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La distinction de sexe. (Entretien)

La révolution que constitue l’avènement de l’égalité des sexes comme valeur de nos sociétés ne doit pas être réduite à un simple problème de rattrapage par les femmes des performances des hommes. Pour en prendre toute la mesure, il faut comprendre comment le partage de la division masculin/ féminin redéfinit les imaginaires et les pratiques. C’est finalement notre idée de l’individu qui se transforme à travers la question des sexes.

Esprit – Vous êtes surtout connue comme une sociologue de la famille et du droit de la famille, pour avoir écrit le Démariage et le rapport Couple, filiation et parenté aujourd’hui à la demande du gouvernement en 19981. Pourquoi avoir choisi comme sujet de votre dernier ouvrage « la distinction de sexe » ? Quelle est la continuité avec vos précédentes recherches ?

Irène Théry – J’ai toujours travaillé sur le rapport entre les mutations contemporaines de la famille et la transformation du statut des femmes et, plus généralement, des rôles sexués dans nos sociétés. Mon souci était d’échapper à l’écueil classique qui consiste à réduire cette immense révolution anthropologique qu’est l’avènement de l’égalité de sexe – devenue en quelques décennies une valeur cardinale des sociétés démocratiques – à un simple problème de « rattrapage » par les femmes des performances des hommes.

Cette approche comparative est séduisante au premier abord car elle permet de repérer certains grands problèmes. Pourtant, elle repose sur des présupposés implicites contestables : elle pose chaque sexe comme une classe homogène d’individus, sans se demander s’il y a un sens à parler « des hommes » ou « des femmes » en général ; elle tombe très souvent dans les thèses du déterminisme social et du conditionnement culturel pour expliquer le partage sexué des statuts et des rôles dans les sociétés ; elle pose les performances masculines comme la référence, sans voir l’importance des changements qui se jouent aujourd’hui pour les hommes eux-mêmes ; elle suppose par principe que les intérêts des deux sexes sont antagoniques, quitte à verser dans la théorie du complot masculin pour la « domination », alors que l’adhésion de l’immense majorité des hommes aux valeurs nouvelles d’égalité est patente. Enfin, elle présuppose que l’on saurait d’avance ce qu’est l’égalité : la similitude des sexes. Toute différence repérée statistiquement (par exemple en matière de type d’emploi) serait une « discrimination ».

En choisissant d’aborder l’égalité sous l’angle des changements de la famille, j’ai voulu aller au cœur de cette révolution de l’égalité de sexe, sans oublier que l’égalité ne va pas sans la liberté en démocratie et sans éluder des questions aussi essentielles que l’amour, l’attachement, le désir, la solidarité des sexes, ou encore la valeur du féminin et ceci y compris dans les sociétés traditionnelles… Leurs valeurs étaient différentes des nôtres, mais cela ne nous autorise pas à confondre la hiérarchie et l’inégalité, l’autorité et le pouvoir, et à englober tout cela sous un concept unique : la domination. En effet, nous savons qu’il y a d’immenses différences d’une société à l’autre : il existe des sociétés traditionnelles où les femmes sont réellement assujetties, et d’autres où, à l’inverse, elles détiennent une grande autorité, où elles sont respectées et jouissent d’un vrai pouvoir2.

C’est pourquoi je ne crois pas aux grandes théories du dévoilement d’une universelle « domination masculine » et j’explique pourquoi dans mon livre en prenant pour exemple précis le livre de Pierre Bourdieu intitulé, précisément, la Domination masculine. En effet, ces théories croient que l’on peut oublier toute la médiation des statuts relationnels qui forment la vie d’une société concrète, pour ne garder que deux « classes de sexe ». Selon un schéma marxisant qui est toujours déterministe, elles finissent par présenter les femmes du passé comme de parfaites aliénées, concourant avec empressement depuis l’aube des temps à leur propre réification. Cette démarche, qui se targue de dénoncer comme une mystification toute valeur des femmes, est d’un sociocentrisme et d’un présentisme arrogants qui ne nous font pas honneur. Observer la famille, ici et ailleurs, aujourd’hui et hier, oblige à un autre regard. Cela amène à mettre l’accent non sur les propriétés censées définir chaque sexe, mais sur leurs relations, non sur leurs attributs mais sur leurs attributions, bref non sur une prétendue identité substantielle de masculinité ou de féminité censée se trouver en chacun de nous, mais sur des manières d’agir « au masculin » ou « au féminin » prescrites par les usages, la coutume, le droit…

En effet, dire que l’identité sexuée est acquise et non pas innée ne permet pas d’échapper au piège du substantialisme identitaire, qui sépare l’humanité en deux grands sous-ensembles, « les hommes » versus « les femmes », sans parvenir à rendre compte de notre expérience la plus ordinaire : chez les humains, être d’un sexe n’a jamais empêché d’être un individu à part entière ! Nous ne sommes pas enfermés dans une moitié d’humanité. En outre, la hiérarchie n’est pas la même chose que l’inégalité. La hiérarchie en effet peut se définir comme l’englobement de la valeur contraire3 : je montre dans mon livre pourquoi cette figure logique est indispensable pour rendre compte de tout ce que nous apprennent historiens et anthropologues sur la complexité de la condition des femmes dans les sociétés traditionnelles.

Pour échapper au dualisme corps/esprit

Votre nouveau livre porte donc à la fois sur la distinction masculin/ féminin, sur l’individu en général et sur la parenté ?

Tout à fait ! Voir ce qui change dans la famille quand on cesse d’admettre un principe de complémentarité hiérarchique entre l’homme et la femme au sein du couple (par hypothèse marié), m’a amenée à prendre conscience d’un problème que les psychologues, les psychiatres et les psychanalystes connaissent bien : notre société contemporaine est devenue extraordinairement aveugle à la façon dont se combinent les distinctions de sexe, d’âge et de génération, autrement dit à la dimension de la temporalité, qui est pourtant la caractéristique majeure de la façon dont toute société distingue et lie les sexes. On nous parle d’une sorte d’individu absolu, « l’homme », « la femme », par hypothèse adulte, dont l’enfance et la vieillesse ne seraient que la préparation et la dégradation. Mais cet individu absolu n’existe pas…

Plus généralement, on continue dans le débat sociopolitique actuel à parler de la famille comme d’une simple entité intersubjective, un rapport interindividuel, sans apercevoir que ce qui distingue avant tout une famille humaine d’une famille animale est d’être instituée en référence à un système symbolique de parenté. Je constate même un vrai regain de la disqualification de la parenté, c’est-à-dire de la médiation de statuts qui permet à chacun de se situer en référence à des règles, des attentes morales, des droits et devoirs. Ceux-ci ne sont pas issus magiquement de la relation entre « ego » et « alter » mais ont forcément été reçus des générations antérieures qui nous ont légué le monde humain que nous habitons. Parler d’historicité de la distinction masculin/féminin est juste, mais sans parler simultanément de transmission, cela n’a pas de sens. Et croire que la transmission empêche le changement est très étonnant car c’est le contraire qui est vrai : on ne peut inventer et créer soi-même du nouveau que si on a su recevoir… c’est la question même de l’éducation.

Quel paradoxe ! Le système de la parenté dans nos sociétés change comme jamais, et on nous dit : oublions ces vieilleries… La disqualification actuelle de l’institution en général, de l’institution de la parenté en particulier, au nom de l’authenticité d’un « moi » qui serait plus vrai, plus originel, plus pur en quelque sorte, me paraît à la fois naïve intellectuellement et assez suspecte moralement : son mot d’ordre, au fond, est que chacun se débrouille comme il peut… Elle promeut en réalité, sans le voir, la loi du plus fort dans la sphère intime, et un principe d’indifférence sociale au sort des autres qui tourne en démission face à la responsabilité de faire évoluer notre système de parenté pour qu’il soit à la fois conforme à nos valeurs contemporaines, pluraliste et pourtant commun à tous. Mais que léguerons-nous aux générations futures si, quand le monde change, on ne nous parle que du moi ?

Comme on se heurte sans cesse à ce problème, j’ai voulu dans ce livre prendre tout le temps de m’y arrêter. D’où vient-il ? Qu’est-ce qui dans notre propre histoire nous amène en permanence à ignorer la dimension instituée de notre vie commune ? Comment en sommes-nous venus à considérer l’institution comme un carcan oppressif, alors que l’institution est plus exactement définie par mon maître Marcel Mauss comme la caractéristique majeure de l’agir social référé au langage (institution par excellence) et la condition d’une liberté proprement humaine ? Quel rapport entre l’idéologie individualiste actuelle et la façon dont les philosophes des Lumières ont posé la famille conjugale comme « la première des sociétés et la seule naturelle » ? Pourquoi la dimension fondamentale des âges, de la mortalité et de la transmission, semble-t-elle oubliée aujourd’hui quand on parle des sexes ? J’ai donc décidé de revisiter notre héritage, en mettant en perspective trois siècles de débats sur « la société de l’homme et de la femme », en m’efforçant de poser un regard éloigné sur les préjugés occidentaux modernes, grâce à la comparaison anthropologique et historique. Nous devons réapprendre à nous voir à distance, car les sociétés traditionnelles, qui ne pensent pas comme nous le corps, la personne, les sexes, nous révèlent quelque chose sur nous-mêmes.

Parler comme vous le faites de « distinction de sexe », est-ce signifier que ce qui compte, c’est le genre, et que la différence biologique, le corps, n’a pas l’importance qu’on lui donne généralement ?

La « distinction de sexe » est un concept forgé récemment par un groupe d’anthropologues qui sont aussi ethnographes de terrain et qui étudient les relations sexuées dans les sociétés les plus différentes des nôtres (en Mélanésie, Amazonie…) dans une perspective féministe, au sens non pas militant mais sociologique : en refusant l’hypothèse d’une « vocation sociale » entrée dans la nature masculine ou féminine des êtres4. J’ai repris ce concept à mon compte car il permet de construire une anthropologie comparative sans poser au départ que la vision occidentale moderne, celle qui fonde tout sur l’opposition de « l’identique et du différent », va de soi. Contrairement à ce qu’affirme Françoise Héritier, qui en fait le « butoir de toute pensée », je crois qu’elle ne va pas du tout de soi, car l’approche « classificatoire » héritée du structuralisme ne dit rien de la médiation des valeurs et des règles dans l’agir humain…

Ces ethnographes ont une plus claire conscience que nous de la nécessité d’une approche relationnelle de la différence des sexes. Le mot a été forgé pour désigner clairement nos manières humaines d’agir, référées à des règles, des valeurs, des significations communes, bref, à un monde humain institué. Reconnaître qu’il existe dans toutes les sociétés humaines des manières d’agir « au féminin » ou « au masculin », qui ne sont pas l’expression d’une identité intérieure mais proviennent au contraire de l’extériorité du monde humain qui nous précède et dont nous avons appris à participer, n’entraîne pas du tout à dévaluer le corps !

Il s’agit en réalité d’échapper à l’approche dualiste de la personne qui est une des grandes caractéristiques de la philosophie occidentale de la conscience depuis Descartes et Locke. Elle serait constituée d’un « moi » et d’un « corps ». Mais ce « moi » possesseur d’un corps est une entité mythique, un homoncule intérieur qui entraîne à des régressions à l’infini. C’est pourquoi j’ai consacré l’essentiel de mon livre, finalement, à déplier pli à pli les confusions qui grèvent la grande question de la personne dans la tradition occidentale : il s’agit d’un concept très plurivoque, comme on le voit en revenant vers les deux traditions qui l’ont constitué, celle de la personne comme « interlocuteur » issue du théâtre grec et du droit romain, et celle de la personne comme « hypostase » issue de la patristique chrétienne. Le problème que nous a légué la philosophie moderne de la conscience, surtout Locke, est d’avoir fait du « moi » ou « self » une hypostase (la réalisation d’une essence invisible) et de l’avoir défini comme « la vraie personne », en opposant deux entités, le moi et le corps…

Le genre et le sexe : un éclairage artificiel

Est-ce la raison de votre critique de l’opposition entre le sexe et le genre de l’individu, qui est classique chez les féministes ?

