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Notes de lecture

Dans le même numéro

Paroles de Français anonymes d'Alain Corbin

septembre 2019

En 1967, Alain Corbin recueillait les souvenirs de Français anonymes sur «  leurs  » années 1930. En les publiant aujourd’hui, il tient à rendre un hommage posthume aux hommes et aux femmes de la France d’en bas. Des gens simples, tous disparus aujourd’hui : «  Il y a cinquante-deux ans (1967), cent quatre-vingt-trois électeurs, pour la plupart des hommes du peuple  », lui avaient confié les représentations, les convictions, les impressions politiques qui avaient été les leurs entre 1934 et 1936. C’était «  il y a plus de quatre-vingts ans  » : le lecteur de 2019 est ainsi plongé en deçà de la Seconde Guerre mondiale. Alain Corbin fait parler ces Français au lecteur d’aujourd’hui, en publiant son enquête orale réalisée à la ville et à la campagne, en Limousin, dans les années 1967-1968. Cette «  histoire en rase-mottes  » résonne curieusement à nos oreilles car elle nous plonge dans deux ou trois historicités différentes. Elle fait retentir au présent le passé de locuteurs qui s’expriment sur leur passé. Un exercice qui ne manque pas d’allure.

Des grands événements, de ceux qui ont fixé la mémoire des historiens et peuplent leurs manuels, comme l’affaire Stavisky (elle provoqua la démission du gouvernement), les témoins du Limousin retiennent avec émotion la mort du fils de leur médecin dans une manifestation – elle leur est plus familière, plus mémorable, plus proche, en un mot plus émouvante. Une histoire, plusieurs mémoires : un hiatus entre le proche et le lointain, mais aussi entre le national et le local. En arrière-plan, une peur commune, le spectre d’une éventuelle révolution. Autre écart de mémoire, non plus entre hier (1967) et l’avant-guerre, mais entre aujourd’hui et l’avant-guerre : l’éloge, plutôt partagé par ces électeurs, des décrets-lois de Laval, un personnage dont l’histoire condamnera les choix. Alain Corbin feuillette ainsi pour nous une histoire orale plus complexe que celle de bon nombre de livres. Avec ces mémoires moins tranchées que l’histoire écrite, il nous fait partager des perceptions différentes de la «  crise  », selon que s’expriment employés et ouvriers ou agriculteurs-éleveurs.

Plus déconcertantes encore, les révélations (ou les rappels) sur le racisme d’époque, à l’encontre des Italiens d’abord, que leur pauvreté rendait sympathiques à certains, mais aussi cibles de stéréotypes dévalorisants chez beaucoup d’autres, qui les accusent d’être peureux, mauvais patriotes. Les jugements contre les Allemands sont imprégnés de peur et souvent de haine, grevés de comparaisons bestiales qui donneront froid dans le dos aux Européens convaincus ­d’aujourd’hui. Même considérés comme plus malins, les Anglais n’échappent pas à ces passions, «  ennemis à cause de la guerre de Cent Ans  », dit l’un de ces témoins. Bref, un monde hostile à l’égard des étrangers, mais selon différentes qualifications. Cette Europe qui divisait alors les esprits fait percevoir la révolution culturelle qui s’est saisie des Européens, depuis si peu…

Enfin, dans leur immense majorité, les personnes interrogées se souviennent des événements du Front populaire, de leurs impressions, de leurs espoirs et de leurs émotions d’alors. Le bien-être, la marche du peuple vers la liberté, l’espoir d’un autre avenir… sont à peine mis à mal par les impressions défavorables, telle la fragilité des alliances. Le livre est aussi le témoignage d’une conscience politique fort évoluée dans un Limousin bien éloigné de Paris. Il brosse des portraits passionnels. Le personnage de Blum est perçu à la lumière de deux images très contradictoires. Les uns ont retenu le militant, franc, droit, pacifiste, un grand orateur à la hauteur de Jaurès, «  une tête  » ; chez les autres, remonte le cliché antisémite, celui aussi de ­l’intellectuel trop bourgeois, et pour certains, c’était «  un faux jeton  ». Autant de portraits types à une époque donnée, mais qui dessinent des opinions ou des convictions politiques à long terme. Non sans malice, Alain Corbin nous confronte à ces souvenirs, aux cris du cœur de leurs narrateurs en 1967, comme s’ils s’adressaient à nous aujourd’hui[1].

[1] - La revue Critique consacre sa livraison de juin-juillet 2019 à l’œuvre d’Alain Corbin «  Un tour de France des émotions  ».

Albin Michel, 2019
234 p. 18 €

André Rauch

André Rauch, né le 13 mars 1942 dans le 4ᵉ arrondissement de Paris, est un historien français. Professeur émérite des universités, il a travaillé sur l'histoire du sport ainsi que sur celle de l'éducation et des loisirs aux XIXᵉ et XXᵉ siècles.

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