
L’obligation d’insertion
L’économiste Anne Eydoux montre que la « solidarité active » remet en cause la solidarité publique, en faisant peser sur les allocataires, notamment les femmes, la responsabilité du retour à l’emploi. Elle souligne les difficultés des dispositifs d’accompagnement global et plaide pour une véritable politique de l’emploi.
Anne Eydoux est économiste, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique et membre du Centre d’études de l’emploi et du travail. Ses travaux portent sur le chômage, l’emploi, les politiques de l’emploi, les politiques sociales et les inégalités entre les femmes et les hommes. Cet entretien a été réalisé le 1er juin 2022, dans le cadre d’un groupe de réflexion sur le travail social.
Qu’est-ce que la « solidarité active », mise en œuvre à travers le revenu de solidarité active (RSA) en 2009 ?
En 2009, le RSA a en effet remplacé le revenu minimum d’insertion (RMI) et l’allocation de parent isolé (API). La solidarité active, au cœur de cette réforme, avait été conçue par la commission Famille, vulnérabilités et pauvreté présidée par Martin Hirsch, et formulée dans un rapport intitulé « Au possible, nous sommes tenus », publié en 2005. Le titre indiquait surtout qu’on n’allait pas tenter l’impossible ! Le rapport recommandait de remplacer le RMI et l’API, accusés de « piéger » les allocataires dans la pauvreté, par un autre dispositif de garantie de revenu, assorti d’incitations financières et d’un accompagnement social ou au retour à l’emploi1. Cette proposition, présentée un peu plus tard par Martin Hirsch comme une « révolution », soulevait deux questions : allait-on réussir à ramener les personnes à l’emploi, alors que le nombre d’emplois offerts était insuffisant ? Et l’emploi ferait-il sortir de la pauvreté, alors qu’il y avait près de deux millions de travailleurs pauvres en France ? De plus, le rapport proposait de réformer « à coûts constants », une contrainte budgétaire qui a eu tendance à s’imposer en matière sociale. Nous vivons dans un régime d’austérité, mais une austérité sélective, qui épargne les entreprises et les ménages aisés (bénéficiant au contraire de baisses de cotisations ou d’impôts). Pourtant, le premier problème du RMI et de l’API, c’était leur montant insuffisant pour sortir les allocataires de la pauvreté.
La solidarité active a fait son chemin jusque dans le programme gouvernemental de Nicolas Sarkozy, dont le slogan « Travailler plus pour gagner plus » s’est matérialisé en 2007 dans la loi Travail, emploi et pouvoir d’achat (Tepa) avec la défiscalisation des heures supplémentaires (c’est-à-dire la remise en cause des 35 heures) et le RSA. La mise en place du RSA n’était pas vraiment révolutionnaire : elle s’inscrivait dans la continuité de petites réformes du RMI et de l’API, qui avaient déjà renforcé les incitations à travailler et l’accompagnement des allocataires. Elle s’est faite en deux temps. Une première phase d’expérimentation, dans une trentaine de départements, consistait à comparer des zones où le RSA (ou un dispositif approchant) était appliqué et des zones témoins (où le RMI et l’API restaient en vigueur). Cette méthode d’évaluation, inspirée de la médecine, part du principe que si le RSA (comme un médicament) marche dans une zone, il sera efficace partout. Elle soulève déjà des difficultés bien connues en médecine (l’observance du traitement ou l’instrumentalisation par les laboratoires, par exemple), mais elle en soulève de plus grandes encore s’agissant des dispositifs d’insertion. En effet, si un dispositif a de bons résultats localement (les bénéficiaires trouvent un emploi au détriment des non-bénéficiaires), la généralisation peut se heurter à l’insuffisance des emplois au niveau national (tous les bénéficiaires se font concurrence pour le même volume d’emplois). La deuxième phase de généralisation à l’ensemble du territoire a été décidée sur la base de résultats provisoires et instrumentalisés : Martin Hirsch a ainsi affirmé devant l’Assemblée nationale que le taux de retour à l’emploi des allocataires était meilleur de 30 % dans les zones tests par rapport aux zones témoins (ce qui était vrai, tout en donnant une image trompeuse des résultats, car les taux de retour à l’emploi étaient inférieurs à 3 %, et l’écart en valeur absolue se situait dans la marge d’erreur). Finalement, les évaluations du RSA généralisé ont montré qu’il n’avait pas du tout augmenté le taux de retour à l’emploi des allocataires et très peu réduit leur taux de pauvreté2.
