
Pour une coopération multiraciale
Depuis l’échec des Démocrates lors de la dernière élection présidentielle, un débat s’est ouvert aux États-Unis pour savoir si le Parti en général et les soutiens de Hillary Clinton en particulier, avaient tiré les leçons de cette déconvenue. Parmi les questions récurrentes, celle de savoir s’ils ont trop privilégié, toutes ces dernières années, les questions sociétales et la défense des minorités, au détriment d’une question sociale pourtant ravivée par la désindustrialisation et la crise de 2008, et au risque de s’aliéner un électorat de « petits Blancs » déclassés. Ancien président de l’Association américaine de sociologie et professeur à l’université de Harvard, William Julius Wilson compte parmi les voix influentes qui considèrent que ces deux approches ne s’opposent pas et qu’on peut lutter tout à la fois pour plus de justice économique et pour une société plus inclusive, sans alimenter l’engrenage des « guerres culturelles ». Wilson est l’auteur de nombreux ouvrages sur la pauvreté, la question raciale, la culture et les structures sociales qui ont profondément marqué et renouvelé le débat intellectuel aux États-Unis. Il a notamment réhabilité dans les années 1980 l’étude de la culture en sociologie, devenue très polémique dans les cercles de gauche après la publication du rapport Moynihan sur les familles afro-américaines en 1965. Il a également conseillé les administrations des présidents Clinton et Obama. Cet article, inspiré de son ouvrage The Bridge Over the Racial Divide, a d’abord été publié à l’automne 2017 dans le cadre d’une conférence co-organisée par Public Books et New York University pour tenter de comprendre l’Amérique de Trump. Nous remercions Public Books d’en avoir autorisé la republication dans cette traduction en français.
Dans les périodes d’insécurité économique, les gens deviennent plus réceptifs aux messages politiques qui détournent l’attention des sources réelles et complexes de leurs problèmes. Pour contrer cette tendance, il est crucial que les dirigeants politiques parviennent à canaliser les frustrations des citoyens dans des directions positives et constructives. Malheureusement, depuis dix-huit mois, c’est au contraire le spectacle d’une rhétorique mesquine, de division, qui nous est offert aux États-Unis, lorsque Donald Trump et son entourage insistent sur les « dangers » que représente l’immigration et la nécessité de « construire un mur » entre les États-Unis et le Mexique pour empêcher les passages illégaux. À plusieurs reprises dans ses discours, Trump a soutenu que les immigrés mexicains « sont en concurrence directe avec les travailleurs américains vulnérables », qu’ils sont des « violeurs » et qu’ils importent aux États-Unis « la drogue et la criminalité ». Ces messages polémiques et les récits négatifs qui y sont associés sur le comportement et les traits de caractère des personnes de couleur semblent trouver un écho auprès de fractions entières de la population blanche, en particulier ceux qui sont à la peine.
Dans son commentaire de certaines des études consacrées à ce phénomène, la chercheuse en sciences sociales Carol Graham en vient à conclure que « lors des élections de 2016 aux États-Unis, ce sont les groupes qui ont connu un déclassement, ou qui avaient des raisons de le craindre, qui ont soutenu le candidat qui proposait de construire un mur, de limiter le libre-échange et de créer davantage de division dans la société, qu’elle soit raciale, sociale, ou autre ».
L’affirmation de Graham était en partie fondée sur son analyse des données de l’enquête nationale de Gallup Healthway réalisée de 2008 à 2013, qui montrait que les Blancs pauvres étaient le groupe le plus pessimiste en Amérique quant à son avenir. Un sondage mené en 2011 dans le cadre du projet sur la mobilité économique de l’institut Pew Charitable Trusts a abouti à une conclusion similaire en ce qui concerne les Blancs non diplômés du supérieur. La majorité d’entre eux ont indiqué qu’ils ne s’attendaient pas à ce que leur situation économique s’améliore au cours des dix prochaines années, et 43 % ont affirmé qu’ils n’étaient pas mieux lotis que leurs parents au même âge ; seulement un tiers d’entre eux estimaient que la situation de leurs enfants serait plus favorable que la leur.
Aucun autre groupe interrogé dans l’enquête – ni les Noirs, ni les Hispaniques, ni les Blancs diplômés – n’a fait état de perspectives aussi sombres. D’autres recherches montrent par ailleurs que l’espérance de vie des hommes et des femmes blancs non hispaniques non diplômés a sensiblement baissé ces dernières années, en raison d’une augmentation des morts par excès de drogue ou d’alcool, maladies chroniques du foie, cirrhose et suicide.
