry [chargée de l’Action humanitaire et des Droits de l’homme] porte sur les interventions humanitaires de la France dans le monde. Contrairement à sa position exprimée la veille en conseil restreint, le ministre des Affaires étrangères réaffirme l’importance de l’ONU et de la présence de la MINUAR au Rwanda. Les autorités françaises montrent à l’évidence une intention de plus en plus marquée de confier la “question rwandaise” aux Nations unies. » (p. 391-394)

« L’idée que le FPR menacerait la francophonie et les intérêts français dans cette région de l’Afrique est exprimée encore plus fermement par le chef de l’état-major particulier du président, le général Quesnot5, qui forge le concept repoussoir de “Tutsiland”, utilisé à l’Élysée par lui-même et par Bruno Delaye [conseiller pour les affaires africaines à la présidence de la République]. Le général rend compte à François Mitterrand de l’appel du chef de l’État par intérim du Rwanda, Théodore Sindikubwabo. Il transmet les remerciements de ce dernier pour l’accueil fait à la délégation rwandaise et répète, sans aucune prise de distance, la teneur de ses propos : [Théodore Sindikubwabo] désire l’application des accords d’Arusha mais estime que le FPR, aidé par l’Ouganda, a pour seul objectif de prendre le pouvoir par la force. Sans s’appuyer sur un contact direct avec le FPR, le général Quesnot accuse :

Sur le terrain, le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre : le contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale afin d’assurer une continuité territoriale entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le président Museveni [président de l’Ouganda depuis 1986] et ses alliés auront ainsi constitué un “Tutsiland” avec l’aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux intellectuels, remarquables relais d’un lobby tutsi auquel est également sensible une partie de notre appareil d’État.

Le général Quesnot ajoute un argument ethniciste qu’il sait être partagé par François Mitterrand : la victoire de ceux qu’il appelle également, de façon récurrente, “les rebelles du FPR” entraînerait une instabilité durable dans la région car “les Hutu majoritaires (85 %) au Rwanda et au Burundi n’accepteront pas le contrôle tutsi”. » (p. 406-407)

« Les parlementaires restent longtemps relativement discrets et ne semblent pas prendre la mesure de ce qui se passe au Rwanda. À l’Assemblée nationale, durant la période, une seule question écrite et une seule question orale au gouvernement évoquent la situation et interrogent prudemment sur ce qu’entend faire la France […] Il n’y a pas, au Sénat, d’évocation des massacres avant le 26 mai. La question écrite du parlementaire Emmanuel Hamel sur l’action de la France pour rétablir la paix civile et “la survie des populations hutu et tutsi non encore massacrées” parle alors “d’atrocités de la guerre civile […] dont les victimes se comptent par centaine de milliers”. » (p. 441-442)

L’opération Turquoise (22 juin - 21 août 1994)

Le 22 juin 1994, le Conseil de sécurité des Nations unies mandate la France d’intervenir militairement au Rwanda pour mettre fin au génocide des Tutsi : c’est l’opération Turquoise. L’heure est à la reconnaissance du génocide et au discrédit du gouvernement intermédiaire rwandais.

« Au conseil restreint du 15 juin consacré au Rwanda, est posée la question des mesures à prendre d’urgence et les avis sont partagés sur l’opportunité d’intervenir. Il n’y a pas de dénonciation du génocide des Tutsi perpétré depuis plus de deux mois. Le ministre de la Coopération, qui est le premier à prendre la parole après le président, affirme même, peut-être ému, comme plusieurs parlementaires, par l’assassinat par le FPR d’une quinzaine de religieux dont l’évêque de Kigali, que “les massacres se poursuivent côté Hutu et côté Tutsi […]  Les plus interventionnistes sont le Premier ministre et le président de la République, au nom du devoir moral de la France qui ne peut rester inactive” [et d’ajouter] : “Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester inactifs. Pour des raisons morales et non pas médiatiques […] Dans des cas aussi affreux, il faut savoir prendre des risques.” » (p. 449)

« À France 2, le soir où Alain Juppé parle au nom du gouvernement, l’intervention est présentée comme décidée – décision du Premier ministre, “en accord avec le président de la République” – et ses contours sont répétés à plusieurs reprises face à l’insistance du journaliste : “sauver des vies, pas faire la guerre”, “y aller pour une durée limitée et sur des objectifs précis”. Le 17 juin encore, le nom d’Alain Juppé fait le gros titre de la page “La vie internationale” du Figaro : “Rwanda : Juppé veut agir vite” […] De son côté, François Mitterrand, qui ne souhaite sans doute pas laisser toute la lumière médiatique à son ministre de cohabitation, consacre au Rwanda une grande part de son intervention lors de l’ouverture de la conférence sur le développement qui se tient à l’Unesco le 18 juin. » (p. 450-451)

« Le 29 juin 1994, l’équipe de l’ECPA [Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense] filme une grande partie de la visite de François Léotard [ministre de la Défense] et de Lucette Michaux-Chevry aux forces Turquoise. Les deux ministres sont accompagnés par des dizaines de journalistes, cameramen, photographes français et internationaux qui couvrent également l’événement […] Un journaliste français – sans doute déjà informé sur les massacres de Bisesero en cours – interpelle le ministre de la Défense :

Q : Mme le Ministre, Mr le Ministre, on comprend bien ces difficultés. Néanmoins, si des personnes étaient massacrées à quelques kilomètres de là où sont les forces françaises, ce serait certainement un désastre politique ?