Sur le plan philosophique, la solidarité active a surtout constitué une remise en cause de la solidarité publique telle qu’on l’entendait jusqu’alors. Les débats parlementaires en 1988 justifiaient la mise en place du RMI par le préambule de la Constitution de 19463 : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » À l’époque, il existait déjà une série de minima sociaux qui couvraient les risques sociaux liés à l’état physique ou mental, ou au vieillissement, mais il n’existait rien d’autre que les allocations d’assurance ou de solidarité chômage pour la « situation économique ». Or un nombre croissant de demandeurs d’emploi (jeunes, précaires ou chômeurs de longue durée) n’étaient plus indemnisés en raison des réformes de l’assurance chômage, et les plus découragés avaient cessé de s’inscrire comme demandeurs d’emploi. Le RMI était une dette sociale envers les « exclus » et venait ainsi répondre, comme le rappelait le député Claude Évin, à « l’ardente obligation de l’insertion », entendue comme une obligation de la collectivité tout entière. L’opposition de droite avait alors critiqué une aide sans contrepartie, réclamant des allocataires qu’ils prennent des engagements.
Dès le début des années 1990, les évaluations du RMI ont montré qu’il n’empêchait pas de revenir à l’emploi, y compris pour des emplois peu rémunérateurs4. Mais le taux de retour à l’emploi n’était pas bon (les offres d’emploi étant insuffisantes) et les politiques départementales nettement différenciées. Assez vite, les critiques se sont développées, notamment de la part d’économistes néolibéraux influents. D’un point de vue microéconomique, ces derniers estimaient que le faible taux de retour à l’emploi s’expliquait par le comportement des allocataires, pour qui le travail n’était pas suffisamment rémunérateur et incitatif à l’emploi comparativement aux allocations5. Ils concluaient que les allocations devaient rester inférieures aux salaires les plus bas et se doubler d’incitations monétaires à l’emploi. D’un point de vue macroéconomique, les économistes néolibéraux considéraient que le problème du chômage en France, touchant surtout les moins qualifiés, était lié à un salaire minimum surévalué, correspondant à un coût du travail trop élevé, dissuadant les employeurs d’embaucher. Ces économistes ont vu dans le RSA l’opportunité de « rendre le travail rémunérateur » sans augmenter le salaire minimum6.
La solidarité active a abouti à un renversement de l’ordre des responsabilités : alors que la réforme RMI affirmait la responsabilité de la collectivité, la réforme RSA affirme la responsabilité des allocataires, qu’il s’agit d’inciter à adopter le comportement attendu : rechercher un emploi et accepter l’emploi qui se présente, y compris précaire et à bas salaire. D’où l’inflation de discours politiques dénonçant l’« assistanat » comme « cancer de la société française » ou encore le « pognon de dingue » dépensé pour les minima sociaux, alors qu’il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi…
La réforme RSA affirme la responsabilité des allocataires, qu’il s’agit d’inciter à adopter le comportement attendu.
