
Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov
Trad. par André Markowicz et Françoise Morvan
Boulgakov n’écrit pas avec Dostoïevski, Gogol ou Pouchkine, il écrit depuis eux.
André Markowicz a su remplir le vide qui séparait le Master i Margarita des années 1930 de sa traduction de 1968, par laquelle fut introduit en France ce chef-d’œuvre de la littérature russe. Cette première mouture, très proche du texte de Boulgakov, avait toutefois un mérite inestimable : asseoir solidement l’idée qu’il y avait là une œuvre, et qu’à risquer un jour une retraduction moins littérale, on restituerait son élan d’origine.
Le Maître et Marguerite relate la visite du diable, ici baptisé Woland, à Moscou, et la traduction d’André Markowicz permet d’en découvrir toute la puissance satirique. Woland, flanqué de ses lieutenants, pérégrine tout à son aise dans un petit monde de bas instincts, avec ses envieux et ses couards1. Sans la brutalité d’un Baphomet, sans le charme dandyesque de Méphistophélès, il sème farces, attrapes et maléfices. Le merveilleux fait irruption à Moscou, sapant le rationalisme obtus d’une administration soviétique médusée, incapable d’expliquer la magie noire. Plus les réactions du pouvoir se font ineptes, plus Woland se gausse, et plus on donne raison à son rire pourtant si sardonique, qui déchire la fiction délétère que l’URSS entretient.
Le texte de Boulgakov avait déjà regagné une certaine épaisseur dans la traduction qu’en avait donnée Françoise Flamant2. Celle-ci rendait surtout sensibles dans l’œuvre la forte imprégnation du mythe de Faust ainsi que les clins d’œil nombreux à Pouchkine, Gogol ou Mandelstam. Markowicz, accompagné dans sa tâche par Françoise Morvan, préfère voir dans Le Maître et Marguerite un palimpseste plutôt qu’un catalogue de références, tant compte l’héritage de ces grands noms de la littérature russes, dont les voix trament le récit. Boulgakov n’écrit pas avec Dostoïevski, Gogol ou Pouchkine, il écrit depuis eux ; depuis Pouchkine en particulier. Le plus grand des romantiques russes a en effet mis en évidence le partage qui existe en Russie entre l’histoire, tragique, dévorante, et la maison, ce lieu à soi où se retirer pour absorber les fracas de l’Empire russe.
Il ne fallait rien moins que l’intimité de Markowicz avec Pouchkine, conquise à raison de dizaines d’années de travail, pour reconnaître dans Le Maître et Marguerite une population moscovite écrasée par l’histoire. Boulgakov entame en effet son roman en 1928, année où fut proscrite, sur ordre de Staline, la propriété d’un appartement privé. Markowicz s’est chargé de débusquer et de faire saillir plus encore dans sa traduction les indices du manque cruel, pour les Moscovites, de maison3 et de repos. Par là, cette nouvelle traduction donne à voir un autre pan, occulté jusqu’alors, du génie subversif de Boulgakov. Privés de maison et de repos, hommes et femmes n’ont plus qu’à se débattre avec les vicissitudes de l’histoire soviétique, proies d’un totalitarisme qui prospère par ailleurs sur toutes les mesquineries auxquelles pousse la promiscuité. La critique de Boulgakov dépasse ce qu’on s’était d’abord limité à voir dans Le Maître et Marguerite : une charge contre les « écrivains officiels », nantis de privilèges et complices du pouvoir.
Avec la visite satirique de Woland s’entremêlent deux autres récits, une histoire d’amour et un roman historique, composant ainsi trois grands registres qui canalisent les dizaines de langues et de styles confondus dans Le Maître et Marguerite. Élégie, épopée, confession, drame : la pluralité des genres se trouve néanmoins portée par une grande unité dramaturgique. Boulgakov, immense homme de scène, écrit d’un russe vivace et volontiers populaire qu’André Markowicz, rompu à la traduction de textes de théâtre, approche en osant un lexique aux accents d’oralité.
L’histoire d’amour unit le Maître et Marguerite : lui a signé un manuscrit remarquable mais l’a brûlé de peur qu’il ne lui vaille la prison ; elle, amante éplorée, vit accablée par la disparition du Maître. Dès lors, leurs retrouvailles, orchestrées par Woland, et surtout le repos qui leur est offert à la fin du roman prennent l’allure d’une résolution. Cette minuscule histoire d’amour rétablit à son échelle un équilibre : les forces du mal agissent dans un monde tellement vicié qu’elles accouchent finalement du bien4.
Émaillant le livre de Boulgakov, le récit historique se compose de passages du roman du Maître. Ceux-ci racontent le jugement que Ponce Pilate prononce à Ierchalaïm contre un certain Iéchoua et le supplice de ce dernier, rappelant des épisodes de la vie de Jésus à Jérusalem. « Qu’est-ce que la vérité ? », demande le procurateur de Judée à Iéchoua, question que l’écheveau des récits répercute à l’intention de tout Moscou. La condamnation inique de Iéchoua et l’absurdité soviétique réfléchissent la même corruption du vrai par les idéologies.
Boulgakov aussi a brûlé des passages de son roman ; lui aussi a écrit obstinément pendant douze ans ce livre qu’il savait impubliable ; lui aussi a eu son œuvre sauvée par son grand amour. Dans le parallélisme entre les destins du Maître et de Boulgakov, on identifie comme une prémonition que la postérité aurait réalisée, et qu’André Markowicz nous permet de saisir : faute de maison, la vérité surgit là où on est suprêmement soi : dans l’écriture et dans l’amour.
- 1.22 - Un bon exemple est donné dès les premiers chapitres de l’ouvrage : la fausse érudition pompeuse du personnage de Berlioz cède vite la place à un lexique grossier dès lors que la lâcheté gagne ce dernier.
- 2.23 - Reprise en collection « Folio » en 2019.
- 3.24 - Le traducteur a fait le choix de traduire les noms des personnages, et notamment Bezdomny, par Sans-Logis.
- 4.Le roman met en exergue cette citation du Faust de Goethe : « une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien ».