Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Claude Lévi-Strauss · Bert Verhoeff / Anefo · Wikimedia Commons
Claude Lévi-Strauss · Bert Verhoeff / Anefo · Wikimedia Commons
Dans le même numéro

Tous Indiens désormais. La politique à retardement de Claude Lévi-Strauss

Pour sa réflexion sur la figure du chef sans pouvoir, sur l’État comme système de garanties, sur la continuité entre l’échange et la guerre, ou encore sur l’écologie, il faut reconnaître à l’anthropologue une sagesse politique.

L’anthropologie de Claude Lévi-Strauss a longtemps été tenue pour intellectualiste, « formaliste », préoccupée de structures (linguistiques, mythologiques, de parenté) hors de portée de l’action individuelle, éloignée des préoccupations éthiques et politiques, ne sauvant l’humanité de l’insignifiance qu’à travers son admiration esthétique pour les œuvres éphémères de l’art et de l’imagination, et pour la musique. Volontiers sarcastique vis-à-vis des envolées du lyrisme humaniste, impitoyable contre les illusions de toute-puissance du sujet et contre la quête de salut que les intellectuels prétendument sécularisés investissaient dans l’histoire, Lévi-Strauss avait certes un tropisme « zen », enclin à méditer l’inanité de l’action et de l’affirmation de soi du sujet, et un pessimisme nourri de la considération thermodynamique de l’entropie, qui conduit notre univers à une lointaine destruction. Aussi a-t-on pu considérer que le « vieux » Lévi-Strauss avait abandonné toutes les velléités de transformation du monde social qui avaient animé le jeune militant socialiste et le fougueux ethnologue débutant qui présentait sa discipline comme une « science révolutionnaire ». Il a d’ailleurs lui-même confirmé cette interprétation en expliquant que son engagement de jeunesse, pacifiste et internationaliste, l’avait aveuglé sur la montée en puissance du nazisme, et les errements de certains des socialistes en quête d’une « troisième voie », qu’il avait fréquentés et parfois admirés, comme Henri de Man, voire Marcel Déat avant sa « dérive » fasciste, ont certainement contribué à l’éloigner de la politique1. Du jeune socialiste au vieillard s’assumant comme « anarchiste de droite », le parcours semble classique, et sans appel. Or ce récit édifiant est bien trop pauvre : il occulte des filiations, des potentialités et des « actualités » plus fécondes de l’auteur de La Pensée sauvage.

Le chef sans pouvoir

À la lumière des archives conservées dans le fonds Lévi-Strauss de la Bibliothèque nationale et du renouveau d’une anthropologie politique qui se réclame de son esprit, nous pouvons en effet affirmer qu’il y avait bien chez Lévi-Strauss une anthropologie politique inchoative, qu’il a choisi de ne pas développer, mais dont certains éléments annoncent les travaux de Pierre Clastres ou d’Eduardo Viveiros de Castro, et qu’il y a chez lui une pensée écologiste aussi précoce que décisive, à laquelle « l’anthropologie de la nature » de Philippe Descola fait aujourd’hui écho en commençant à préciser ses conséquences politiques, et dont Frédéric Keck a noté toute la pertinence en cette ère de pandémie. Comme une bombe à retardement, la pensée politique de Lévi-Strauss éclate aujourd’hui, à un moment où elle trouve d’implacables confirmations de sa pertinence.

Observons d’abord cet étrange phénomène : dans son recueil aux allures de manifeste, Anthropologie structurale, paru en 1958, Lévi-Strauss a sélectionné un certain nombre d’articles, dont les plus fameux, « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », « L’efficacité symbolique » ou « Le sorcier et sa magie », datent de 1945 et 1949. Or, de 1942 à 1949, il avait également publié trois remarquables articles d’anthropologie politique, sur la « théorie du pouvoir » et la « politique étrangère » d’une société « primitive », et sur le rapport entre guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud. Ces articles, parus dans des revues confidentielles, n’ont été repris en volume que très récemment, à titre posthume, dans le recueil intitulé Anthropologie structurale zéro2. Ils développaient pourtant une réflexion sur la chefferie qui s’apparente pour partie à celle que Pierre Clastres développera près de vingt-cinq ans plus tard, mais qui s’en distingue aussi.

L’article « La théorie du pouvoir dans une société primitive » ainsi que l’un des « écrits politiques » inédits du fonds Lévi-Strauss, datant de son exil new-yorkais, s’attachent à la forme de la chefferie indienne. Citons cet inédit : « Dans certaines tribus d’Amérique du Sud constituées en petites bandes semi-nomades, chacune placée sous l’autorité d’un chef, on trouve un exemple de structure sociale qui est parmi les plus simples que nous connaissions. […] Or ce type de structure simple établit aussi l’autorité publique sur une base clairement contractuelle : le chef de bande ne dispose sur son groupe d’aucun moyen de coercition, et son pouvoir est exactement mesuré par la balance qu’il parvient ou non à établir entre les privilèges attachés à sa position (surtout la polygamie) et les avantages qu’il procure à ses sujets, soit par des présents directs, soit par une habile direction des affaires collectives3. »

Cette insistance sur le consentement se retrouve au chapitre XXIX de Tristes Tropiques, accompagnée d’une critique des théories qui voient le « chef primitif » comme un « père symbolique », évidente allusion au Freud de Totem et tabou. Si une forme d’autocratie peut exister dans une société complexe, elle est inconcevable, estime Lévi-Strauss, dans les sociétés du type de celle des Nambikwara, où « les relations politiques se ramènent à une sorte d’arbitrage entre, d’une part, les talents et l’autorité du chef, de l’autre, le volume, la cohérence et la bonne volonté du groupe ». Ces considérations renforcent selon Lévi-Strauss la validité des « thèses des philosophes du xviiie siècle », comme Rousseau, lorsque celui-ci faisait du contrat et du consentement des « matières premières de la vie sociale4 ».

C’est assurément Pierre Clastres, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale de Lévi-Strauss avant leur rupture, qui, prenant explicitement le relais de Lévi-Strauss, donnera toute son ampleur à cette figure du « chef sans pouvoir » : il semble d’ailleurs que ce soit Lévi-Strauss lui-même qui ait suggéré à Clastres de donner à l’article fondateur de La Société contre l’État le titre « Philosophie de la chefferie indienne », « sans doute parce que le texte lui avait paru dépasser la simple ethnographie, et s’acheminait déjà vers une théorie générale du Politique et de l’État5 ». Cette théorie, qui fait du chef surtout un homme de parole, d’arbitrage et d’exhortation, reste précieuse à l’heure où, partout, de nouveaux autoritarismes et des dirigeants politiques aux allures d’Ubu utilisent l’État comme instrument de pillage, de répression et d’empêchement des volontés démocratiques des peuples. Néanmoins, à la différence de Clastres, dans l’inédit cité plus haut, Lévi-Strauss ne faisait pas des sociétés indiennes à chefs non coercitifs des sociétés « sans État » ou même « contre l’État », conjurant la domination politique : il estimait plutôt que toute société avait une forme d’État, par contraste avec la nation, création de l’histoire moderne. « L’État n’est ni un événement ni un accident, mais une fonction : preuve, pas de société sans État. Au contraire, une constatation de ce genre ne peut être proposée pour la nation. » Quelle idée de « l’État » est ici sous-jacente ? Dans Tristes Tropiques, il évoque « la conception de l’État comme système de garanties6 » qui connaît un regain, au milieu du xxe siècle, dans les discussions sur l’assurance sociale et l’État-providence, et qui renoue avec ces traits fondamentaux de l’organisation politique amérindienne. Or c’est cette dimension que des décennies de néolibéralisme ont sapée et qu’il a fallu une pandémie pour redécouvrir.

Sagesse écologique

On voit que Lévi-Strauss cherchait ainsi à tracer des parallèles entre les sociétés amazoniennes et les nôtres plutôt qu’à y discerner deux formes politiques essentiellement distinctes, et qu’à la différence de l’anthropologie anarchiste actuelle, qui connaît un fort renouveau (David Graeber, James C. Scott…), il ne rejetait pas l’État comme tel. Or, comme le plaidait récemment Serge Audier, pour faire face à la crise climatique et écologique comme pour assurer des prestations sociales et des services publics de masse, peut-on vraiment se priver du levier de l’État7 ?

Quant à la question de la guerre, qui fait un retour tragique dans notre actualité, Lévi-Strauss l’avait également abordée dans ses textes politiques des mêmes années : les articles sur « La politique étrangère d’une société primitive » et « Guerre et commerce chez les Indiens de l’Amérique du Sud ». Là encore, son approche s’écartait de celle de Clastres, qui lui reprochait – à tort8 – de dissoudre entièrement la guerre dans une problématique de la réciprocité, en symétrie inverse de Hobbes qui aurait dissous la socialité dans la guerre (de chacun contre chacun). C’est plutôt une continuité, mais en tension constante, entre l’échange et la guerre que Lévi-Strauss repérait dans les sociétés indiennes d’Amazonie, où des déséquilibres dans l’échange et dans le nombre de femmes – ou de certains biens – « disponibles » induisent régulièrement des « échanges » violents (disputes, rapts…) qui sont une des sources des guerres, de courte durée. « Une politique d’intermariages était la contrepartie de la guerre, et […] dans bien des cas, la guerre n’intervenait que dans la mesure où des efforts pour imposer une alliance grâce à des intermariages avaient échoué9. »

Lévi-Strauss cherchait à tracer des parallèles entre les sociétés amazoniennes et les nôtres plutôt qu’à y discerner deux formes politiques essentiellement distinctes.

Le point le plus frappant et le plus actuel de la réflexion politique de Lévi-Strauss reste sans doute la grande lucidité avec laquelle il avait perçu l’urgence de la lutte écologique et les dangers extrêmes auxquels s’exposait l’humanité avec la destruction complète d’écosystèmes précieux, privant des espèces entières de niches écologiques, et facilitant ainsi les zoonoses, ces maladies d’origine animale dont « l’hypothèse du pangolin » ne nous a rendus que trop familiers… Sans nous avoir vus décimés par l’épidémie, confinés, munis de passes vaccinaux pour nos rencontres, Lévi-Strauss avait dressé par anticipation un parallèle entre le sort des peuples amazoniens qu’il avait fréquentés et vus affaiblis par la destruction de leur milieu de vie comme par les maladies infectieuses, et notre sort futur : « Dépouillés de valeurs dont nous étions épris – pureté de l’eau et de l’air, grâces de la nature, diversité des espèces animales et végétales –, tous Indiens désormais, nous sommes en train de faire de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux10. » La leçon de sagesse écologique de l’anthropologue, coïncidant avec celle des représentants de nombreux peuples indigènes, n’a pas été entendue – est-il encore temps ?

  • 1.Voir les confessions de Lévi-Strauss à ce sujet dans De près et de loin (entretiens avec Didier Eribon, Paris, Odile Jacob, 1988) ; la biographie d’Emmanuelle Loyer (Lévi-Strauss, Paris, Flammarion, 2015, en particulier p. 67 et suiv. et p. 235 et suiv.) ; l’ouvrage de Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Claude Lévi-Strauss (Paris, Hermann, 2008), et ses notices « De Man » et « Wauters », dans Jean-Claude Monod (sous la dir. de), Dictionnaire Lévi-Strauss, Paris, Bouquins, 2022.
  • 2.Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro, éd. et préface de Vincent Debaene, Paris, Seuil, 2019.
  • 3.Bibliothèque nationale, fonds Lévi-Strauss, NAF 28150, boîte 63, « Écrits politiques ».
  • 4.C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques [1955], dans Œuvres, éd. V. Debaene, F. Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, Paris, Gallimard, 2008, p. 317 ; voir aussi C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro, op. cit., p. 188-189.
  • 5.Bento Prado Júnior, « À propos de Pierre Clastres », dans Anne Kupiec et Miguel Abensour (sous la dir. de), Cahier Pierre Clastres, Paris, Sens & Tonka, 2011, p. 81. Et voir Pierre Clastres, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
  • 6.C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, op. cit., p. 318.
  • 7.Serge Audier, La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, Paris, La Découverte, 2020. Serge Audier a d’ailleurs souligné le caractère précurseur des écrits écologistes de Lévi-Strauss dans L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019.
  • 8.Voir Salvatore D’Onofrio, « Guerre », dans J.-C. Monod (sous la dir. de), Dictionnaire Lévi-Strauss, op. cit.
  • 9.C. Lévi-Strauss, « Guerre et commerce chez les Indiens de l’Amérique du Sud », dans Anthropologie structurale zéro, op. cit., p. 159.
  • 10.C. Lévi-Strauss, Saudades do Brasil, Paris, Plon, 1994, p. 19.

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

Dans le même numéro

En Ukraine et en Russie, le temps de la guerre

L’invasion de l’Ukraine en février 2022 a constitué un choc immense pour l’Europe et le monde. Elle s’inscrit néanmoins dans une forme de continuité, qui a vu le régime de Poutine se faire toujours plus répressif à l’intérieur de ses frontières, et menaçant à l’extérieur, depuis au moins 2008 et l’affrontement militaire en Géorgie, l’annexion de la Crimée en 2014 marquant une nouvelle étape dans cette escalade. Constitué en urgence en réaction au déclenchement de la guerre, le dossier de ce numéro interroge ses premières conséquences. De quelles manières les sociétés ukrainienne et russe font-elles face à la guerre ? Comment résister à la vaste opération de révisionnisme historique engagée par le régime de Poutine, dont témoigne la répression de toutes les sources indépendantes d’information, mais aussi de recherche et de connaissance ? En Ukraine, sur quelles ressources la résistance peut-elle compter ? En Russie, une opposition parviendra-t-elle à se constituer, malgré la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays ? À lire aussi dans ce numéro : la justice entre les générations, le fascisme du dedans, la politique de Lévi-Strauss, la médecine contre les robots, une autre histoire de la racialisation et la naissance de l’écoféminisme.