Oui. Je crois que cette opposition repose justement sur un présupposé implicite sur la personne, qui est le dualisme. Une personne serait un « moi » doté d’une identité de genre, logé à l’intérieur d’un « corps » doté d’une identité de sexe. Dans cette perspective, on considère donc le genre comme un attribut essentiel de la personne et on croit opérer une grande révolution conceptuelle en disant que le genre est acquis et non inné. Je crois qu’il faut aller plus loin, et voir pourquoi cette approche de la masculinité et de la féminité comme des propriétés substantielles du « moi » est erronée. Pour moi, le genre n’est pas un attribut des personnes, mais une modalité des relations sociales. Ce sont les relations elles-mêmes qui sont modalisées par la distinction masculin/féminin. Je défends donc l’idée que cette distinction n’est pas substantielle ou quintessentielle mais adverbiale, normative, relative et relationnelle. Elle ne qualifie pas des attributs, des propriétés psychologiques internes, mais des manières d’agir communes, référées à des règles normatives. Loin de séparer les sexes, elle est commune aux hommes et aux femmes qui partagent une même société. Nous l’apercevrions mieux si nous n’avions pas perdu le sens de la dramaturgie sociale, à laquelle sont si sensibles les sociétés traditionnelles qui considèrent que les rites et les cérémonies sont indispensables à la construction de la personne. Nous Modernes, nous avons tendance au contraire à opposer le « personnage » social faux et la « personne » intérieure vraie. Cette opposition du vrai et du faux, qui nous vient des premiers siècles du christianisme, avait un sens dans une perspective religieuse pour laquelle le vrai monde est le monde divin de l’Au-delà et la vraie vie celle de l’immortalité de l’âme… Elle a eu un rôle important dans l’émergence de l’universalisme humaniste qui caractérise notre idée morale de l’unité du genre humain et j’ai d’ailleurs consacré un chapitre à l’enracinement chrétien de la révolution moderne des valeurs. Mais disqualifier les personnages en les opposant aux personnes est une naïveté. Cela empêche tout simplement de penser la vie sociale spécifiquement humaine, où la médiation de « rôles » est constitutive du commerce entre partenaires d’une même communauté, capables d’agir « en tant que » en distinguant le personnel et le statutaire. C’est toute la question de l’imputation de responsabilité qui se joue ici.

Que pensez-vous de la notion d’« identité de genre » ressentie par l’individu parfois en contradiction avec son sexe biologique ?

La notion d’identité de genre a été forgée en 1964 par le psychanalyste américain Robert Stoller dans le cadre des débats sur le transexualisme. Je reviens longuement dans mon livre sur ce moment, car il est à la source du succès de la notion de genre comme attribut de la personne, confondue avec le « moi » y compris en sociologie aujourd’hui. Ma mère, qui fut l’une des traductrices de Stoller, m’a fait découvrir son œuvre il y a déjà longtemps. Stoller a cherché à penser le transexualisme et j’admire son effort de praticien, sa prudence clinique, sa simplicité d’expression et son refus de tout pédantisme théorique en psychanalyse. Comme sociologue, je n’ai aucun savoir sur la construction de la personnalité singulière, car ce n’est pas l’objet de la sociologie et ses méthodes d’enquête ne permettent pas d’en dire quelque chose de sérieux. J’attends ici tout des psychologues (au sens large), dont c’est l’objet propre. Mais je me sépare de Stoller justement sur la question de la personne, car sur ce point chacun s’engage sur une philosophie sociale, une certaine idée de l’homme comme être social qui peut être explicitée et discutée. Stoller a donné au dualisme du moi et du corps une nouvelle carrière, faute de penser vraiment l’action proprement humaine. Or, c’est de l’action, des manières d’agir au masculin ou au féminin, et pas de l’essence du moi intérieur, que traitent tous ses exemples cliniques, si clairement exposés…