Ce renversement de l’ordre des responsabilités n’était cependant pas une nouveauté. Il avait eu lieu pour les demandeurs d’emploi dans les années 1990 : par exemple, la dégressivité des allocations chômage devait inciter à reprendre plus vite un emploi. La logique de ce qu’on appelle l’« activation » des chômeurs est de rendre la « générosité » des allocations chômage (conçues pour atténuer les effets du chômage sur les personnes privées d’emploi) responsables du chômage et de considérer qu’on pourrait régler le problème en réformant les allocations plutôt qu’en créant des emplois. Or, pendant les années de quasi plein emploi, on ne s’était pas soucié de savoir si l’allocation chômage décourageait les chômeurs de travailler. Dans les années 1960-1970, les chômeurs pouvaient être indemnisés à hauteur de 90 % de leur revenu passé pendant longtemps. Mais ils retrouvaient du travail rapidement, parce qu’il y avait suffisamment d’emplois disponibles. À partir des années 1990, l’activation a servi à justifier des réformes de l’assurance chômage associant réduction des allocations et incitations à l’emploi (notamment précaire). La réforme de l’assurance chômage lancée en 2019 a modifié la logique d’activation : ces mêmes demandeurs d’emploi qu’on avait incités à accepter des emplois précaires ont été rendus responsables de leur précarité, et leur filet de sécurité a été retiré pour les inciter à « choisir » des contrats à durée indéterminée.
Avec le RSA, il s’agit donc d’appliquer aux pauvres le traitement par incitations et désincitations qui s’appliquait déjà aux chômeurs. Les allocataires, qui bénéficient de garanties de revenu généralement moins élevées que le chômage et sont souvent dans des circuits d’insertion séparés, sont désormais de plus en plus souvent traités comme des chômeurs ordinaires. Ils ne le sont pas toujours cependant, du fait d’un cumul plus fréquent de difficultés (santé, garde d’enfants, surendettement, etc.).
En quoi consiste l’accompagnement social des personnes les plus précaires ? Est-il le même chez les travailleurs sociaux et chez les conseillers de Pôle emploi ?
Les politiques sociales sont en effet cloisonnées : tandis que les allocataires du RSA relèvent des politiques d’insertion pilotées par les départements et reçoivent leur allocation de la Caisse d’allocations familiales (Caf), les demandeurs d’emploi sont suivis et indemnisés par Pôle emploi. Mais les catégories s’interpénètrent : certains allocataires du RSA sont demandeurs d’emploi (inscrits à Pôle emploi) ; certains demandeurs d’emploi (indemnisés ou non) sont allocataires du RSA (plus d’un tiers des demandeurs d’emploi sont pauvres).
Cela explique peut-être la création par Pôle emploi, en 2015, d’une nouvelle modalité d’accompagnement pour les demandeurs d’emploi les plus en difficulté, l’« accompagnement global », en partenariat avec les départements. Sur le terrain, il est assuré par un binôme composé d’un conseiller de Pôle emploi et d’un travailleur social du département. Si ce dispositif a bénéficié à son démarrage d’un financement du Fonds social européen (FSE) côté Pôle emploi, aucun financement n’avait été prévu du côté des départements, ce qui a parfois posé problème. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, les travailleurs sociaux, qui ne parvenaient déjà pas à répondre aux besoins, ont craint que les conseillers Pôle emploi ne se « défaussent » sur eux des demandeurs d’emploi dont ils ne savaient que faire. De plus, ce département recevait déjà de l’argent du FSE pour les Projets de ville, en charge de l’accompagnement socioprofessionnel des allocataires du RSA, et craignait une concurrence entre les financements. Le département a donc refusé, dans un premier temps, lors de la phase de mise en place du dispositif, que les allocataires du RSA inscrits à Pôle emploi bénéficient de cet accompagnement global. Cet exemple est une illustration parmi d’autres de la difficulté à décloisonner les politiques d’insertion et à sortir de la logique statutaire (allocataires du RSA versus demandeurs d’emploi).
La notion d’accompagnement global n’est pas nouvelle ; elle est déjà à l’œuvre dans de nombreux dispositifs d’insertion, notamment pour les jeunes. L’idée est que, face à des problèmes complexes (souvent identifiés par une liste de « freins périphériques » : mal-logement, problème de mobilité, addictions, problèmes de santé, contraintes familiales, qualification insuffisante, etc.), l’accompagnement doit être à la fois social et professionnel. L’idée est donc aussi de décloisonner l’action publique.
