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Gravure illustrant l’« Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil« de Jean de Léry et représentant une famille d’Amérindiens du Brésil / Wikimedia Commons, Tetratkys
Gravure illustrant l'"Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil" de Jean de Léry et représentant une famille d'Amérindiens du Brésil / Wikimedia Commons, Tetratkys
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Claude Lévi-Strauss et le Brésil

Tout commence avec le Brésil : le premier voyage ethnologique de Claude Lévi-Strauss et la naissance d’une vocation. Mais avant celle-ci, il y a la redécouverte d’une tradition de réflexion sur la comparaison des cultures, inaugurée par Montaigne, venue de la rencontre française avec les Indiens du Brésil dès la Renaissance.

Ma carrière s’est jouée un dimanche de l’automne 1934, à 9 heures du matin, sur un coup de téléphone. C’était Célestin Bouglé, alors directeur de l’École normale supérieure […] : « Avez-vous toujours le désir de faire de l’ethnographie ? Certes ! Alors posez votre candidature comme professeur de sociologie à l’université de São Paulo. Les faubourgs sont remplis d’Indiens, vous leur consacrerez vos week-ends1. »

Et le voilà parti !

On n’insistera jamais assez sur l’importance pour la pensée française et, peut-on dire, occidentale, d’un événement qui eut lieu le 1er octobre 1550, à Rouen, pour l’entrée solennelle d’Henri II et de Catherine de Médicis. Une fête brésilienne est organisée sur la Seine. « Cinquante Indiens, naturels sauvages fraîchement apportés du pays » auxquels se joignirent deux cent cinquante matelots, au corps peint en noir ou rouge « tous nus, hallés et hérissonez, sans aucunement couvrir la partie que nature commande  ». Se dresse un village indien avec des « loges et maisons de troncs d’arbres tout entiers2 ».

Cet événement fit grand effet, y compris sur Jean de Léry, qui va, pendant 18 mois (1557-1558), accompagner l’expédition de Villegagnon (dans la baie de Guanabara, c’est-à-dire Rio) et écrire à son retour un modèle de livre de voyages assorti du premier livre ethnologique publié en 1577.

Et y compris sur Montaigne, qui rencontre des Indiens du Brésil à Rouen en 1562, lit Jean de Léry et publie le premier livre des Essais en 1580, avec Des cannibales où il évoque directement cette expérience :

J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la « France Antarctique ».

Montaigne évoque également les deux questions posées à la cour par un chef « cannibale » : pourquoi un enfant règne sur les adultes ? Pourquoi le pauvre n’abat pas le riche ? C’est le premier regard anthropologique critique, l’esquisse du « bon sauvage ». Montaigne dit qu’il a un trou de mémoire pour une troisième question qu’aurait posée le cannibale.

Près de deux cents ans plus tard, Rousseau, dans le Discours sur l’inégalité, invente la troisième question : « Pourquoi l’imbécile conduit-il le sage ? » Radicalité de la critique, construction d’une théorie politique.

Claude Lévi-Strauss sera hanté par ces questions, les évoquera souvent et reviendra à Montaigne dans un de ses derniers livres, Histoire de lynx. Comme l’explique Frank Lestringant, la découverte de l’Amérique pour la France, c’est le Brésil.

De la même façon que Claude Lévi-Strauss, d’autres jeunes professeurs de lycée, le philosophe Jean Maugüé (qui fut mon professeur au lycée Carnot), l’historien Fernand Braudel ou le géographe Pierre Monbeig, saisirent au même moment une opportunité qui allait se révéler décisive pour leur carrière. Braudel dira que c’est le Brésil qui l’a rendu intelligent.

« Le Brésil, l’expérience la plus importante de ma vie »

Parcourant en 1935 Rio de Janeiro, Claude Lévi-Strauss s’identifie à l’auteur du Voyage fait en la terre du Brésil, qui y débarqua en 1557 :

Je foule l’Avenida Rio Branco où s’élevaient jadis des villages tupinamba, mais j’ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l’ethnologue.

Finalement, il n’y a pas d’Indiens dans les faubourgs. Lévi-Strauss organise trois expéditions «  pour recueillir ce qui subsiste encore, et qui disparaîtra bientôt  » de ces cultures indigènes vouées à la mort à cause de la « civilisation ». D’abord au Paraná, puis fin 1935, profitant des congés universitaires, avec son épouse Dina, il part en expédition dans le Mato Grosso, rendant notamment visite aux groupes Bororo et Caduveo, y collectant objets, photographies, films et réalisant diverses observations. En plein « Front populaire » et alors que l’ethnographie acquiert ses lettres de noblesse, il fait un premier retour en France. Il présente alors « la première exposition du musée de l’Homme » (janvier 1937), alors même que celui-ci était en construction (il sera inauguré en 1938). « Les Bororo sont des sauvages romantiques, et le chemin qui conduit vers eux l’est aussi », écrit-il alors, parlant d’« une atmosphère de Peaux-Rouges  ».

