
Sublime catastrophe
Quelles représentations de la crise écologique conduisent à l’action ? À celles de l’effondrement correspondent les affects de peur, mais aussi du sublime et du sadisme. Il faudrait plutôt solliciter des affects qui rappellent à l’homme sa finitude : l’inquiétude, le grotesque, la joie, l’abnégation.
« J’aime voir des choses mourir à distance,
Je vis par procuration [vicariously]
quand meurt le monde entier,
Ne mentez pas, vous aussi vous aimez »
Il n’est (presque) plus besoin de l’expliquer. L’événement est sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions, il traîne dans l’air, que ce soit pour s’en affliger, pour s’y confronter, ou au contraire pour le nier. Les récents incendies du Brésil et ailleurs dans le monde nous le rappellent de façon tout à fait urgente. Le réchauffement climatique, et plus largement les dégâts écologiques d’ordres divers, de la pollution des mers à celle des terres, conduisent à une dégradation rapide de l’état global de notre environnement. Les causes de cette crise sont également connues : surproduction, rejets chimiques de l’industrie et de l’agriculture, surconsommation de ressources, production excessive de déchets, etc. Sa résolution est difficilement concevable sans une transformation globale de notre système économique. Cela suppose de transformer les institutions, les lois qui nous régissent, mais cela suppose aussi d’agir sur les désirs qui font que ces institutions tiennent. La question devient alors de savoir comment contrecarrer les images et représentations qui orientent les désirs individuels de façon non coordonnée vers des comportements économiques et politiques nuisibles pour l’environnement, non pas en renonçant aux images, mais pour produire des images de notre crise présente et future susceptibles de conduire à l’action. L’une des représentations dominantes que nous avons de la crise écologique est celle d’un effondrement apocalyptique, d’une destruction complète des rapports sociaux. Les exemples les plus emblématiques sont à cet égard ceux des films catastrophe comme Le Jour d’après ou 2012. D’autre part, le thème de l’effondrement devient de plus en plus discuté dans la sphère publique. Il n’est pourtant pas certain que la représentation d’un effondrement et d’une catastrophe soit les images du futur les plus susceptibles de conduire à l’action.
Volupté
Il y a plusieurs façons de constituer des représentations des évolutions futures de la crise écologique, et celles-ci correspondent à plusieurs types d’affects. Il en existe sur un mode agréable, apaisé et optimiste, qui produisent ce qu’on pourrait appeler de la volupté, comme plénitude de plaisir vécu dans l’absence d’effort ou de contrainte. La volupté se rapprocherait alors du plaisir chez Bergson, comme affect de conservation de la vie, ou augmentation quantitative de celle-ci dans un régime qualitatif similaire. De telles images sont celles qui nous promettent un monde réconcilié, où un mixte de solutions politiques et technologiques nous conduirait à une harmonie avec la nature et à un monde optimisé. S’en rapprochent toutes les formes d’utopies fondées sur la technologie et la science.
Le problème, c’est que de telles représentations utilisent un ressort similaire à celui sur lequel jouent les images produites par l’économie capitaliste, qui sont en grande partie des images de jouissance. Elles participent d’une fantasmagorie au sens de Walter Benjamin, à savoir l’enchaînement d’images d’absence de contraintes, de richesse, de fête, leur association à des marques commerciales, leur étalage dans les grands centres commerciaux et leur diffusion dans les réseaux sociaux, sur les devantures des magasins, dans le métro, etc. Cette mise en corrélation des images et des objets produit un état de détachement où le sujet, loin de consommer véritablement ce qu’il achète, jouit des images que les objets et expériences véhiculent. Ces images sont proches des mythes chez Roland Barthes : elles produisent un sens débarrassé des scories et des contingences qui le conditionnent initialement, comme un film de promotion d’une voiture nous vend une représentation idyllique de voyage en nature ou dans le désert, tout en cachant ce qui se passe derrière. Ce que Benjamin dit des expositions universelles vaut aussi des images commerciales qui ont envahi depuis longtemps notre quotidien : « L’homme s’abandonne aux manipulations de cette industrie en jouissant de son détachement vis-à-vis de lui-même et des autres[1]. »
C’est vers cette voie qu’il serait, semble-t-il, dangereux d’aller ; de chercher à remplacer les représentations de jouissance capitaliste par celles d’une utopie écologique où confort et abondance seraient restaurés (on pense alors aux images d’écoquartiers futuristes par lesquelles les municipalités vendent leurs nouveaux projets immobiliers). Nourrissant l’étroite impression d’une quiétude garantie par-delà toute confrontation effective avec les apories de la réalité, ces représentations nous maintiennent dans le même état vaporeux que les utopies technologiques, techno-capitalistes ou consuméristes qui participent à la situation où nous sommes arrivés aujourd’hui.