Avec mes collègues du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), nous avons enquêté sur ces dispositifs délicats à mettre en œuvre. Pour que les travailleurs sociaux des départements travaillent en binôme avec les conseillers de Pôle emploi sur l’accompagnement global des demandeurs d’emploi en difficulté, des « journées d’immersion » ont été programmées dans les centres communaux d’action sociale et les agences locales de Pôle emploi. Mais l’accompagnement n’a pas été facile ! Les conseillers dédiés, volontaires, de Pôle emploi recevaient des demandeurs d’emploi en très grande difficulté sociale, un travail auquel ils n’étaient généralement pas préparés. Quant aux travailleurs sociaux, ils peinaient à trouver le temps de s’occuper des difficultés sociales des demandeurs d’emploi, alors que leurs urgences étaient l’enfance en danger et les femmes battues7.
Nous avons constaté une très grande diversité des pratiques. En particulier, les logiques d’intervention de Pôle emploi et des travailleurs sociaux peuvent se trouver en tension lorsque se met en place un accompagnement conjoint. À Pôle emploi, c’est la logique d’activation et d’accompagnement au retour à l’emploi qui prédomine, dans le prolongement du rôle de placement de l’Agence nationale pour l’emploi. Si la dimension de l’aide à la définition d’un projet professionnel est présente, la logique dite « adéquationniste » y est très marquée : il s’agit d’inciter les demandeurs d’emploi à accepter des offres ou d’augmenter leur « employabilité », leur capacité à répondre aux attentes des employeurs. Du côté du travail social, les logiques d’action visent davantage l’autonomie des personnes : accompagner, ce n’est pas tant placer qu’être à l’écoute, reformuler ; c’est aussi « faire avec » plutôt que « faire pour », en amenant la personne à faire par elle-même…
Ces logiques ne sont pas exclusives les unes des autres et n’épuisent pas les registres d’accompagnement, y compris à Pôle emploi. Par exemple, la plateforme de vocations de Pôle emploi consiste à réduire la sélectivité des recrutements en mettant en relation l’employeur avec des demandeurs d’emploi qui ont passé des « tests d’habiletés », montrant qu’ils peuvent occuper le poste ; l’employeur s’engage en retour à ne pas trier les candidats sur CV ou lettre de motivation. Un autre dispositif, l’« intervention sur l’offre et la demande », développé par l’association Transfer et mis en place dans certaines missions locales, vise également à limiter la sélectivité et la précarité des recrutements en faisant appel à l’« employeurabilité », soit la capacité des employeurs à proposer des emplois pérennes et à s’adapter aux personnes recrutées.
La logique adéquationniste de Pôle emploi est souvent critiquée : s’il s’agit de pousser les demandeurs d’emploi vers des emplois de piètre qualité, ce n’est clairement pas émancipateur. Pour autant, les logiques du travail social peuvent aussi avoir leurs limites. Lors d’une autre enquête pour le ministère du Travail, nous avons observé l’ouverture aux allocataires du RSA d’un dispositif de formation, le Parcours d’entrée dans l’emploi (PEE) dans la région Île-de-France8. Mais les travailleurs sociaux orientaient peu les allocataires vers ce dispositif, à la fois en raison des cloisonnements des interventions entre les départements franciliens et la région, mais aussi par crainte de mettre les allocataires dans une situation d’échec. Or ces derniers étaient intéressés, au point d’entrer dans le dispositif par le bouche-à-oreille, à défaut d’y être orientés.
En quoi le RSA entérine-t-il une grande transformation néolibérale pour les femmes ? Pourriez-vous évoquer le dispositif des crèches d’insertion dans ce contexte ?