De mars à novembre 1937, il enseigne à São Paulo puis revient en France une deuxième fois. La reconnaissance acquise à Paris lui permet de lancer l’année suivante, de mars 1938 à janvier 1939, avec l’appui du musée de l’Homme, une seconde expédition, beaucoup plus importante : elle mobilisa, outre les membres de l’expédition, une dizaine d’hommes, deux camions, vingt mulets et trente bœufs chargés de deux tonnes de matériel et trois tonnes de vivres. Il fallut négocier avec le Conseil de surveillance des expéditions artistiques et scientifiques au Brésil, établi dans le but de contrôler le territoire et le patrimoine brésiliens.

C’est là où la société brésilienne entre en contact avec les Indiens, le long de la ligne télégraphique établie quelques années plus tôt par l’armée brésilienne (et qui ne fonctionnait pas vraiment) pour contrôler ces territoires reculés, que se passe l’enquête. Par définition, les Indiens les plus « sauvages » sont inaccessibles parce qu’ils ne sont ni intégrés ni pacifiés. Lévi-Strauss, parti à la recherche des derniers représentants du « Bon sauvage », découvre deux choses : premièrement, l’existence de l’ethnographie implique nécessairement l’existence de relations entre société autochtone et société englobante. Deuxièmement, le sentiment d’avoir fait l’expérience d’une altérité radicale. Certes, Lévi-Strauss ne s’est pas immergé de façon prolongée comme on le fait dans l’ethnologie plus moderne, mais il « vit », voulut comprendre la singularité des Amérindiens, et lut tout ce qui avait été écrit sur eux.

Cette double expérience l’amena à réfléchir à la fois à l’objet de sa recherche et à son rôle de chercheur. C’est pourquoi, la révolution intellectuelle relatée dans Tristes tropiques est, en quelque sorte, écrite à la première personne, et c’est aussi ce qui en fait le prix exceptionnel.

Découverte des sociétés autochtones, découverte de soi-même. Découverte du Brésil ? Dans une certaine mesure, Claude Lévi-Strauss passe à côté du Brésil : outre la répulsion pour la beauté supposée de Rio, « la baie de Guanabara, telle une bouche édentée », il semble ainsi avoir la conviction que, comme l’écrit Caetano Veloso dans sa chanson Fora da Ordem : « Ici, tout semble être en construction alors que c’est déjà en ruine. »

L’un des éléments de la « tristesse » des tropiques c’est la modernisation, mais la modernisation n’est pas le « modernisme » et Claude Lévi-Strauss ne comprend guère ce qu’apporte cet Oswald de Andrade et ses amis, et qui refonde l’identité brésilienne3. Malgré les lumineux instants de l’université de São Paulo, sa vision est pessimiste.

Un esprit malicieux a défini l’Amérique comme un pays qui a passé de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation.

Et, dans une certaine mesure aussi, le Brésil passe aussi à côté de lui. Fortement influencée par le positivisme français, l’université brésilienne n’est guère préparée à accueillir cet esprit si original, en rupture avec ce type de tradition. En 1939, il repartira quelque peu amer, mal compris par l’université de São Paulo.

En route pour les « tristes tropiques »

Le Brésil n’est pas un pays de pacotille, un folklore, des Indiens avec des arcs et des flèches, des « Peaux-Rouges criards » comme dit Rimbaud (Le bateau ivre)… Non, ces Indiens, c’est à la fois un autre nous-mêmes et une altérité radicale.

De même que la démarche de l’ethnologue est celle du regard sur la plus complète altérité et la recherche de soi-même. Le Brésil n’est pas séparé, ce n’est pas un ailleurs de l’humanité, il n’est pas exotique. C’est le sens du propos d’ouverture : «  Je hais les voyages et les explorateurs. »

Pierre Nora rappelle comment l’ouvrage se démarque de la littérature de voyage, auquel il doit pourtant beaucoup :

Le livre est lui-même construit comme une initiation, ou plutôt comme une série d’étapes initiatiques emboîtées les unes dans les autres. Il y a d’abord, comme un très long préambule, un livre d’avant le livre fait des initiations aux voyages eux-mêmes, aux Antilles coloniales, aux vraies et fausses merveilles des tropiques, au Nouveau Monde de l’Amérique latine, au métier d’ethnographe4.

