
Face au souverain grotesque
Selon Michel Foucault : « La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir[1]. » Le grotesque politique – ce décalage entre le pouvoir et la qualification de celui qui l’exerce – serait, non pas quelque chose de contingent dans l’histoire du pouvoir, mais un moyen de renforcer ce dernier.
Un an après l’élection de Donald Trump, les dégâts produits par sa présidence aux États-Unis et dans le reste du monde occupent une place majeure dans notre actualité. Chaque jour, de nouvelles décisions sont prises à l’encontre des grands principes de la démocratie et des engagements des États-Unis ; de nouveaux ratés, de nouvelles saillies absurdes et de nouvelles fuites font surface, qui dévoilent l’anarchie au cœur du pouvoir. Devant cette allure carnavalesque du mandat trumpien, l’attitude souvent adoptée est celle de la sidération : « Comment est-il possible qu’il puisse rester au pouvoir, alors qu’il dit des choses si absurdes et qu’il prend des décisions à l’encontre parfois du bon sens ou de l’humanité la plus élémentaire ? » Si l’on suit le raisonnement foucaldien, c’est plutôt la question inverse qu’il faudrait poser. Néron déjà mêlait à son règne la mégalomanie, le grotesque et le tragique. Le pouvoir du président Trump ne fonctionnerait pas en dépit de ou contre son inaptitude, sa versatilité, son obscénité, mais avec et grâce à elles.
Comment fonctionne ce branchement du grotesque sur le pouvoir ? Quelle force lui transmet-il ? Foucault s’explique : « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne la couronne. Il me semble qu’il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié[2]. » Or le philosophe analysera plus tard un autre phénomène à la fois très proche et très lointain : la parrêsia, liberté de dire la vérité à un pouvoir injuste. L’exemplarité de cette franchise fonctionne dans le risque ouvert, et assumé, de subir le courroux du souverain critiqué[3]. Le risque pris et l’absence de souci pour les dommages encourus attestent de la véracité des propos tenus. La parole est déjà un acte.
Chez Trump, c’est l’inverse : il ne s’agit pas de la liberté de parole face au pouvoir, mais de la liberté de parole du pouvoir. Que manifeste alors cette autorisation qu’il se donne de dire tout et son contraire, quitte à montrer son incompétence ? Rien d’autre que l’absence de souci qu’il peut avoir pour le rôle qu’il est censé assumer et les résistances possibles qu’il peut rencontrer. Cet aspect en quelque sorte démoniaque produit la sidération : un tel discours désarme d’avance ceux qui le remettent en question, car il montre qu’il a décidé de négliger les normes publiquement acceptées par ces critiques. Caricatures et imitations fonctionnent ainsi à vide, sans atteindre le personnage : l’humour et la critique ne peuvent fonctionner que dans le décalage entre le discours et les actes, l’idéal et les faits. On comprend également ainsi l’enthousiasme de ses partisans, séduits par les libertés de son discours. En effet, dans cette transgression affirmée, il annonce déjà que ce qui a été dit et promis sera fait.
Figure exactement inverse de celui qui assume de dire la vérité et l’universel au risque de sa propre vie, il est celui qui assume de mentir et de revendiquer les droits du particulier au risque de la vie des autres – comme on l’a vu à Charlottesville, où Trump a prononcé des regrets à contrecœur, vite reniés lorsqu’il a mis sur le même plan victimes et bourreaux. En sortant du champ des normes publiques du discours et de la compétence, le souverain grotesque montre d’emblée qu’il n’a cure pour les valeurs qui fondent ces normes. Si nulle critique ne peut désarmer un tel pouvoir, il faut bien plutôt des actes francs et déterminés.
[1] Michel Foucault, « Leçon du 8 janvier 1975 », les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, 1999.
[2] M. Foucault, « Leçon du 8 janvier 1975 », les Anormaux, op. cit.
[3] Voir M. Foucault, le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, 2008.