Une réflexion sérieuse sur les sexes, qu’elle soit psychologique ou sociologique, ne peut plus ignorer aujourd’hui les apports de la philosophie contemporaine du langage et de l’action. Cette philosophie a critiqué, dans le sillage de Wittgenstein, le « mythe de l’intériorité » forgé par Locke, et donné les moyens théoriques d’échapper au dualisme du moi et du corps. C’est pourquoi je pense qu’il faut lire absolument les philosophes, Edmond Ortigues, Paul Ricœur, Charles Taylor, Vincent Descombes, qui nous incitent à revenir à l’idée que la personne est, chez les humains, d’abord un « interlocuteur ». L’enfant entre dans le monde humain signifiant en étant initié par d’autres à la maîtrise pratique de cette technique du corps extraordinaire qu’est l’interlocution. J’y développe une proposition qui peut surprendre mais que je crois très raisonnable : je et tu n’ont ni sexe ni genre, car l’usage de ces personnes grammaticales n’indique rien d’autre que la capacité d’un individu humain (garçon ou fille, homme ou femme) à agir comme partie prenante de l’interlocution, tantôt à un pôle et tantôt à l’autre de la dyade locuteur/auditeur. J’ai donc consacré beaucoup de pages à l’interlocution, au système des trois personnes grammaticales, je, tu, il-elle qui structure l’action commune de « se parler ». À mon avis, nul n’a mieux montré que Descombes, dans le Complément de sujet, l’importance de se défaire des croyances en le Moi ou l’Ego comme une sorte de donné originel, de première personne absolutisée si l’on veut décrire concrètement l’agir individuel singulier et comprendre comment s’acquiert par « le cercle familier de l’apprentissage » la capacité humaine à s’approprier ses propres paroles, ses propres actes. Il me semble en effet que là est le point où sociologues et psychologues peuvent trouver à l’avenir un terrain de discussion et d’articulation très fécond pour leur travail respectif et confronter leurs apports afin de renouveler une réflexion commune sur la distinction masculin/féminin.

Sociologie et psychanalyse

Pour vous, s’agit-il de dire que la sexualité n’a donc pas cette place décisive que nous lui accordons quand nous en faisons (comme Courbet) l’origine du monde, ou du moins l’origine de la vie et de l’histoire humaine ?

Là, vous entrez dans un immense débat ! Je crois qu’il est central. En effet, j’ai construit les deux parties de mon livre autour des deux grands mythes d’origine de la modernité : le mythe du passage de l’état de nature à l’état de culture par le Contrat social d’une part, et le mythe de l’Interdit fondateur de l’inceste d’autre part. Ces deux mythes ont été forgés l’un au xviiie siècle par les philosophes des Lumières et les théoriciens du droit naturel, et l’autre au début du xxe siècle par Freud. Ils donnent, chacun à sa façon, un rôle fondateur à la différence sexuelle et plus largement à la sexualité. Le mythe œdipien élaboré par Freud dans Totem et tabou est d’abord une critique de la naïveté de notre premier mythe d’origine, qui faisait de la sexualité reproductive une source naturelle de socialité et de la famille une « société naturelle ». Freud a eu raison de rappeler qu’il n’est pas de vie humaine concevable sans la médiation des règles. Mais je crois qu’il partage avec ses prédécesseurs une même tentation : essayer d’imaginer la naissance du social à partir des individus. Sinon, il aurait renoncé à toute idée d’un mythe de l’origine… La leçon majeure que j’ai reçue, aussi bien de Marcel Mauss que de Ludwig Wittgenstein, est que le concept même d’humain suppose le contexte d’une société, et que ce monde humain signifiant ne peut pas être reconstitué à partir d’atomes élémentaires (les individus comme monades, les mots comme atomes de sens) : il faut savoir l’accepter comme un donné.