Une autre sorte de représentation du futur qu’on pourrait chercher à éviter est celle d’une catastrophe ou d’une annihilation plus ou moins globale de l’humanité, où seuls quelques rares survivants subsisteraient ; en somme, celle d’une apocalypse ou d’un effondrement globaux. Et non seulement à cause de la peur qu’elle suscite, comme crainte face à un événement qui nous menace sans que nous puissions nous y opposer (qui nuit évidemment à l’action). Une telle perspective produit aussi souvent de l’indifférence par son caractère lointain. Mais cette indifférence est elle-même ambiguë. Il nous apparaît comme pensable que, dans certains cas, ce soit du plaisir que ces représentations de catastrophe produisent, et un plaisir de deux sortes.
La première sorte est un sentiment de sublime, tel que Kant a décrit celui-ci. L’exposition de 2016, Sublime. Les tremblements du monde, au Centre Pompidou-Metz, explorait la permanence du sublime dans la catastrophe, mais sans souligner ce qu’il peut y avoir d’insidieux dans l’association d’une catastrophe provenant d’une cause humaine et le sublime. Le sublime, c’est le plaisir produit par une représentation qui dépasse les facultés de notre entendement, face à un objet en comparaison de quoi tout le reste est petit. Une telle représentation n’est jamais réellement donnée dans le monde. Mais « il y a en notre imagination un effort au progrès à l’infini et en notre raison une prétention à la totalité absolue comme à une Idée réelle[2] ». L’appréhension d’un objet non compréhensible dans notre intuition et par l’imagination reproductrice va susciter en nous l’activité de la raison, produisant ainsi du plaisir. Le sublime, c’est donc le plaisir produit par le sentiment de l’infini, par suite de l’analogie entre un objet qu’on n’arrive pas à se représenter et les idées de l’absolu que porte notre raison. Il vient de la tension présente dans une représentation qui tente d’appréhender l’infini dans une intuition finie. La catastrophe écologique pourrait ainsi produire un sentiment de sublime perverti du fait de l’écart qu’il y a entre elle et notre entendement.
Le sublime, c’est le plaisir produit par une représentation qui dépasse les facultés de notre entendement, face à un objet en comparaison de quoi tout le reste est petit.
Une telle affirmation paraîtra certes étrange. D’abord, parce que le sublime s’applique chez Kant à des êtres de la nature effectivement perçus, comme une immense montagne ou une tempête ; or on parle ici de représentations de la crise écologique. Cela ne nous paraît pas un contre-argument décisif puisque les supports d’images actuels, avec leur précision, et un cadrage approprié, peuvent très bien susciter une impression d’infini, en particulier au cinéma. Un autre contre-argument serait de dire qu’il n’y a pas vraiment de représentation possible de la crise écologique et c’est pour cela que les individus ne s’y intéressent pas. Aussi parler de sublime à ce propos serait-il pur verbiage. Or cela n’est pas tout à fait vrai ; il y a des images à la télévision pour la suggérer, des films qui portent sur la catastrophe ou ses conséquences, des œuvres d’art qui la représentent. De toute façon, notre esprit en génère des images à la suite des informations et descriptions qui nous en sont données. Il est vrai qu’elles échouent à la représenter intégralement. Or le sentiment de sublime s’applique justement à des objets que nous échouons à nous représenter, qui nous dépassent. Aussi, même si nous ne « voyons » pas la crise écologique, il existe des synthèses aperceptives dans notre esprit qui portent sur elle, mais qui échouent à la synthétiser dans une représentation unifiée, comme dans le sublime décrit par Kant ; c’est à elles qu’il faut s’intéresser. Enfin, chez Kant, le sublime se rapporte à la moralité ; or il paraît peu moral de ressentir un sentiment de sublime face à une catastrophe produite par l’humain et heurtant des humains. Il importe alors d’examiner de plus près le statut du sublime chez Kant.