L’espérance de vie des hommes et des femmes blancs non hispaniques non diplômés a sensiblement baissé ces dernières années.
Plus récemment, l’analyse par Jonathan Rothwell et Pablo Diego-Rosell des micro-données de l’enquête Gallup Daily Tracking de juillet 2015 à octobre 2016 (fondée sur plus de 125 000 entretiens) a permis d’établir qu’il existe bien un lien entre le niveau de bien-être économique et physique et le soutien politique à Donald Trump. Bien que leurs résultats ne permettent pas de démontrer un lien direct entre les difficultés sociales et économiques et le soutien à Trump, les données de l’enquête révèlent clairement que ses partisans sont plus nombreux dans des enclaves blanches et ségréguées, où l’on trouve peu de diplômés du supérieur mais une plus grande dépendance à la Sécurité sociale, des taux plus importants de handicap ou de mortalité à âge moyen, et moins de mobilité intergénérationnelle. Ces résultats accréditent l’idée selon laquelle l’anxiété et la détresse économiques chez les Blancs des classes ouvrières ou moyennes mais déclinantes sont bien un paramètre du soutien politique à Donald Trump.
Tandis que les messages populistes de Trump trouvent un écho parmi les Blancs de la classe ouvrière, les voix des progressistes, qui ont plutôt tendance à expliquer les problèmes de ces citoyens par un ensemble d’évolutions complexes de l’économie mondiale ainsi que par l’échec de certaines politiques économiques et sociales, semblent – à l’exception des soutiens de Bernie Sanders, dont je parlerai ci-dessous – être passées à l’arrière-plan et n’ont en rien réussi à contrer ces discours mal intentionnés.
Par le passé, j’ai espéré qu’un dialogue constructif pourrait émerger sur la façon dont les problèmes des Américains ordinaires peuvent être abordés dans une époque d’inégalités croissantes. J’ai souligné les préoccupations exprimées par les pauvres, les travailleurs et les classes moyennes de tous les groupes – notamment la baisse des salaires réels, la sécurité de l’emploi et le chômage, la hausse des frais médicaux et du logement, le manque de solutions abordables de garde d’enfants et l’incertitude qui pesait sur les retraites. J’ai également soutenu que les politiques permettant de répondre à ces préoccupations, même si elles n’étaient pas pensées pour tel ou tel groupe racial, amélioreraient d’abord les conditions de vie des plus pauvres dans les quartiers défavorisés, tout en profitant également à d’autres groupes importants de la population, y compris de la population blanche.
J’ai également fait remarquer que les sondages d’opinion aux États-Unis suggèrent qu’en prêtant attention aux problèmes des citoyens ordinaires, il serait possible de formuler les enjeux de telle façon que cela facilite une recomposition politique qui permettrait en retour de faire progresser les droits sociaux (couverture santé universelle, allocations familiales pour les parents qui travaillent, frais de scolarité réduits dans l’éducation supérieure). Si on s’essayait à cette recomposition, pensais-je, il faudrait privilégier un nouveau discours public qui tienne compte, pour mieux s’y attaquer, des problèmes de tous les groupes. Un discours pensé pour accompagner des efforts de mobilisation de tous ces groupes dans une même coalition politique. J’ai affirmé que les porteurs de tels discours devraient garder à l’esprit que « ces groupes, bien que souvent perçus comme des adversaires, sont des alliés potentiels dans une coalition réformiste parce qu’ils souffrent d’un problème commun : la détresse économique causée par des forces hors de leur contrôle ».
La division raciale en Amérique réduit le poids politique des citoyens ordinaires.
Cet argument a été repris par certains observateurs dans les analyses et débats post-électoraux américains, y compris par ceux qui soutiennent que l’accent mis par les démocrates sur la politique identitaire – pour tenter de mobiliser les gens de couleur, les femmes, les immigrés et la communauté Lgbt – avait tendance à ignorer les problèmes des Américains blancs modestes. Il y a eu une exception notable, soulignent-ils, à savoir le message de populisme économique progressiste et unificateur de Bernie Sanders lors des primaires démocrates, message qui a trouvé un écho auprès d’une partie importante des populations blanches précaires et/ou issues de la classe ouvrière. Cependant, Sanders n’a pas été le candidat démocrate, et Donald Trump a su obtenir un soutien notable de ces populations en maniant des discours populistes de division, et non d’union.