J’ai parlé de « grande transformation » pour évoquer le passage de l’API au RSA, car il est révélateur d’une évolution dans la manière de considérer la place des femmes dans la société9. Alors que l’API confortait le rôle de « pourvoyeuses de soin » des mères seules au sein du foyer, avec le RSA, elles sont désormais incitées à retourner à l’emploi. Dans la stratégie européenne pour l’emploi, les politiques d’activation visent à accroître la participation des femmes et des mères à l’emploi. Cette stratégie aurait pu être émancipatrice, mais, dans un contexte de marché du travail dégradé, elle a trop souvent poussé des chômeuses ou des allocataires de minima sociaux vers des emplois précaires, peu compatibles avec leurs responsabilités familiales.
L’histoire de l’allocation de parent isolé, destinée aux mères seules exposées à la pauvreté, illustre bien cette transformation10. Quand l’API est créée et mise en place, en 1975-1976, il y a de plus en plus de divorces et d’enfants nés hors mariage, donc de plus en plus de mères vivant seules avec leurs enfants et exposées à la pauvreté. La reconnaissance de leurs difficultés a permis de sortir les « filles-mères » de la stigmatisation. À l’époque, il n’est pas question de les contraindre à rechercher immédiatement un emploi. Dans les débats parlementaires de 1975, il n’est jamais fait mention du risque que l’allocation les décourage de travailler. En revanche, la crainte du législateur est qu’elle incite les pères à ne pas verser de pension alimentaire (à ne pas jouer leur rôle d’apporteurs de revenu). Après la mise en place de l’API, des enquêtes ont montré qu’elle ne décourageait pas du tout les mères seules de travailler : beaucoup d’entre elles reprenaient un emploi avant d’épuiser leurs droits (avant les 3 ans de l’enfant). Mais ces mères restaient précaires. L’API n’a pas été épargnée par les discours selon lesquels les allocations pouvaient constituer des pièges à pauvreté. Alors, au lieu de créer des crèches gratuites, en fusionnant l’API et le RMI dans le RSA, on a fait porter aux mères seules allocataires la responsabilité de leur insertion. Le dispositif est toutefois resté segmenté puisque, dans de nombreux départements, l’accompagnement de ces mères a continué à relever des travailleurs sociaux des Caf. Et la logique d’activation a, dans certains cas, gagné le travail social, au détriment de l’autonomie et de l’émancipation : il arrive que des travailleurs sociaux privent de son RSA une mère seule précaire qui refuse de travailler pour s’occuper de ses enfants pendant leurs trois premières années.
Les crèches d’insertion relèvent d’un accompagnement global consistant à coupler et à décloisonner insertion et accueil de la petite enfance – un décloisonnement intéressant, mais qui n’est pas sans soulever des difficultés. Avec mes collègues du Cnam, nous avons enquêté sur des dispositifs d’accompagnement global des mères seules précaires combinant accompagnement vers l’emploi et accès à un mode d’accueil des enfants11. Les crèches étudiées, portées par une association francilienne, avaient pour originalité de réserver près de la moitié de leurs places à des parents en insertion et de leur proposer un accompagnement vers l’emploi ou la formation. Cela permettait des échanges entre la chargée d’insertion et les professionnelles de la petite enfance pour tenir compte de l’ensemble des difficultés des parents accompagnés. La logique d’activation n’était cependant pas tout à fait absente, car l’accueil des enfants restait (du moins en principe) subordonné au fait que les parents acceptent la démarche d’accompagnement. Cette initiative, affichant de bons résultats en matière d’insertion des parents, a contribué à inspirer en 2016 un dispositif national, celui des crèches à vocation d’insertion professionnelle (Avip) reposant sur une collaboration entre les Caf et Pôle emploi. Ce dispositif consiste à labelliser (et contribuer au financement) des crèches « Avip » qui réservent entre 10 % et 20 % de leurs places à des parents en insertion accompagnés par Pôle emploi. Des évaluations sont en cours et permettront de préciser comment s’organise cet accompagnement.