Puis, les trois expéditions, comme autant de parcours vers l’essentiel de la condition humaine, vers le métier d’ethnologue et vers la radicalité du constat : « Le monde a commencé sans l’homme et il finira sans lui ! » Ce chemin ne sera rien d’autre qu’une « révolution copernicienne ». Cette révolution : les grandes pensées se caractérisent en peu de mots : il s’agit de déchiffrer le solfège de l’esprit, c’est-à-dire les règles de fonctionnement, les lois et leurs combinaisons.

Ce solfège explique, derrière la « diversité des mélodies », les règles qui les engendrent, les formes adoptées. De la même façon existent des organisations cachées, des lois sous-jacentes sous la variété des apparences sociales. Les règles de successions, les règles de parenté, les mythes ou les échanges économiques relèvent de structures qui les engendrent indépendamment de la volonté des acteurs.

Les procédures mentales sont universelles. La « pensée sauvage » est aussi digne d’intérêt que la pensée civilisée et aussi complexe (contre toute « illusion archaïque »). Il n’y a pas d’enfance de l’humanité. Magie et science sont deux modes de connaissance mais différents, inégaux.

Voilà pour la société. Et pour l’ethnologue ?

Surtout, on s’interroge : qu’est-on venu faire ici ? Dans quel espoir ? À quelle fin ? Qu’est-ce au juste qu’une enquête ethnographique ? L’exercice normal d’une profession comme les autres, avec cette seule différence que le bureau ou le laboratoire sont séparés du domicile par quelques milliers de kilomètres ? Ou la conséquence d’un choix plus radical, impliquant une mise en cause du système dans lequel on est né et où on a grandi […]

Parti à l’aventure dans des contrées lointaines, n’est-ce pas au bout du compte vers lui-même que l’ethnologue revient ? N’est-ce pas vers le monde auquel il avait voulu échapper ? […]

Pendant des semaines, sur ce plateau du Mato Grosso occidental, j’avais été obsédé, non point par ce qui m’environnait et que je ne reverrais jamais, mais par une mélodie rebattue que mon souvenir appauvrissait encore : celle de l’étude numéro 3 opus 10 de Chopin, en quoi il me semblait, par une dérision à l’amertume de laquelle j’étais aussi sensible, que tout ce que j’avais laissé derrière moi se résumait5.

L’ethnologue est alors une figure expiatoire et rédemptrice de sa propre société et le découvreur de l’autre.

Reprenons donc : la cour d’Henri II et Jean de Léry. Montaigne : tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition. C’est l’égale dignité de tous les hommes.

Claude Lévi-Strauss a écrit quelque part que tout ethnologue écrit ses Confessions, celles de Rousseau bien sûr : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. »

Avec Rousseau donc et les Lumières, le premier regard anthropologique se transforme en théorie du Discours sur l’inégalité et du Contrat social.

Au bout du chemin occidental, grâce au Brésil, Lévi-Strauss décentre le regard, de plusieurs façons. Au-delà de ce que nous avons évoqué, il constate aussi qu’un certain rapport à la nature s’est perdu. Il cherche dès lors à unir l’intelligible et le sensible, à la fois dans de nouvelles « sciences de l’homme » mais, si l’on ose dire, dans de nouvelles « sciences du vivant » comme le dit Élisabeth de Fontenay. Rien n’est donc plus comme avant.

Mais, comme le résume finalement Pierre Nora :

L’essentiel demeure, à savoir l’intériorisation et la généralisation de ce « regard éloigné » dont Lévi-Strauss nous a dotés pour toujours. Sur nous, sur notre histoire, notre culture, notre société, notre civilisation, notre mémoire. La psychanalyse nous avait appris à nous reconnaître derrière cet autre que nous nous croyions. L’ethnologie a fait mieux en portant le processus à son terme : elle nous a obligés, nous, à reconnaître l’autre ; nous en lui, et lui en nous. Doute et blessure de l’identité, qui sont en même temps les conditions de sa connaissance et son enrichissement. Tristes tropiques est ce miroir où l’image que nous lisons nous rappelle, cette distance de soi à soi qui est la vraie conquête de notre siècle, son acquis définitif6.

  • *.

    Ambassadeur de France au Brésil, historien spécialiste de l’Amérique latine, ce texte est issu d’une conférence donnée le 29 mars 2010 à l’université fédérale de Brasilia.

  • 1.

    Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 49.

  • 2.

    Frank Lestringant, le Brésil de Montaigne. Le Nouveau Monde des Essais, Paris, Chandeigne, 2005.

  • 3.

    Oswald de Andrade, le Manifeste anthropophage, 1928.

  • 4.

    Pierre Nora, « Tristes tropiques, un moment de la conscience occidentale », Le Débat, 1/2010, no 158.

  • 5.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 435.

  • 6.

    P. Nora, « Tristes tropiques, un moment de la conscience occidentale », art. cité.