"Eux" et "nous" ? Une alternative au populisme de gauche, de Jacques Bidet
Kimé, 2018, 208 p., 16€
Dans son dernier ouvrage, Jacques Bidet, grand lecteur de Marx, se confronte à l’actualité. Il essaie en particulier de montrer certains manques du « populisme de gauche » de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau et de la politique du commun que mettent en avant Pierre Dardot et Christian Laval. Il déploie dans ce but sa propre théorisation des sociétés capitalistes. Notre modernité ne serait pas fondée sur la raison instrumentale, comme simple adéquation des moyens à une fin, mais sur un principe plus large de raison, comme affirmation fondamentale de la liberté et de l’égalité de tous, à la fois sur le plan du marché et de l’organisation, modes fondamentaux d’articulation du collectif dans notre modernité – affirmation cependant dévoyée dans le moment même de son énonciation.
Jacques Bidet distingue en effet, dans la classe dominante capitaliste, les possédants et les compétents. Les premiers, qui instrumentalisent le marché en vue de satisfaire un intérêt individuel, exercent un pouvoir fondé sur des titres juridiques de propriété : parts sociales d’entreprises, immobilier, etc. Les seconds instrumentalisent l’organisation à partir d’un savoir et d’une compétence avant tout gestionnaires. Marx n’aurait donc pas suffisamment souligné le rôle du travail intellectuel dans la société capitaliste. Il constitue en effet un facteur de domination puisque, légitime aux yeux des deux autres forces sociales, il est nécessaire pour gérer les services publics qui sont la base nécessaire du fonctionnement du capitalisme, mais aussi la production des entreprises. À l’inverse, la classe dominée (ou « tiers-parti ») sera elle aussi traversée par des fractures en partie analogues ; entre salariat privé et public, travail indépendant et précaire.
De fait, le problème des partis de gauche radicale n’est pas seulement le rôle en eux des intellectuels, mais plus généralement leur rapport à cette force sociale des compétents. C’est l’alliance du peuple avec cette force qui aurait amorcé la déviation de la révolution d’Octobre dans un régime bureaucratique. De manière générale, la pensée de gauche n’aurait pas suffisamment pensé la possibilité que la domination contre le marché soit remplacée par un autre type de domination, celle de la rationalité d’organisation. La critique de cette bureaucratisation dans les années 1960-1970 dans les courants autogestionnaires de la « deuxième gauche » a donné des résultats contrastés. En effet, la conjoncture actuelle se caractérise plutôt par un retour à une emprise du marché, des possédants, à la fois sur les compétents et sur la classe dominée.
Comment une telle construction permet-elle de mettre en question le populisme de gauche ? Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, un mouvement de gauche devrait avant tout chercher, dans une perspective inspirée de Carl Schmitt, à construire une « chaîne d’équivalence » entre les résistances et revendications existantes afin de les unir dans un seul signifiant, susceptible de désigner directement l’adversaire principal. Cela revient à donner au discours la primauté dans la structuration du champ politique. Or Jacques Bidet explique bien que le champ politique, s’il n’est certes pas directement structuré par l’économie, est tout de même divisé selon les perceptions que les agents ont de leur situation, qui repose sur des facteurs économiques. Une théorisation de la stratégie de gauche à mener dans la conjoncture actuelle ne peut donc se passer d’une appréhension adéquate de la sociologie des forces avec lesquelles on interagit.
Le second discours auquel Jacques Bidet s’intéresse est celui des théoriciens du commun, et en particulier Pierre Dardot et Christian Laval. Contre la réalité d’une économie fondée sur la privatisation des biens communs produits par la coopération sociale, ils ont développé l’idée d’une « mise en commun » de ces biens autour d’unités économico-politiques qui regrouperaient non seulement les producteurs mais toutes les parties concernées. Pour Jacques Bidet, leur vision de la totalité sociale que devraient former les communs manque de clarté. Mieux encore, en s’opposant au marché et à l’État, ils ne voient pas que le problème fondamental posé par l’État est celui de la force sociale des compétents qui y domine. Le risque que cette force sociale pose quant à la « bureaucratisation » des communs n’est pas assez pris en compte. Enfin, l’auteur revient à Enzo Traverso pour rappeler la perte que signifie l’oubli, après 1989, des luttes effectives qui ont marqué le xxe siècle et la nécessité du « saut du tigre » (Walter Benjamin) qui revient à cette histoire pour nourrir les luttes du présent.
Selon l’auteur, une force politique qui veut redonner du pouvoir à la classe fondamentale devrait donc à la fois déposséder le marché de la souveraineté qu’il détient actuellement sur les processus politiques et économiques et en même temps s’attaquer à la hiérarchie dans le domaine des organisations (notons que c’est un point sur lequel La France insoumise s’est montrée pour le moins déficiente). Un tel programme ne pourra s’effectuer que dans une alliance prudente de la « classe fondamentale » ou populaire avec la force compétente. Quant à la structure de cette résistance, Jacques Bidet oppose au parti centralisé et au mouvement pyramidal, structuré autour d’un chef avec ses fidèles, la forme associative. Elle porte en elle la promesse d’une « immédiation » de la parole de chacun, opposée aux médiations que comporte la centralisation partisane. Cependant, les assises concrètes du mouvement ne peuvent être ni le lieu de travail ni l’espace du numérique, du fait du caractère mouvant et instable de ces instances. C’est donc à partir des associations et des mouvements locaux, qui sont plus capables d’assurer une réciprocité et une durabilité de l’action, que devrait se reconstruire cette nouvelle force politique.
Une telle perspective pose question : par exemple, la domination des compétents est-elle l’effet de la capture de l’organisation par une certaine classe sociale ou bien la production par l’organisation d’une ascension sociale pour certains de ses membres au détriment de tous ? Les deux effets se combinent sans doute, et le problème (que Jacques Bidet pose explicitement) est donc de savoir comment créer une telle alliance tout en évitant la domination en question. D’autre part, quelle stratégie d’alliances concrètes tirer de ces considérations ? Quel type de programme, de mesures ou de propositions serait susceptible de permettre une alliance entre les dirigeants compétents et la classe fondamentale aujourd’hui ? Question que Jacques Bidet laisse (volontairement) de côté, mais qui se pose de manière urgente. Quoi qu’il en soit, son ouvrage a le mérite de montrer la nécessité d’une sociologie précise du capitalisme contemporain pour construire une alternative sociopolitique.
Xenophon Tenezakis