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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, de Michel Feher

avril 2018

C’est une expérience que l’on fait parfois au théâtre. L’œil s’est habitué aux décors, quand soudain un coup de projecteur latéral fait paraître la scène sous un jour complètement différent. Rien n’a bougé, pas même les acteurs ; et pourtant, c’est une nouvelle réalité qui se découvre. Et l’histoire prend généralement un nouveau tour. C’est une expérience de cet ordre que permet la lecture du dernier livre du philosophe Michel Feher.
Au centre de l’ouvrage, la révolution copernicienne qu’a connue le capitalisme au cours de ces dernières décennies : son centre de gravité n’est plus, et de moins en moins, l’entreprise industrielle organisant la rencontre entre des patrons détenteurs de capitaux et des salariés vendant leur force de travail. Mais les marchés financiers, sur lesquels des bailleurs de fonds choisissent où placer leur argent. Il en résulte un «  infléchissement considérable de la conduite des agents éco­nomiques  » – les entreprises, les individus ou les États – qui cherchent tous à se rendre attractifs à ces investisseurs et dont, par conséquent, la motivation prioritaire n’est pas tant le profit qu’ils espèrent tirer de leur activité que ­l’obtention du crédit qui leur permet de l’exercer.
La «  question sociale  » et les mobilisations afférentes s’en trouvent reformulées. Alors qu’aux xixe et xxe siècles elles se sont structurées autour de l’enjeu d’une plus juste répartition des profits entre détenteurs du capital et travailleurs, elles devraient – même si ce n’est pas encore le cas – avoir désormais un tout autre objet, celui des «  conditions d’allocation du crédit  » : quels «  projets  » sont financés et sur quels critères ? Ce n’est plus la part du produit accaparé par les employeurs qui devrait être au cœur des luttes sociales, mais bien les «  conditions auxquelles les investisseurs consentent à accorder leur crédit  ». Michel Feher s’intéresse dans une première partie aux entreprises et à leur fonctionnement dès lors qu’elles sont «  exclusivement préoccupées par l’appréciation de leurs actions  ». Puis aux États, également soumis à la pression des marchés obligataires pour se financer. Enfin, la dernière partie s’intéresse aux individus et aux nouvelles formes de précarité qui les frappent. À chaque fois, le propos est autant descriptif que normatif, proposant des formes de mobilisation adaptées.
La réflexion sur les mutations du capitalisme, l’évolution du marché du travail ou la problématique de la dette s’inscrit dans la continuité de travaux comme ceux du sociologue Wolfgang Streeck, qui a montré comment la subordination croissante des États aux exigences des marchés financiers a conduit à ériger la lutte contre ­l’inflation en objectif prioritaire des gouvernements, avec pour conséquence la stagnation des salaires, elle-même compensée par l’encouragement à l’endettement des ménages. Également cité par Michel Feher, Maurizio Lazzarato, sur la manière dont l’homo debitor est devenu le nouvel avatar de l’homo œconomicus .
Ce qui est novateur en revanche, c’est l’éclairage que permet la grille de lecture proposée par Michel Feher de phénomènes contemporains très divers, dont on pressent qu’ils procèdent pour partie de logiques communes, sans toujours saisir comment. De la crise du syndicalisme (resté centré sur les questions salariales et de condition de travail qui ne sont plus au cœur du fonctionnement du marché du travail), au scandale des Paradise papers (qui a mis en lumière les pratiques d’optimisation fiscale massive, rendues possibles par des législations qui veulent se rendre les plus attractives possibles aux investisseurs), en passant par la crise des dettes souveraines en Europe, Michel Feher permet de penser le rapport de force devenu insoutenable, entre créanciers et débiteurs comme l’une des causes majeures des déséquilibres qui affectent nos sociétés.