Quelle serait la place du travail social dans l’hypothèse d’un revenu universel ?
Le revenu universel consiste à verser un même revenu à tous, riches et pauvres, censé être moins stigmatisant pour les pauvres. Mais il est impossible à financer. Par exemple, lors des primaires de 2017, Benoît Hamon avait un projet de revenu universel évalué à 400 milliards d’euros. Lorsqu’il est devenu candidat à l’élection présidentielle, il est revenu à un projet plus réaliste, celui d’un RSA légèrement revalorisé et étendu aux jeunes… Surtout, derrière le revenu universel, il y a des projets de société radicalement opposés12. Il existe une version néolibérale du revenu universel, inspirée par la proposition d’impôt négatif de Milton Friedman13 : il s’agit d’accorder à tous un revenu d’un montant modeste (inférieur au RSA, notamment pour les familles monoparentales), ne dispensant pas de se porter sur un marché du travail dérégulé – ce qui signifie, pour les plus précaires, de survivre avec un petit boulot. À l’inverse, dans les versions « de gauche », le revenu universel est d’un montant suffisant pour sortir les gens de la pauvreté, mais il est versé aux riches comme aux pauvres. Pour le financer, il faut donc de l’imagination : mettre en place un impôt progressif jusqu’à 100 % ou bien faire marcher la planche à billets. Sans financement réaliste, le risque est de remettre en cause des pans entiers de la protection sociale ou des services publics, qui jouent pourtant un rôle central dans la réduction des inégalités et de la pauvreté.
Dans ces propositions, le travail social reste un impensé. Il n’y a pas besoin d’accompagnement dans la version néolibérale : le revenu de base est versé pour solde de tout compte ; les pauvres vivotent en prenant des emplois, ou survivent sans. Dans les versions de gauche, l’idée, émancipatrice, est de permettre aux personnes de refuser les mauvais emplois sans tomber dans la pauvreté. Il n’y a donc plus besoin d’accompagnement social : on n’est plus pauvre et on est émancipé. Mais il n’y a pas non plus de pensée du travail tout court, y compris dans la proposition de « salaire à vie14 ». Si on a un salaire à vie ou si on peut refuser les « mauvais » emplois, comment organise-t-on le travail ? Parmi les « mauvais » emplois, il y a les emplois dont la crise sanitaire a montré qu’ils sont « essentiels », les métiers du care… Les personnes refusent de travailler l’hôpital : comment fait-on ? On ne peut résoudre, ni par le RSA ni par un revenu universel, tous les maux de la société, ceux de l’emploi et ceux du travail ! Ces problèmes relèvent de politiques différentes. L’un des leurres du revenu universel, mais aussi de la solidarité active, c’est de prétendre y apporter une solution. La seule solution pour les métiers essentiels, c’est de faire en sorte qu’ils restent ou redeviennent attractifs, donc de revaloriser les salaires et d’embaucher pour éviter que les soignants ne s’épuisent face à un travail qu’ils ne peuvent pas faire correctement.
Plutôt que de proposer un revenu à toutes et tous, mieux vaudrait garantir un emploi à celles et ceux qui veulent (souvent désespérément) travailler. La garantie d’emploi est de ce point de vue un dispositif prometteur, plus réaliste que le revenu universel15. Une expérience comme Territoires zéro chômeur, qui entend proposer des emplois à tous les chômeurs de longue durée qui se portent candidats, est également intéressante, mais elle est conduite à une toute petite échelle. Pourquoi ne met-on pas en place des politiques de l’emploi respectueuses des personnes, proposant des emplois décents à toutes et tous ? Ce serait moins coûteux que le revenu universel et plus en accord avec les aspirations des personnes privées d’emploi. Les emplois créés dans ce cadre pourraient contribuer à une transition écologique et sociale de l’économie.