J’essaie de montrer dans mon livre que nous devons séparer fermement l’analyse de l’œuvre de Freud sur le « complexe d’Œdipe » (sur laquelle je ne me prononce pas, car je n’ai pas la compétence requise) et ce que j’appelle « l’Œdipe » comme mythe collectif de la modernité, qui a échappé largement à Freud, et même à la psychanalyse, pour nourrir toute la vulgate psy qui déferle aujourd’hui. Cette vulgate fait partie de notre monde, elle est un des modes majeurs d’expression des normes sociales aujourd’hui, je m’y intéresse donc beaucoup comme sociologue car on y trouve toutes les croyances qui accompagnent classiquement l’individualisme. Mais je ne la confonds pas avec un savoir spécialisé : tout à l’inverse, je sais bien qu’elle fait hurler les cliniciens sérieux… cela étant précisé, il est vrai que l’hypothèse du trio œdipien m’a amenée à m’interroger sur la philosophie sociale de Freud car, là, je peux légitimement le discuter. La façon dont ce trio ressemble à la triade de l’interlocution (les trois personnes grammaticales, le je de celui qui parle, le tu de celui à qui on parle, le il ou elle de celui ou celle dont on parle) tout en déniant justement la spécificité de l’interlocution, pose problème. Le premier à l’avoir remarqué est justement un psychanalyste, Cornelius Castoriadis, et je me réfère beaucoup à lui car il avait compris toute l’importance de l’institution sociale du langage, comme en témoigne son grand livre, l’Institution imaginaire de la société. J’ai essayé de prolonger sa réflexion en montrant qu’autour de la « troisième personne », qui n’apparaît que dans le discours, dans le registre délocutif, et n’est donc pas un troisième personnage de l’interlocution, se joue quelque chose d’essentiel pour la constitution du sentiment de soi comme être sexué… J’espère beaucoup que des cliniciens, en particulier des psychanalystes, accepteront d’engager la discussion avec moi sur ce point car le grand « tiers » séparateur et interdicteur, que l’on représente souvent sous la figure du Père dans une perspective œdipienne, m’apparaît au fond comme un substitut théorique de quelque chose de bien plus ordinaire, quoique très différent : la troisième personne grammaticale.

En tout cas, c’est le cœur de la critique de Wittgenstein à Freud, qui lui reproche d’avoir confondu l’impossible et l’interdit5. Quand on dit « au tennis, on ne peut pas marquer des buts », on ne dit pas que c’est interdit, mais que c’est impossible. Eh bien, le langage, qui repose sur des règles constitutives, suppose justement d’initier l’enfant à cette forme particulière d’impossible, qui ne repose sur aucun obstacle empirique et de possible qui ne repose pas davantage sur un obstacle levé. Pour Castoriadis, cet apprentissage simultané du langage et de l’interlocution amène l’enfant à investir son éducateur privilégié, en général son parent, d’une toute-puissance imaginaire. Ce n’est pas pour rien que Proust, qui avait la mémoire de l’intensité affective inouïe de cette foi enfantine, écrit à plusieurs reprises dans À la recherche du temps perdu : « quand je croyais aux grandes personnes… ». Pour l’enfant, son parent, père ou mère, détient plus que le pouvoir le plus absolu, il est « le maître de la signification ». Castoriadis pose alors la question « Qui destituera le maître de la signification ? » et répond que l’adulte ne peut être destitué que s’il se destitue lui-même en signifiant à l’enfant que personne n’est le maître de la signification, autrement dit en lui faisant comprendre pratiquement qu’il existe une institution impersonnelle du sens. C’est tout l’enjeu de la distinction entre le pouvoir et l’autorité… Et Castoriadis conclut : « Là gît, par-delà toute relativité socioculturelle, la signification profonde du complexe d’Œdipe. » Je trouve cela très convaincant !

Dans une telle perspective, la question sexuelle ne disparaît pas, bien sûr, mais elle se trouve relativisée : elle n’a plus un statut fondateur. L’anthropologie contemporaine du corps dans les petites sociétés sans écriture que l’on n’appelle plus « sauvages » a ici beaucoup à nous apprendre, car elle montre que la sexualité n’est pas une dernière instance. Au fond, il n’y a pas de « dernière instance », ni économique ni sexuelle, au sein d’un monde humain signifiant. Quant aux interdits, qui supposent une action que l’on pourrait faire mais qu’on vous empêche de faire en référence aux usages, aux coutumes, au droit, et qui existent dans toutes les sociétés, ils ne viennent logiquement qu’en second. L’interdit de l’inceste, contrairement à ce qu’a affirmé Lévi-Strauss, ne devrait pas être isolé. Il prend des formes variables selon les sociétés et n’est pas plus universel que les systèmes de parenté, qui sont toujours divers mais existent partout, ou les langues qui sont toujours diverses mais existent partout.

Notre dernière question porte plus directement sur l’actualité : que pensez-vous des débats actuels sur l’homoparentalité ?