La division raciale en Amérique réduit le poids politique des citoyens ordinaires. Cela dit, la coopération politique multiraciale pourrait être renforcée si différents groupes se concentraient davantage sur les intérêts communs de leurs membres, tels que la lutte contre l’insécurité économique résultant de forces politiques et économiques qui les dépassent, et s’ils pouvaient développer un sentiment d’interdépendance.
La recherche socio-psychologique sur l’interdépendance révèle que lorsque les gens pensent avoir besoin l’un de l’autre, ils ont tendance à abandonner leurs préjugés et stéréotypes de départ et à participer à des initiatives qui favorisent l’interaction et la coopération mutuelles. De plus, lorsque des gens de différents groupes s’entendent, leurs perceptions et leur comportement les uns envers les autres se modifient. Dans ces circonstances, non seulement les participants auxdites expériences essaient de se comporter de manière à ne pas perturber l’interaction, mais ils s’efforcent également, lorsqu’ils sont confrontés à une question donnée, d’exprimer des opinions similaires à celles des autres participants.
La recherche suggère que les facteurs favorisant une « interdépendance perçue » comprennent, avant toute chose, le fait de rendre les individus et les groupes conscients d’intérêts, de normes, de valeurs, d’aspirations et d’objectifs communs, puis les aident ensuite à apprécier l’importance de la coopération interraciale pour les atteindre. Ainsi, le raisonnement théorique est le suivant : le développement d’une coopération multiraciale repose sur l’interdépendance perçue par ses participants potentiels – interdépendance par laquelle les membres d’un groupe particulier reconnaissent qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs communs sans l’aide des membres d’autres groupes. Le développement et la réussite dans le temps de telles coalitions politiques multiraciales dépendent aussi en grande partie du rôle que peuvent jouer des dirigeants visionnaires, capables d’articuler et de communiquer cette vision, en particulier ceux qui sont à la tête d’organisations communautaires fortes.
À l’ère de Donald Trump, les circonstances sont peut-être telles que, au moins temporairement, l’expression d’enjeux communs qui permettent de bâtir une coalition est, paradoxalement peut-être, moins difficile. Par exemple, un article du 4 mai 2017 dans le Washington Post notait qu’à cause de l’élection de Donald Trump, les militants du mouvement Black Lives Matter estiment qu’ils doivent désormais passer à une nouvelle phase de leur action, plus axée sur la politique et moins sur les manifestations de rue. Rédigé à partir d’entretiens avec près d’une dizaine de leaders du mouvement, l’article relevait que l’élection de Donald Trump les a amenés à se détourner de la rue pour se joindre à d’autres au sein d’une coalition politique qui constituerait « un levier électoral pour combattre une administration déterminée à revenir sur tous les efforts de l’ère Obama pour réformer les pratiques policières ».
Un autre signe qu’une telle coalition est possible à l’ère Trump se trouve dans la mobilisation réussie de la base, sur le terrain, contre le projet de loi républicain visant à abroger la réforme de l’assurance maladie, mobilisation menée par des groupes tels que le Center for Community Change, la West Virginia Healthy Kids and Families Coalition et la Progressive Leadership Alliance of Nevada. Les efforts de ces coalitions multiraciales, y compris leur mobilisation dans les communautés blanches ouvrières et rurales, ont abouti à un « changement profond dans les rapports de force politiques en matière d’assurance santé ».
Ces deux évolutions suggèrent que les conditions sont peut-être désormais particulièrement favorables au lancement d’une coalition politique, nationale, multiraciale et progressiste, non seulement pour renverser l’administration Trump mais aussi pour surmonter les blocages au Congrès américain qui ont paralysé Barack Obama. J’espère que les membres potentiels de cette coalition (organisations militantes locales, associations de défense des droits civiques, mouvements féministes, syndicats et organisations religieuses) reconnaîtront la véritable tâche à accomplir et commenceront à développer des réseaux locaux, régionaux et nationaux pour renforcer ces sentiments d’interdépendance perçue et résorber ainsi les antagonismes raciaux et ethniques dans la poursuite d’objectifs communs de prime importance.
Traduit de l’anglais par Niels Planel