- 1. Voir Commission Famille, vulnérabilité et pauvreté, « Au possible, nous sommes tenus. La nouvelle équation sociale. Quinze résolutions pour combattre la pauvreté des enfants » [en ligne], Vie publique, avril 2005. Voir aussi l’entretien avec Martin Hirsch et Emmanuelle Wargon, « Revenu de solidarité active : quelle philosophie ? », Études, vol. 410, no 1, 2009, p. 33-41.
- 2. Voir Anne Eydoux et Bernard Gomel (sous la dir. de), Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question, Rueil-Malmaison, Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 2014.
- 3. Voir A. Eydoux et Carole Tuchszirer, « Du RMI au RSA : la solidarité et la décentralisation en débats », Connaissance de l’emploi, no 81, 2011 ; A. Eydoux et C. Tuchszirer, « Du RMI au RSA : la difficile mise en place d’une gouvernance décentralisée des politiques d’insertion », Revue française des affaires sociales, no 4, 2011, p. 90-113.
- 4. Voir Danièle Guillemot, Patrick Pétour et Hélène Zajdela, « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté. Quel est le sort des allocataires du RMI ? », Revue économique, vol. 53, no 6, 2002, p. 1235-1252.
- 5. Voir Denis Anne et Yannick L’Horty, « Transferts sociaux locaux et retour à l’emploi », Économie et Statistique, no 357-358, 2002, p. 49-71.
- 6. Voir Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le chômage, fatalité ou nécessité ?, Paris, Flammarion, 2004.
- 7. Voir Elisabetta Bucolo, A. Eydoux, Laurent Fraisse, Alexandra Garabige, Léa Lima, Jules Simha, Loïc Trabut et Claire Vivès, « Penser global, agir local ? Désectorisation des politiques sociales et échelles d’action publique » et A. Eydoux, J. Simha et C. Vivès, « L’accompagnement global des demandeurs d’emploi : entre renouvellement du service public de l’emploi et normalisation des politiques locales d’insertion », Revue française des affaires sociales, hors-série 1, 2019, p. 41-61 et 105-128.
- 8. Voir Christian Laubressac, Marie Launet, Julie Rollin et A. Eydoux, « Évaluation qualitative de l’expérimentation de l’ouverture de l’action PEE aux bénéficiaires du RSA » [en ligne], Rapport d’études no 29, Asdo Études pour le ministère du Travail (Dares), août 2022.
- 9. Voir A. Eydoux, « Du RMI (et de l’API) au RSA, les droits sociaux des femmes à l’épreuve des politiques d’activation des allocataires de minima sociaux », Revue française des affaires sociales, no 2-3, 2012, p. 72-93.
- 10. Voir A. Eydoux, « Les mères seules précaires, catégorie (é)mouvante des politiques sociales », dans Arnaud Lechevalier, Marie Mercat-Bruns et Ferruccio Ricciardi (sous la dir. de), Les Catégories dans leur genre. Genèses, enjeux, productions, Paris, Teseo Press, 2022, p. 355-378.
- 11. Voir E. Bucolo, A. Eydoux et L. Fraisse, « Parcours coordonné et crèche d’insertion. Deux dispositifs transversaux d’insertion des mères de famille monoparentale précaires », Revue des politiques sociales et familiales, no 127, 2018, p. 37-48.
- 12. Pour une discussion critique plus approfondie, voir Jean-Marc Harribey et Christiane Marty (sous la dir. de), Faut-il un revenu universel ?, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2017 ; Guillaume Allègre et Philippe Van Parijs (sous la dir. de), Pour ou contre le revenu universel ?, Presses universitaires de France, coll. « La Vie des idées », 2018.
- 13. Voir Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous, deux tomes, Saint-Cloud/Paris, Éditions de l’Onde/Génération libre, 2014 et 2017.
- 14. Voir Bernard Friot, Le Travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2019.
- 15. Voir Pavlina R. Tcherneva, La Garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, trad. par Christophe Jaquet, Paris, La Découverte, 2021.