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Notes de lecture

Dans le même numéro

André-la-Poisse de Andreï Siniavski

Trad. par Louis Martinez, préface de Iegor Gran

juin 2021

Les contes pour enfants dissimulent leur cruauté derrière des personnages ou des allégories : un loup, un miroir, une pomme… D’autres récits ne s’embarrassent pas de ces artifices et malmènent leurs personnages au vu et au su du lecteur, ainsi des fameux Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam ou des Fantaisies de Hoffmann, à qui André-la-Poisse est dédié. Très vite, dans ce court roman, un monde imaginaire est posé, qui fait alliance avec le merveilleux pour plonger André dans les situations les plus tragiques, un trop-plein auquel le lecteur cesse vite de consentir. Comment tout cela peut-il être si noir ?

Andreï Siniavski n’épargne aucun tourment à son héros. De la première à la dernière page, le sort s’acharne sur ce dernier, sorte de Job moscovite imbu de bons sentiments, qui cause malgré lui des dommages partout où il pointe son nez. L’un de ses frères croit sauver André des eaux de la mer Noire, il se fracasse le crâne contre une ancre ; un second frère se lance à sa poursuite, il meurt percuté par une voiture ; une femme s’entiche d’André mais celui-ci, dans sa grande naïveté des choses de l’amour, la plonge dans les pires affres – l’infortunée tombe finalement dans les bras d’un Béotien. À l’origine de ces plaies, un pacte inaugural qu’André passe avec une fée maligne pour soigner son bégaiement, mais qui lui vaut sa malédiction. Chapitre après chapitre, les cinq frères du héros périssent, frappés par le mal dès qu’ils se trouvent dans son entourage. Seule la mère d’André, témoin de la ruine de sa famille, demeure d’un bout à l’autre du livre, comme un œil terrible braqué sur André, et juge de son affliction.

Une fois le décor planté, une fois sa chance donnée au style « réaliste » de Siniavski, reste à comprendre à quelle dénonciation le merveilleux sert d’alibi. André-la-Poisse n’a qu’un rêve : écrire une grande œuvre pour racheter ses fautes et échapper à ce qu’il y a de damné dans la condition humaine. « Chacun de nous ne rêve que de se blanchir d’une manière ou d’une autre : par ses travaux, par ses enfants, par ses livres. » Par ailleurs – et là est peut-être la méditation centrale du roman –, la littérature ménage un espace indemne des drames que cause André : « Je me dis qu’au pis-aller je pourrais emménager dans un manuscrit. Sur papier je suis tellement plus séduisant ! Voilà un lieu où je suis hors soupçon. » L’écriture devient le vrai sujet du conte, et la page un sanctuaire soustrait au mal, qu’importe d’ailleurs qu’il soit ou non le fait d’André.

Difficile de ne pas interpréter la malédiction du héros et son caractère de fatalité comme une métaphore du Léviathan soviétique et de sa mécanique implacable. Ainsi, l’écrivain devient la figure la plus éminente de la dissidence. Le héros n’est presque plus rien en fin d’ouvrage, sinon un texte – cette « pile de feuillets écrits en une nuit  » : il a perdu tout soutien, d’abord car ses proches sont morts en sa compagnie, ensuite parce qu’il s’est refusé à tout contact humain. L’écrivain a quelque chose de solitaire, de réduit, de minuscule, et sa dissidence l’air d’une impuissance qu’anéantit une puissance policière disproportionnée. Cet immense écart explique l’aspect inique de la répression.

Andreï Siniavski est connu d’Esprit, pour y avoir publié un article qui lui valut arrestation et déportation au Goulag en 1966, traque que son fils Iegor Gran raconte dans son dernier roman, Les Services compétents1. André-la-Poisse, terminé en 1979 pendant l’exil parisien de Siniavski, conçoit la dissidence dans cette extrême fragilité du narrateur-personnage, dont il s’accommode finalement assez bien et qu’il dépasse au moyen d’une écriture vive et puissante. André se trouve entouré par cinq frères, la crème du monde soviétique : un capitaine de marine, un grand chirurgien, l’un des archontes du régime, un soldat flamboyant, un propriétaire finalement confondu comme koulak. Comment l’écrivain qu’est André, à l’ombre de ces figures admirables, peut-il passer pour autre chose qu’un parasite ? Claude Lefort disait du dissident qu’il était « l’homme en trop », qu’on ne peut assigner à aucun groupe et qui s’obstine à toujours vivre dans des interstices. Le conte merveilleux élève à la dissidence le pestiféré André-la-Poisse.

Lire ce récit, c’est bien sûr s’émouvoir d’une petite musique qu’on entendait déjà chez Boulgakov, chez qui la légèreté, la hauteur semble la seule attitude qui vaille tant le monde est lourd, tant le malheur nous emporte au plus bas. Mais Siniavski, fort de ce lignage, ne s’interdit pas les tirades dostoïevskiennes, celles, graves et terribles, qui ouvrent des abîmes. En témoigne ce morceau de bravoure : « De quoi suis-je coupable ? Peut-être ne suis-je pas pire, mais meilleur que les autres ? Et je songe, tout en me fustigeant, que je suis malgré tout terriblement bon, horriblement intelligent ! Comment Dieu tolère-t-il ma présence sur terre ? Et si je déplais à tous, peut-être qu’en revanche je conviens à Dieu seul ? Non, je suis de ceux qu’on doit jeter sous les roues d’une voiture… »

  • 1.Andreï Siniavski (sous couvert d’anonymat), « Le réalisme soviétique », Esprit, février 1959 ; Iegor Gran, Les Services compétents, Paris, P.O.L, 2020. Voir le compte rendu d’Agnès Louis dans Esprit, juin 2020, et la vidéo de la rencontre avec Iegor Gran, esprit.presse.fr, novembre 2020.
Les éditions du Typhon, 2021
168 p. 15 €

Benjamin Tainturier

Doctorant au médialab de SciencesPo, journaliste indépendant.

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.