FL : Monsieur, bien évidemment les soldats français sont des hommes généreux et courageux et donc s’ils avaient des informations de cette nature, je peux vous dire, ils interviendraient, c’est évident, c’est évident ! Euh donc… ils… C’est de l’assistance à personnes en danger, bien entendu ils le feraient, et je peux vous dire que nous recueillons actuellement toutes les informations nécessaires pour essayer d’aller là où le danger est le plus pressant.

Durant les vingt-et-une minute de la conférence de presse filmée par l’ECPA, le mot “Tutsi” a été utilisé une seule fois par les responsables français – ce, en rapport avec le FPR. Les mots “Hutu”, “génocide”, “génocidaire”, n’ont jamais été prononcés. » (p. 523-529)

« Les 6 et 7 juillet, le conseiller Afrique, Bruno Delaye, et le chef de l’état-major particulier, le général Quesnot, signent deux notes à François Mitterrand pour exposer les points de vue de divers membres du gouvernement et présenter les initiatives déjà prises par les uns et les autres. Avec une ironie réprobatrice, ils évoquent le 6 juillet “la course au FPR” et placent en tête François Léotard […] Le deuxième ministre dans la course est Alain Juppé qui “multiplie les démarches auprès du FPR et de ses alliés hutu, qu’il aborde en repenti”.  » (p. 548-549)

« Que faire des suspects de génocide, dont le FPR demande l’arrestation et le jugement ? […] La réponse, qui semble faire l’unanimité au sein du gouvernement et à l’Élysée, est que l’arrestation des auteurs de crimes n’entre pas dans le mandat confié à la France par l’ONU mais que cette dernière entend collaborer avec les Nations unies sur ce point […] Dans quelle mesure la force Turquoise a-t-elle désarmé les milices et les FAR présents dans la “zone humanitaire sûre6” ? Les archives consultées ne permettent pas de faire toute la lumière sur cet épineux problème. Au départ, les autorités françaises semblent estimer qu’il ne revient pas à la France d’endosser cette délicate mission […] Dans une directive adressée aux commandements de groupements le 14 juillet, le général Lafourcade [qui commande l’opération Turquoise] indique de “fixer” les FAR et de désarmer les milices […] Si le désarmement des milices s’est donc vite imposé pour des raisons de sécurité, celui des FAR pose des questions beaucoup plus sensibles politiquement et semble avoir fait l’objet d’un traitement plus complexe dont ne rendent pas compte certaines affirmations des autorités françaises […] Le 19 juillet, la DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure] rapporte ainsi que :

Le repli des Forces armées rwandaises se poursuit vers Bukavu. Le camp militaire de Kalembo situé dans la ZHS est complétement vidé de ses occupants. Des convois transportant le carburant et les armements des FAR passent la frontière rwando-zaïroise sans incident. L’armement récupéré par les Forces armées zaïroises au passage de la frontière apparaît insignifiant.

Trois jours plus tard, la DGSE annonce que “les effectifs des FAR dans la région de Goma seraient supérieurs à 20 000 hommes. Près de 10 000 hommes doivent bientôt passer au Zaïre. Plus de la moitié d’entre eux se trouvent encore avec leur armement dans la ZHS. » (p. 552-554)

« La France a-t-elle mis fin au génocide comme l’ont très rapidement affirmé les autorités politiques ? Certes, le nombre de Tutsi encore menacés fin juin, extraits de situations dangereuses et sauvés, se compte en milliers, mais la France, longtemps aveugle devant la réalité du génocide, est intervenue trop tard pour des centaines de milliers d’autres, exterminés lors des deux mois et demi précédents. Pourquoi est-elle intervenue, alors que la communauté internationale se dérobe et qu’il lui est difficile d’obtenir des partenaires ? Elle semble ne pas vouloir rester inactive, mais elle sait plus ce qu’elle ne veut pas faire – affronter le FPR – que ce qu’elle veut faire : sauver des vies mais aussi sans doute retarder le FPR et obtenir un règlement politique qui n’élimine aucune des “parties” rwandaises, gage à ses yeux de l’instauration d’une paix et d’une stabilité dans la région des Grands Lacs. L’évolution de la situation au Rwanda lui impose cependant constamment de s’adapter […] La protection des populations civiles a été efficace pour un petit nombre de Tutsi et pour les communautés religieuses. L’action humanitaire a permis également de répondre à des pénuries alimentaires massives et à une épidémie de choléra. Cependant, déployée à l’ouest du Rwanda où les forces françaises arrivent par le Zaïre, inscrite dans le contexte du déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes qui fuient l’avancée du FPR, elle bénéficie à des populations très majoritairement hutu et qui comptent parmi elles, non seulement des tueurs, mais aussi des commanditaires du génocide. » (p. 611-612)