Il est difficile de répondre brièvement. J’ai consacré ma conclusion aux débats actuels sur la parenté et en particulier à l’homoparentalité, mais surtout pour inciter à cesser de la traiter comme un problème « à part », ce qui ressemble à un avatar de la vieille passion de considérer les homosexuels comme une espèce d’individus à part, spécification qu’avait dénoncée Foucault dans son étude de la scientia sexualis du xixesiècle. Je crois qu’il faut voir l’homoparentalité comme un révélateur de questions encore non résolues pour tous, du fait des transformations encore inachevées de notre système de parenté. Jusqu’à présent, on a pensé toute filiation sur le modèle d’un engendrement fictif6. Par exemple, l’enfant adopté plénièrement est considéré comme « né de » ses parents adoptifs sur le livret de famille… De même dans les procréations médicalement assistées (Pma) avec dons d’engendrement (don de sperme, d’ovocyte, d’embryon) tout est fait pour faire passer le couple receveur pour un couple engendreur. C’est très exactement cette fiction qui n’est plus possible quand le couple qui élève un enfant est celui de deux hommes ou de deux femmes. Un grand débat est ouvert désormais sur ces questions, et il faut entendre la souffrance qu’expriment les enfants qui se trouvent ainsi privés de l’accès à une part de leur propre histoire.

C’est ce qu’ont compris l’immense majorité des parents adoptifs : confrontés à l’angoisse créée chez les enfants par l’effacement administratif de leur origine, ils les accompagnent, et comprennent que cette angoisse ne les menace pas. C’est un problème de crise de l’identité narrative de l’enfant. Elle doit nous inciter à réfléchir à ce que nous faisons quand nous effaçons cette histoire. Tout enfant est engendré d’un homme et d’une femme. Tout enfant est ensuite élevé, en général par les mêmes, son père et sa mère, mais pas toujours. Si nous parvenions à peser ce cumul, en particulier dans les cas d’adoption et ceux de Pma avec donneurs, plutôt que d’opposer un « parent biologique » et un « parent social », bien des problèmes se poseraient autrement. On cesserait, en particulier, de traiter l’homoparentalité comme un cas « à part », comme on le fait encore aujourd’hui, car on verrait que les questions que rencontrent les parents qui vivent en couple de même sexe sont en réalité des questions qui concernent tout le monde, par-delà ce qu’on nomme aujourd’hui notre orientation sexuelle. C’est l’enjeu des pluriparentalités et il est encore loin d’être bien pensé par nos politiques. Là encore, sociologues et psychologues ont à travailler en commun, et je souhaite que mon livre soit un apport à ce dialogue.

Propos recueillis par Sylvie Cadolle

  • *.

    À propos de la Distinction de sexe, Paris, Odile Jacob, 2007. Une version abrégée de cet entretien est parue dans la revue Psycho-média, no 16, mars-avril 2008.

  • 1.

    Irène Théry, le Démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1993 et Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, rapport à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Odile Jacob, 1998.

  • 2.

    L’importance capitale de la distinction entre autorité et pouvoir est au cœur du livre de Mary Douglas, De la souillure, qui est à mon avis le premier chef-d’œuvre d’anthropologie générale à prendre vraiment en compte la dimension sexuée de la vie sociale. On peut regretter que son approche nouvelle de la notion de « cosmologie », centrée sur l’action, et plutôt critique des séries d’oppositions binaires qui ont fait le succès du structuralisme (cru/cuit, chaud/froid, soleil/lune, masculin/féminin…), n’ait pas obtenu plus d’audience en sciences sociales. Voir par contraste le parti que tire V. Descombes de sa lecture de M. Douglas dans Proust, philosophie du roman, Paris, Minuit, p. 187-193.

  • 3.