Sublime
Le sublime est lié au fait qu’une perception tournant à vide à cause d’un objet irreprésentable suscite en nous une activité de la raison comme faculté de penser l’infini ou l’inconditionné. Kant donne au sublime une certaine valeur morale, car il nous conduit à nous intéresser à des choses qui vont contre notre intérêt immédiat, et manifeste la capacité de penser l’infini qui est à l’origine même de notre faculté morale. La moralité est bien obéissance à l’impératif catégorique, comme loi censée être valable absolument et dans toute situation possible. Cependant, le sublime n’est pas en soi moral, car il n’est pas directement représentation de la loi morale. Il découle de l’analogie entre une perception et notre faculté de penser quelque chose qui n’a pas de cause empirique, comme la loi morale. Kant note en effet que dans le sublime notre jugement rapporte l’imagination à la raison, et s’accorde subjectivement avec les Idées, « sans déterminer lesquelles[3] » ; il n’y a pas dans le sublime d’appréhension directe de la loi morale. Le sublime lui-même se distingue en deux sortes : sublime mathématique, lié simplement à un objet trop grand pour notre appréhension qui suscite en nous l’idée de l’infini, et sublime dynamique, lié à la contemplation d’un danger possible mais non actualisé, face auquel nous générons en nous l’idée d’un infini plus grand que ce danger qui nous menace, et qui nous permet de nous sentir supérieurs à lui, et donc supérieurs à la nature.
Il y a cependant dans le sublime une sorte d’illusion : en effet, le sentiment de l’infini n’est pas le véritable infini. Kant appelle cela une subreption, « substitution du respect pour l’objet au respect de l’Idée de l’humanité en nous comme objets[4] ». Autrement dit, il y a dans le sentiment de sublime quelque chose de faux, puisqu’il n’est pas totalement approprié à la chose perçue. Le jugement de sublime est donc dans l’esprit de celui qui juge, et c’est un plaisir qui tient au fond peu compte de la réalité à laquelle il est confronté : « Qui appellerait donc sublimes des masses montagneuses sans forme, entassées les unes sur les autres en un sauvage désordre, avec leurs pyramides de glace, ou bien encore la sombre mer en furie, etc. ? Mais l’esprit se sent grandir dans sa propre estime, si en cette contemplation il s’abandonne, sans prêter attention à la forme de ces choses, à l’imagination et à la raison[5]. »
Le sublime particulier dont on parle ici est donc un sublime dynamique, ressenti face à une destruction de la nature, irreprésentable dans son intégralité, par l’être humain, devenu force cosmique, dangereuse mais lointaine, non menaçante dans l’immédiat. Notre faculté de juger est alors prise au piège. Elle se réjouit de son détachement face à ce qui devrait l’interroger sur elle-même. Dans le sublime en effet, l’esprit humain se détache de la chose dangereuse perçue en jouissant de lui-même et de sa propre capacité à concevoir l’infini. Sauf qu’ici, c’est l’indifférence de l’humain qui est cause du danger. En d’autres termes, nous sommes amenés à juger sublime un objet qui témoigne de l’indifférence de l’être humain à son environnement, autrement dit de sa réduction à l’état de force matérielle.
On aboutit alors au paradoxe suivant : l’être humain est capable de ressentir du sublime, autrement dit sa capacité à la moralité, et donc de se sentir sujet, face à sa propre réduction à l’état d’objet, à sa propre destruction involontaire. D’où la possibilité que nous nous complaisions dans l’indifférence face à la crise écologique, du fait du sentiment agréable que cette indifférence elle-même produit en nous. On peut d’ailleurs considérer (ce que Kant ne fait pas) que c’est un moyen de défense face à une représentation trop grande ; mais alors, il est plus nuisible qu’utile. Michaël Ferrier souligne bien le problème d’une représentation spectaculaire et désincarnée de la catastrophe, comme celle des œuvres de l’artiste israélien Eyal Gever, qui se réfère au sublime pour décrire l’effet qu’il cherche à produire à travers ses œuvres. Une telle façon de représenter la catastrophe se focalise sur le spectateur et transforme celle-ci en un événement qui se « déguste[6] ».
Sadisme
Mais ce n’est pas le seul sentiment que la catastrophe peut produire en nous, outre la prostration ou la peur. La seconde sorte de sentiments que nous voudrions analyser relève, pour être un peu provocant, du sadisme. En effet, chez Sartre, le sadique cherche à nier l’autre par la torture et ainsi affirmer sa propre liberté comme maîtresse de la liberté de l’autre[7]. Certes, Sartre limite le principe du sadisme aux rapports avec des « pour soi », autrement dit d’autres êtres humains. Cependant, l’expérience concrète nous montre bien que l’être humain peut déployer une violence gratuite ou de la cruauté face à des êtres non humains. Nous voudrions ainsi élargir la notion sartrienne de sadisme à toute forme d’altérité vivante, au sens où le fait même d’une existence autre que la nôtre représente un obstacle potentiel pour notre volonté.
Parmi la diversité d’affects qui nous surprennent face à la destruction de cette altérité que constitue la nature, il y a peut-être aussi un peu de sadisme. Nous prendrions alors dans certains cas du plaisir à savoir que nous sommes en grande partie les auteurs d’un phénomène susceptible de transformer radicalement les formes de vie sur Terre, car cela nous place dans une position de toute-puissance, de capacité à produire de nouveaux processus naturels. Pierre-Henri Castel suggère aussi que, face à la catastrophe, nous pouvons être tentés, pour éviter de nous confronter à notre propre finitude, de nous complaire dans un affect d’autodestruction[8].
L’appréhension de la catastrophe présente et future qu’est le désastre écologique conduit alors à une concaténation esthétique de l’être-sujet et de l’être-objet de l’humain. D’une part, nous manifestons notre capacité de sujets raisonnables dans l’appréhension même de notre être-objet, dans un détachement de nous-mêmes ; c’est le sublime. D’autre part, le sadique se réduit à l’état d’objet, de force matérielle, par sa volonté d’être sujet. Désirant dominer la nature, il ne peut renoncer à maîtriser l’immaîtrisable. Il paraîtra alors contradictoire que ces deux sentiments, le sublime que comporte la catastrophe et le sadisme qu’elle peut générer, puissent coexister en nous.
Mais Kant le montre : on ne peut pas séparer l’être humain au sens transcendantal (quand il dépasse les choses du monde) et l’être humain au sens empirique (comme être matériel dans le monde). Ces deux aspects de l’être humain ne sont pas séparables : il est en même temps rationnel, capable de liberté, et sensuel, soumis à un enchaînement de causes naturelles. On peut même craindre que les deux affects puissent se brancher l’un sur l’autre, former un « échangeur », où les affects de sublime passent dans des affects sadiques et vice versa. Cela est d’autant plus facile que, dans notre représentation de l’immensité de la crise écologique, il y a en germe la représentation de l’immensité des dégâts que l’être humain peut provoquer, donc d’une toute-puissance paradoxale.
Il faut alors rompre cet enfermement dangereux dans la volupté, la peur, le sublime ou le sadisme pour retrouver notre finitude réelle et les dimensions de notre monde dans leur exactitude.
Nous n’affirmons pas que cela arrive dans tous les cas, mais plutôt qu’il est possible de penser cette liaison. Empiriquement, le sublime du détachement est sans doute ce qui arrive le plus souvent. Par exemple, comme commentateurs sur Internet, nous disons que, de toute façon, la Terre se portera mieux sans nous, ou que l’humanité ne vaut rien et ne changera jamais, que cette petite catastrophe humaine n’est rien à l’échelle de l’univers, etc. Nous nous élevons alors au plaisir d’une indifférence « stoïque » envers la catastrophe, mais cette indifférence ne s’appuie que sur une distance illusoire avec un objet qui est réellement dangereux. Il faut alors rompre cet enfermement dangereux dans la volupté, la peur, le sublime ou le sadisme, et ce en rompant l’illusion des représentations d’une infinité de la crise écologique et d’une infinité de la puissance de l’humain, pour retrouver notre finitude réelle et les dimensions de notre monde dans leur exactitude.
Grotesque, joie, abnégation
Ainsi, les représentations de la crise écologique sont susceptibles de nuire à l’action si elles placent l’être humain en position de sujet, maître dominateur ou négateur de ce qui l’entoure, que ce soit dans la volupté, le sublime ou le sadisme, ou d’objet, dans la peur. Ce qu’il faudrait explorer pour contrer ce type de représentations, ce sont des représentations qui produisent des affects a-subjectifs, où le sujet, pris par le monde, peut envisager avec lui des formes d’habitation insoupçonnées. Le terme de représentation risque alors lui-même d’être trompeur, dans la mesure où le lecteur-spectateur risque d’y chercher un sens pré-donné. Il s’agirait de figures « intensives », au sens deleuzien : des procédés qui transforment les affects du sujet en même temps qu’ils déplacent sa perception du réel.
Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, distinguent strates et plan de consistance. Les premières sont les actualisations inertes et figées des possibilités infinies que contient le second[9]. Des figures du futur alternatives supposeraient alors de libérer du possible en agissant dans le sens d’une destruction des strates de perception, d’habitude, de pensée et d’action dans lesquelles la machine précitée nous enferme, pour libérer de nouvelles connexions possibles entre les éléments qui composent nos représentations. Il en est ainsi des fictions de ruines : rendre les ruines habitables, c’est défaire à la fois une répulsion et produire de nouvelles représentations du monde où ce qui était autrefois défectueux peut alors faire l’objet d’un usage humain[10]. Manifester la contingence du réel, défaire la subjectivité et dévoiler la multiplicité des avenirs possibles, voilà peut-être une façon de produire des représentations d’un futur véritablement autre, un futur décentré vis-à-vis des positions subjectives de l’humanité actuelle.
Une telle représentation ne devrait ni promettre un état vaporeux ou voluptueux de satisfaction retrouvé à la suite d’on ne sait quel miracle de mobilisation collective, ni la prostration face à l’apocalypse, ni le détachement sublime face à une catastrophe que nous percevons comme distante, ni enfin le sadisme de la destruction que nous percevons comme nôtre. À la peur, autrement dit à l’affect d’une destruction de soi par ce qui est, nous pourrions préférer l’inquiétude, comme la perception de quelque chose d’inconnu dont il faut nous prémunir, face auquel il faudrait être vigilants. Plutôt que du sublime, qui maintient dans l’indifférence, ces représentations pourraient susciter du grotesque, qui est au contraire la façon dont un objet nous rappelle notre propre capacité à nous avilir, à être en dessous de nous-mêmes plutôt qu’au-dessus. Du côté des représentations positives de l’avenir de la crise écologique, il paraît bénéfique qu’elles suscitent, plutôt que de la volupté, de la joie au sens de Bergson : non pas un sentiment de conservation de la vie, mais un sentiment de transformation de la vie, son passage à un régime qualitativement autre par la création ; la joie est en effet l’affect positif ressenti dans une création de soi par soi[11]. Enfin, nous pourrions préférer au sadisme l’abnégation, qui est justement le fait d’accepter de renoncer à une partie de soi en faveur d’une altérité qui nous appelle, et non de la rejeter par la destruction ; de chercher à avoir des rapports réciproques avec elle. Nous qualifions ces affects d’a-subjectifs car ils favorisent la sortie de soi, de ses façons d’être, plutôt que l’enfermement en soi, dans un même régime, une même façon d’être.
Michaël Ferrier met en avant cet exemple d’installation de Yamakawa Fuyuki (Atomic Guitars, 2011) : des guitares, sur une scène de concert où on aperçoit aussi une combinaison protectrice contre les radiations, sont connectées à des compteurs Geiger, eux-mêmes posés sur des récipients remplis de terre radioactive. Pas d’artiste. Des transducteurs convertissent les signaux de détection de la radioactivité envoyés par les compteurs Geiger en vibrations physiques qui s’exercent sur les cordes de guitare, produisant un « concert radioactif, strident, et aléatoire » : c’est là une façon de ramener ce qu’il peut y avoir d’inquiétant dans la catastrophe aux dimensions de l’être humain, en le manifestant par des sons[12]. Le travail documentaire mené par exemple par Yann Arthus-Bertrand ou le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent ont à cet égard leur importance, en tant qu’ils mesurent à la fois la réalité et les possibles de façon nuancée[13]. Des modèles littéraires existent : l’Énéide de Virgile témoigne de la puissance de la possibilité des nouveaux commencements par-delà les difficultés ou la catastrophe (ici la chute de Troie) ; Sur la route de Kerouac est une expérience de transformation subjective. Peut-être Ursula Le Guin est-elle l’une des plus proches de cette forme de fiction, décrivant un ailleurs sans l’idéaliser. Dans Les Dépossédés, elle raconte l’histoire de deux mondes dont l’un a été peuplé, à la suite d’une révolution, par des anarchistes, essayant de produire un monde libertaire ; mais celui-ci cède aussi à la tentation bureaucratique, conduisant les héros à chercher dans leur planète originelle les ferments de la liberté qu’ils avaient su construire[14].
Ainsi, au-delà des images du surhomme technologique, ou du zombie-homme rabougri, il appartient à une imagination écologique de restaurer par la création de représentations nouvelles la possibilité future de l’humanité dans la contingence et le débordement permanent qui la caractérisent. Cependant, nous pouvons compter aussi sur la réalité elle-même pour nous reconduire à de telles représentations. En effet, notre actualité associe l’inquiétant au grotesque. L’inquiétant dans la façon dont les incendies actuels arrivent plus vite que prévu, prenant par surprise les anticipations du commun des mortels, sinon celles des scientifiques ; et le grotesque dans la façon dont Bolsonaro ou Trump avilissent leur fonction présidentielle[15]. Ils inspirent certes les autres dirigeants du monde à plus d’abnégation. Mais celle-ci, et la joie, manquent encore.
[1] - Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle » [1939], Sur le concept d’histoire, trad. par Olivier Mannoni, préface de Patrick Boucheron, Paris, Payot, 2013, p. 178.
[2] - Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. par Alexis Philonenko, Paris, J. Vrin, 1993, p. 127.
[3] - Ibid., p. 135.
[4] - Ibid., p. 137.
[5] - Ibid., p. 135.
[6] - Michaël Ferrier, « De la Catastrophe considérée comme un des Beaux-Arts », Communications, n° 96, 2015/1, p. 119-135.
[7] - Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 439.
[8] - Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps, Paris, Cerf, 2018.
[9] - Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. II, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 53-54.
[10] - Voir Diane Scott, Ruine. Invention d’un objet critique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2019.
[11] - Henri Bergson, « La conscience et la vie » [1911], L’Énergie spirituelle, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
[12] - Voir M. Ferrier, « De la Catastrophe considérée comme un des Beaux-Arts », art. cité.
[13] - Voir aussi Nicolas Léger, « L’écrivain et notre horizon écologique », Antoine Coppola, « La nature fantasmatique du cinéma coréen », et Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger, « Qu’elle était verte ma vallée », dans Esprit, janvier-février 2018, « Les mondes de l’écologie ».
[14] - Ursula K. Le Guin, Les Dépossédés [1976], trad. par Henry-Luc Planchat, Paris, Le Livre de Poche, 2006.
[15] - Voir Xenophon Tenezakis, « Face au souverain grotesque », Esprit, mars 2018.