Mais il faut sans doute repartir de Foucault et ses travaux sur la «  gouvernementalité libérale   » pour saisir ce que Michel Feher apporte de plus significatif à travers la figure de «  l’investi  ». Foucault s’est intéressé à la manière dont le néolibéralisme a érigé la compétition en principe cardinal du fonctionnement des marchés et, par extension, des sociétés, là où le ­libéralisme classique valorisait l’échange. Les individus en compétition furent ainsi appelés à devenir les maîtres d’ouvrage de leurs existences, et à «  investir  » dans leur travail, leur santé, leur famille… La figure positive du collaborateur «  investi  » qui peuple aujourd’hui les pages des revues de management en est une traduction directe. Le déplacement sémantique et conceptuel qu’opère Michel Feher en montrant comment l’individu «  s’investit  » au moins autant qu’il «  est investi  » est à ce titre précieux.
Originales aussi sont les conclusions pratiques, en termes de mobilisation sociale, que Michel Feher tire de son diagnostic. Renvoyant dos à dos les perspectives critiques (y compris le «  populisme de gauche  » d’une Chantal Mouffe) qui prétendent résister pour en revenir à un état antérieur au capitalisme financier, Michel Feher en appelle à assumer la condition ­d’investi, de manière à peser sur les arbitrages des institutions financières. Il établit un parallèle constant avec la constitution du mouvement syndical de l’ère industrielle, qui a fondé son efficacité sur un paradoxe apparent en dénonçant la condition du salariat et le salaire comme source de l’exploitation, en même temps qu’il en faisait la pierre angulaire des revendications du travailleur, optimisant à travers lui le prix de sa force de travail. De même, l’investi n’a pour seule ­perspective d’amélioration de sa situation que ­l’optimisation sans relâche de sa capacité à attirer des investisseurs, bien qu’elle soit la source de son aliénation.
Mais c’est aussi là que le propos suscite quelques interrogations. Pour «  défier les investisseurs sur leur propre terrain  » en pesant sur les conditions auxquelles le crédit est alloué, l’auteur évoque les pratiques de boycott, de nature à influencer sur le caractère prometteur des projets soumis à l’évaluation des investisseurs ou les mouvements d’occupation de l’espace public tels qu’Occupy. Ces derniers, à la différence des mouvements sociaux classiques, procèdent à un «  harcèlement incessant  » des gouvernements, seul capable de rivaliser avec la pression incessante des investisseurs, et face à laquelle la temporalité démocratique des élections est devenue insuffisante. Mais ces modes de mobilisation n’ont, en tout cas jusqu’à présent, pas fait la démonstration de leur efficacité. On touche ici à une autre question que soulève la lecture du livre. Si l’on voit bien comment l’investisseur et ­l’investi représentent deux figures porteuses d’intérêts divergents, la diversité interne de ces catégories rend en revanche difficile de penser leur mobilisation commune et solidaire, dès lors qu’on les considère socio­logiquement et non philosophiquement, en particulier du côté des investis. Le livreur de repas à domicile comme le salarié en Cdi d’un grand groupe qui s’est endetté sur trente ans sont tous deux des «  investis  ». C’est d’ailleurs tout ­l’intérêt de cette notion que de permettre de saisir ce continuum qui relie des individus «  plus ou moins  » investis dans nos sociétés contemporaines. De là à ce qu’ils se mobilisent ensemble au nom d’intérêts communs, il y a évidemment un pas.
Enfin, un doute monte une fois ­l’ouvrage refermé, sur le choix des termes eux-mêmes. À lire Michel Feher, on se dit qu’«  investisseurs  » et «  investis  » sont en réalité bien mal nommés. Alors que l’investissement suppose l’engagement, le long terme, c’est tout le contraire dont il est question ici. «  Spéculateurs  » et «  spéculés  » auraient sans doute été plus proches de la réalité décrite. L’auteur le sait bien et le dit très précisément lorsqu’il écrit (et déplore) qu’«  au lieu d’être appelés à se comporter comme des entrepreneurs rompus à l’anticipation rationnelle, les acteurs sociaux [sont] incités à épouser les conduites des traders férus de paris spéculatifs  ». Cela vaut pour les investisseurs comme pour les investis, qui sont appelés à leur rendre la monnaie de leur pièce. On voit mal comment cette perspective, qui nous conduirait tous à épouser l’idéologie des bailleurs de fonds, pourrait ne pas être profondément aliénante à l’endroit des investis avertis que nous sommes censés devenir. Mais cet ouvrage a le grand mérite de nous amener à nous poser la question.

La Découverte, 2017
184 p. 17 €

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

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Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.