    En reprenant à Louis Dumont la notion de hiérarchie comme « englobement de la valeur contraire », je situe mon travail dans une certaine lignée, celle de l’anthropologie comparative et historique issue de Durkheim et surtout de Mauss, qui avait dès les années trente posé les bases majeures d’une sociologie de la distinction de sexe (qu’il nommait « division par sexes »). L. Dumont a montré, dans ses Essais sur l’individualisme, pourquoi cette approche non déterministe de l’universel anthropologique suppose de prendre toute la mesure de l’historicité de la condition humaine et de la révolution des valeurs qui a conduit à ce qu’il nomme « l’exception moderne ». La différence entre mon analyse et celle de Dumont est que je pense que l’on ne peut pas qualifier les sociétés occidentales modernes issues des révolutions démocratiques du xviiie siècle de sociétés « individualistes ». Si l’on prend vraiment en compte l’un et l’autre sexe, si l’on prend vraiment la mesure de la dimension sexuée de la vie sociale, alors on doit dire que nos sociétés ont été, jusqu’au dernier tiers du xxe siècle, des combinaisons de holisme et d’individualisme. Au plus haut de leurs valeurs ultimes, elles combinaient la référence à l’individualisme (asexué) et au holisme (sexué) : on peut montrer, en effet, qu’en droit la valeur Individu englobait son contraire, l’autre figure idéale de l’humanité élémentaire, le couple de l’Homme et de la Femme conçu comme un « tout » hiérarchique dans lequel les deux ne font qu’un, une unité garantie par la prééminence du masculin, à la fois par la puissance maritale et la puissance paternelle. Cette double puissance était censée trouver son fondement dans la différence entre la « nature de l’homme » et la « nature de la femme ». Par hypothèse marié et idéalement indissoluble, ce couple « originel » est fondateur de la croyance en la petite famille conjugale comme « la première des sociétés et la seule naturelle », croyance dont la trace est encore présente dans l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1958.

  • 4.

    La notion de distinction de sexe a été présentée une première fois aux lecteurs d’Esprit il y a quelques années, et je tiens à le rappeler ici car le principe d’écriture de mon livre est de toujours présenter mes propres analyses en « héritage » et en « conversation » avec ceux qui m’ont précédée. Mon seul regret est d’avoir dû choisir un nombre limité d’interlocuteurs afin que la mise en scène de mon essai reste lisible et permette de distinguer les analyses antérieures auxquelles je rends hommage, et celles que j’assume personnellement en particulier en exerçant ma responsabilité dans la « mise en intrigue » de mon essai. Sur la notion de « distinction de sexe », on se reportera avec profit à l’article qu’avait rédigé Cécile Barraud pour notre numéro spécial d’Esprit, « L’un et l’autre sexe » (C. Barraud, « La distinction de sexe dans les sociétés. Un point de vue relationnel », Esprit, mars-avril 2001, p. 105-129).

  • 5.

    Je me suis appuyée ici sur Vincent Descombes, qui insiste sur l’importance de la distinction wittgensteinienne entre l’impossible et l’interdit dans l’entretien qu’il a accordé à Esprit pour notre dossier sur son livre, le Complément de sujet paru chez Gallimard en 2004 (V. Descombes, « Un itinéraire philosophique », Esprit, juillet 2005, p. 163). Il a proposé depuis une version développée de son analyse dans un chapitre de V. Descombes, le Raisonnement de l’ours, Paris, Le Seuil, 2008, p. 394-408.

  • 6.

    Cette réflexion sur l’homoparentalité comme révélateur des changements de la parenté en général, et ouvrant vers la question de la pluriparentalité dans le droit contemporain de la famille, est entamée depuis de longues années. On peut se reporter en particulier à la conclusion de mon article « Pacs, sexualité et différence des sexes », Esprit, octobre 1999, qui mettait en cause la logique « identitariste » (opposant deux grandes classes substantielles d’individus, les homosexuels versus les hétérosexuels) au profit d’une approche « relationnelle » de l’égalité (impliquant de transformer le droit commun de la famille dans un sens pluraliste en instituant le couple de même sexe et non pas seulement le couple de sexe opposé).

Irène Théry

Sociologue et directrice d'études à l'EHESS, Irène Théry est spécialiste de la vie privée et de la famille. En 1998, elle a rédigé à la demande de Martine Aubry et Elisabeth Guigou, ministres du gouvernement Jospin, le rapport « Couple, filiation et parenté aujourd’hui » préconisant de nombreuses réformes du droit de la famille. Elle y présente une analyse des changements rompant avec les thèses…

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