Dérives des institutions, impensé du génocide

Ces deux derniers extraits du rapport Duclert lèvent le voile sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, tant un discours ethniciste et raciste circulait dans les institutions, à la tête desquelles l’état-major français, pendant la période pré-génocidaire.

« L’EMP [l’état-major personnel du président Mitterrand] porte une responsabilité très importante dans l’installation d’une hostilité générale de l’Élysée envers le FPR très vite caractérisé par l’ethnie supposée de ses combattants, hostilité qui ne se dément jamais tout au long de la période. Cette constante ethniciste n’a jamais été infirmée par le chef de l’État, ni même récusée et démentie, par exemple dans le retour des notes que lui adresse son chef d’état-major particulier ou son adjoint. Les “positions anti-FPR” du général Quesnot sont relevées par le secrétaire général dans une note au président de la République de fin juin 1994 […] L’obsession ethniciste dénaturant les objectifs politiques du FPR et son appartenance à la nation rwandaise (en exil) éclate jusque dans les notes transmises au président de la République. Pour l’EMP, les adversaires du régime de Kigali sont des “rebelles” d’Ouganda. Ils sont surtout les membres d’une ethnie minoritaire ambitionnant la conquête du pouvoir par les armes, menaçant en conséquence une démocratie définie par un “peuple majoritaire”, les Hutu, qui forment selon les statistiques 85 % de la population rwandaise hors Tutsi et Hutu démocrates en exil. Cette conception de la démocratie écrasée par la logique ethnique traduit une faille intellectuelle majeure dans le processus de décision française. » (p. 739)

« En juillet 1994, l’EMP ne pense pas le génocide en cours, il ne mesure pas l’ampleur du drame vécu par les Tutsi du Rwanda : ses regrets se focalisent sur la victoire du FPR, les souffrances des réfugiés dans les camps, l’impossibilité d’une réconciliation de la société, sans prendre en compte qu’un million de personnes viennent de mourir, tuées par leurs propres voisins. » (p. 744)

  • 1. Publié chez Armand Colin, il est également disponible en ligne sur vie-publique.fr. Toutes les notes, ainsi que les rappels du contexte en gras italique et les précisions entre crochets, sont de la rédaction.
  • 2. Conduites en Tanzanie, les négociations d’Arusha durent de juillet 1992 à août 1993, et ont pour but de mettre fin à la guerre civile rwandaise commencée en 1990. Elles représentent l’ultime tentative de compromis pour le partage du pouvoir entre le FPR de Paul Kagame (FPR) et le MRND du président Habyarimana, et se déroulent sous l’égide de la France et de la Belgique. Ces accords prévoient que l’armée française doit quitter le Rwanda et laisser place à la MINUAR, force des Nations unies qui s’installe au Rwanda en octobre 1993.
  • 3. Le Clan du Nord est un noyau radical du régime d’Habyarimana, au sein duquel se recrute l’essentiel des officiers des Forces armées rwandaises et des cadres politiques, qui contrôle l’État comme l’économie du pays depuis la prise du pouvoir en 1973.
  • 4. Considéré comme le « cerveau du génocide » des Tutsi, Théoneste Bagosora est colonel de l’armée rwandaise jusqu’en 1992, mais conserve son poste de directeur de cabinet du ministre de la Défense à sa retraite. Idéologue du Hutu Power, il est l’un des hauts responsables génocidaires et fut condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
  • 5. Christian Quesnot est chef d’état-major particulier du président de la République d’avril 1991 à septembre 1995. Il a joué un rôle important dans la stratégie militaire française au Rwanda avant et pendant le génocide des Tutsi, en préconisant à l’Élysée de soutenir militairement le régime porté par Théodore Sindikubwabo. Durant la période pré-génocidaire, il considère le FPR comme des « Khmers noirs » qui cherchent à créer un « Tutsiland » de l’Ouganda au Burundi.
  • 6. La création de la « zone humanitaire sûre » (ZHS) dans le sud-ouest du Rwanda a eu pour but d’empêcher les affrontements entre les Forces armées rwandaises du gouvernement génocidaire et le FPR qui gagnait du terrain. Elle permit la fuite du gouvernement intérimaire vers le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo).