
D’un monde à l’autre. Récits de transition
Dans les discours sur la pandémie de Covid-19, l’idée que le monde d’après devrait être radicalement différent du monde d’avant a prévalu. Quatre canevas anciens qui soutiennent les récits de transition d’un monde à l’autre ont été convoqués : l’eschatologie, la zone d’autonomie, le techno-progressisme et le Grand Soir.
Dans les moments de crise, l’espace médiatique se trouve saturé d’images, d’une part parce qu’un besoin d’intelligibilité inédit – qui réclame notamment des contenus iconographiques – se fait jour, d’autre part parce que les médias fonctionnent à plein régime pour nourrir cette demande. L’INA a par exemple mesuré un taux d’occupation des dépêches AFP par les sujets liés à la Covid-19 de près de 80 % entre le 15 mars et le 15 avril[1]. Reste que, si inflation des contenus il y a eu, peu d’images se sont imposées comme étant des représentations consensuelles de la crise.
Absence d’images
Les analyses traditionnelles des moments historiques et des représentations qu’ils suscitent rendent compte d’un étonnant paradoxe : en dépit de productions iconographiques pléthoriques, ce sont souvent les mêmes images que l’on retient et qui défilent en boucle dans les médias et sur les écrans. Le 11-Septembre constitue un cas d’école. L’historien de la photographie Clément Chéroux s’est appliqué à démontrer comment seulement quelques visions de l’événement avaient focalisé l’attention, imprimant ainsi la mémoire collective de contenus fragmentaires mais symboliques de l’attentat : ces pompiers levant le drapeau américain sur Ground Zero, ou cet homme en chute libre sur un fond strié de verre et d’acier[2]. Clément Chéroux, identifiant dans les images les plus virales de l’attentat les rémanences d’une vieille imagerie américaine qui emprunte à Pearl Harbor et à la prise de l’île d’Iwo Jima, postule que la masse de contenus produits en période de crise se réduit considérablement une fois passée au tamis de la mémoire collective. Est en cause la montée en puissance des agences photographiques filaires au détriment des agences photographiques traditionnelles. N’était le travail de ces indépendants, l’histoire des images bégaierait.
A-t-on connu, ces derniers mois, une telle cristallisation de notre appétit visuel autour d’un petit nombre de contenus ? Ce n’est pas l’avis d’André Gunthert, historien des cultures visuelles et enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales. Pour le fondateur de la revue Études photographiques (1996-2017), « nous avons été face à une remarquable absence d’images, qui peut s’expliquer par la place accordée aux stéréotypes pour expliciter et traduire les phénomènes auxquels nous sommes confrontés. Or les stéréotypes de la Covid-19 n’existent pas encore et, de fait, nous n’avons pas encore trouvé d’expression consensuelle de la crise. »
Aucun contenu spécifique n’a vraiment ravi à tous les autres le statut de symbole de l’événement. Cyril Zannettacci, photographe de l’agence Vu explique que « le caractère impalpable du virus a exigé des professionnels de l’image qu’ils trouvent d’autres récits, renforçant la difficulté de se démarquer entre eux dans la composition et les codes picturaux ». La plupart des photographes, selon André Gunthert, ont ainsi été confrontés à « une mutation sans précédent de l’espace public au sein duquel le sujet s’est absenté ».
De fait, il n’est pas inédit qu’une pandémie déjoue les mécanismes collectifs complexes qui fabriquent des mythes et des topoï. André Gunthert citait le récent livre de Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré (La Découverte, 2019), pour pointer la pauvreté de l’iconographie de l’épidémie de peste bubonique à Rome. Vouloir à tout prix que des images recueillent l’assentiment collectif, c’est oublier que l’image est aussi affaire de récit et que, dans notre cas, une mise en récit des événements s’est bien imposée, se passant largement d’images. L’idée que le monde d’après devrait être radicalement différent du monde d’avant a prévalu. Nombreuses ont en effet été ces tribunes et newsletters qui, chacune auprès de leur lectorat, scénarisent la crise comme faillite d’un certain modèle et début d’une nouvelle ère[3]. Peu importe la fonction intrinsèque de ce discours : qu’il soit un vœu pieux, une prière pour le futur, un fait de communication politique, cette proposition narrative particulière a été tellement prépondérante que c’est peut-être dans sa direction qu’il faut chercher cette « remarquable absence d’image » dont parlait André Gunthert.
Une telle mise en récit des événements, qui vise à le faire considérer unanimement comme un point de bascule, n’avait rien d’obligatoire. Dominique Kalifa, dans l’épilogue d’un ouvrage collectif consacré aux noms d’époques qu’il vient de diriger, revient sur l’absence d’un tel métadiscours applicables à trois moments de l’histoire récente, trois candidats au poste de terminus ad quem pour le XXe siècle : « Aucun événement ou aucune date n’est parvenu à s’imposer comme une évidente clôture (ni la chute du mur de Berlin en novembre 1989, ni le lancement public d’Internet en 1993, ni même le 11 septembre 2001 ne font vraiment consensus)[4]. » Nous nous proposons ici de revenir sur quatre canevas anciens qui soutiennent les récits de transition d’un monde à l’autre pour montrer comment ils ont été convoqués ces derniers mois : l’eschatologie, la zone d’autonomie, le techno-progressisme et le Grand Soir. Ce sont ces récits de transition, de fins et de débuts, qui ont recueilli de façon consensuelle notre besoin d’intelligibilité collective, plutôt que des images virales et symboliques.
L’échec de l’Apocalypse
On aurait pu croire que se trouveraient au moins réactivées les références à une théodicée des catastrophes. Or ce mythe de l’effondrement par le haut, quoique souvent mobilisé dans l’histoire des épidémies, n’a pas été réutilisé par les institutions religieuses. Dans son discours urbi et orbi, tenu le 12 avril à l’occasion de Pâques, le pape François a insisté sur le devoir de solidarité plutôt que sur d’éventuelles origines divines de l’épidémie. « Le clergé n’est plus un acteur de premier plan dans ce genre d’événement », avance Guillaume Cuchet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil. « Il était commun de constater des réflexes pénitentiels face à une catastrophe. Tel a été le cas avec les musulmans indonésiens après le tsunami de 2003 ou chez les Haïtiens avec le séisme de 2010. Mais ce genre de théologie a été désinstallé dans le christianisme occidental, par le christianisme lui-même », poursuit l’auteur de Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018).
Si le discours des clercs saluait la puissance retrouvée de l’État souverain, les publications qui entretiennent un rapport au religieux n’ont pas manqué de saisir l’opportunité de cet « événement total[5] ». La revue Études a ainsi créé un « nouveau billet de confinement » dans lequel les auteurs réguliers de la publication mensuelle catholique sont invités à « exprimer leur vœu de changement », afin de répondre, selon elle, « au besoin d’utopie pour résister à d’autres catastrophes et inventer de nouvelles manières d’habiter ce monde ». Bien qu’il ait été vécu de manière très inégalitaire, le confinement obligatoire aurait renouvelé le rapport à soi et aux autres. « Les circonstances particulières de la pandémie ont été utilisées pour valoriser la vie spirituelle et intérieure contre l’univers de la consommation et de la vitesse », analyse Yann Raison du Cleuziou, maître de conférences en science politique. Le chômage partiel a pu déchirer cette temporalité contraignante qui caractérise nos sociétés de l’efficacité. Le battement lent des jours est alors apparu au plus grand nombre comme un outil de résistance à une certaine modernité. Mais pour Guillaume Cuchet, l’imaginaire eschatologique n’a donc pas été aussi puissant que dans d’autres épidémies, comme la « grippe espagnole », notamment parce que la Covid-19 a été relativement contenue : « Une crise de mortalité extraordinaire, telle que la définissaient les démographes du XVIIIe et XIXe, correspond à une multiplication par deux de la mortalité ordinaire sur un an. Or le coronavirus est bien moins létal que son image sociale ne laisse paraître », avance le spécialiste de l’anthropologie religieuse qui ajoute : « l’absence de vie religieuse collective n’a pas permis l’émergence d’une expérience commune ». Que l’on force plusieurs milliards d’êtres humains à adopter des formes de vie sobres et frugales a servi de confirmation à ceux qui vivaient déjà ainsi. En cela, Yann Raison du Cleuziou explique que, dans l’univers catholique, « ceux qui avaient choisi de rompre avec la société progressiste, pour s’engager dans un mode de vie néo-rural, ont vécu la pandémie comme une revanche. Le modèle du monastère comme organisation utopique de la société a ainsi été réactivé pendant la crise car il correspond à une manifestation de la valeur donnée au confinement. » La condition de cet idéal passe par la création d’une communauté, c’est-à-dire d’un espace délimité où l’ordre spirituel est en harmonie avec la nature[6].
L’autonomie contre l’État
L’imaginaire de fin du monde d’inspiration catholique convoqué ces dernières semaines « révélait » donc moins le désastre de nos modes de vie que la félicité d’une existence simple. L’Église catholique n’a pas le monopole de ce récit qui trouve un nouveau monde dans le retour à la Terre. Des versions moins traditionalistes de cet imaginaire ont remporté un succès tout particulier en interprétant les grands échecs des États face à la pandémie comme des preuves des mérites de l’autogestion.
La lente prise de conscience de la dangerosité de la Covid-19, la gestion calamiteuse des matériels de protection et, plus généralement, les politiques économiques liées à l’hôpital public ont révélé certaines défaillances de l’État. Les stratégies qui visent à l’autonomie ont donc gagné en légitimité : on les a vues s’imposer, sur le modèle des Brigades de solidarité populaire. Ces groupes citoyens, nés à Milan au sein du mouvement antifasciste, ont essaimé dans l’Hexagone en aidant les plus précaires, tout en proclamant un message clair : « l’auto-défense sanitaire » ou encore, « seul le peuple sauve le peuple ». Ce désir de s’organiser en dehors de l’État, jugé incompétent ou trop proche des intérêts des classes supérieures, anime l’imaginaire de la zone d’autonomie. Sans affronter directement l’ordre établi, mais sans non plus l’intégrer dans l’objectif de le transformer de l’intérieur, cette stratégie interstitielle entend créer des brèches, multiplier les espaces contre-hégémoniques en périphérie du pouvoir[7].
Le glissement des discours gouvernementaux, au départ favorables à un changement de système, puis encourageant finalement à tout prix la reprise économique, a accordé du crédit à cette forme de résistance politique qui part du constat que le capitalisme, bien que déliquescent, ne disparaîtra pas de ses propres contradictions. Face à cet état de fait, vivre de manière autonome dans les « ruines » de ce mode de production offre des perspectives d’émancipation. C’est ce que développe l’anthropologue Anna Tsing, très présente dans les récits produits pendant la pandémie, dans son travail sur le matsutake, un champignon rare qui ne pousse qu’à l’ombre des pins dégradés par la main de l’homme[8]. Puisqu’il grandit dans des lieux dégénérés, le matsutake devient métaphore de la possibilité d’une existence épanouie, créative, dans des espaces dévastés par le capitalisme. Cette intuition de la possibilité d’une vie digne en dehors des espaces du capitalisme renvoie à des pratiques et des réflexions classiques autour de la zone d’autonomie. Vécue comme un espace capable de se propager, celle-ci pourrait, selon Floreal Romero, « diluer le capitalisme […] sans attendre la révolution, et même parfois en pensant qu’elle pourrait ainsi la hâter[9] ». La pandémie a contribué à donner une image valorisée de ces « lieux-charnières multifonctionnels, qui restituent l’importance de la notion de communs[10] ». Suivant les indices d’une forme d’écologie sociale, il est intéressant de constater le nombre de témoignages qui formulent le désir d’une existence plus lente, plus respectueuse de l’environnement, loin des errances de l’État et du capitalisme.
L’imaginaire d’Internet capturé
Des oppositions historiques factices entre réel et virtuel ont largement contribué à faire d’Internet le lieu par excellence de l’autogestion, soustrait aux menaces étatiques et capitalistiques[11]. Dans un contexte de telle vivacité du récit de la zone d’autonomie comme levier d’un futur monde ré-enchanté, il y a lieu d’étudier les échos que ce récit à succès a eu sur l’imaginaire d’inspiration libertaire d’Internet.
Les discours sur les nouveaux mondes identifient souvent des points de bascule dans les technologies : la machine à vapeur, l’électricité, la bombe atomique, Internet ont bien tramé des récits d’avant et d’après et ont rechargé l’histoire en rendant possible de nouvelles activités. Internet a d’emblée véhiculé des promesses de nouveau monde, des discours sur l’émancipation de l’homme par la circulation libre et décentralisée de l’information qu’il permettait. La cybernétique, discipline dédiée à l’étude de l’information, a été le lieu d’une réflexion sur l’auto-organisation des communautés humaines, avec l’idée que la perfection de l’information suffirait aux acteurs pour s’orienter dans le monde et décider librement. L’imaginaire d’Internet s’est trouvé ensuite raffiné avec l’apparition du Web dans les années 1990, favorisant l’éclosion de nombreuses utopies du cyberespace qui empruntaient à la fois à une esthétique de la communauté d’inspiration religieuse[12] et au fantasme de l’enclave protectrice des zones d’autonomies soustraites aux pouvoirs centraux.
Or on a assisté, pendant toute la crise de la Covid-19, à une tentative d’empêchement de ces récits émancipateurs. En situation de confinement, les technologies numériques ont servi de moyen d’appui pour les rapports sociaux, Internet s’imposant comme le médium incontournable dans cette période de transition. Parallèlement, et compliquant la tentative de réinvestissement des libertés publiques dans les libertés numériques, un nouveau pas a été franchi par Google et les grandes firmes du numérique dans leur tactique de « captation » (pour reprendre le terme de Benjamin Loveluck) des flux d’information. La stratégie du géant sis à Menlo Park consiste à prendre à rebours l’idéal de décentralisation porté par les pionniers du numérique, pour occuper une position d’intermédiaire absolu, de nœud inévitable pour tous les échanges de données[13]. En très peu de temps, des litiges d’ampleur impliquant des nouvelles technologies se sont accumulés. Il y a eu d’abord l’annulation, le 27 mars, par le conseil d’État, de l’amende de 100 000 euros infligée par la CNIL à Google en 2016. Ensuite, États et moteurs de recherche ont signé des accords forçant désormais l’apparition des sites gouvernementaux en tête des résultats renvoyés par ces moteurs lors de requêtes liées à la maladie. Enfin, l’adoption de l’application StopCovid, le mercredi 27 mai à l’Assemblée nationale, a posé la question d’un transfert de données et de souveraineté de l’État vers Google, StopCovid encapsulant notamment une technologie reCAPTCHA fournie par l’entreprise américaine. « On assiste à un rapprochement et à une collaboration de plus en plus forte des États et des géants du numérique. Pendant la crise, Eric Schmidt, ancien PDG de Google, s’est félicité du rôle qu’ont joué les Big Tech. Il en va dans ses déclarations d’un effort de revalorisation symbolique de ces entreprises dans le débat public », analyse Félix Tréguer, sociologue et membre fondateur de l’association La Quadrature du Net. « Il y a une tendance à fétichiser la technologie en exagérant beaucoup le caractère novateur des pratiques numériques dans les nouvelles formes de résistances. Ces pratiques ne sont vraiment pertinentes que si elles soutiennent des schémas de résistance ancrés, charnels pour ainsi dire. Le numérique seul ne peut pas grand-chose », continue Félix Tréguer. Si un certain récit technophile a pu être convoqué pendant la pandémie, c’est donc surtout comme adjuvant du récit de la zone d’autonomie.
Le Grand Soir aura-t-il lieu ?
À la Belle Époque, la frange la plus radicale du mouvement ouvrier, proche de Gustave Hervé, s’était faite à l’idée que la guerre à venir devait représenter l’opportunité d’un grand chambardement révolutionnaire. La pandémie mondiale et l’arrêt des activités signaient bien un moment opportun pour le renversement de l’ordre établi, fameux Grand Soir que devait faire advenir la main de l’homme, le contexte ne servant que d’expédient. Pendant le confinement, le ministère de l’Intérieur a bien signalé que les milieux de l’« ultra-gauche » avaient retrouvé une certaine vitalité. Les médias les plus radicaux ont de leur côté largement exaspéré ces instincts révolutionnaires, Hors-Série publiant, par exemple, des best of thématiques dont le premier fut consacré à la nécessité d’en recourir à la violence dans le processus de basculement révolutionnaire.
Tel que réélaboré aujourd’hui par des collectifs comme Le Parti Imaginaire, ou au sein du « black bloc », le Grand Soir se conçoit comme un récit minimal qui n’a pas besoin d’un mouvement de l’histoire. Au mieux, le substrat des événements n’est fécond que d’opportunités, jamais de nécessités. Il y a là l’idée tout à fait libertaire de la responsabilité et de la puissance de l’homme comme agent total de l’histoire. En dérive une considération du moment insurrectionnel comme singularité et comme absolu, ne devant rien ni passé ni au futur. Cette pensée se trouve bien illustrée dans le dernier livre du sociologue Romain Huët, qui traite des phases les plus intenses des révoltes comme de grandes scènes esthétiques, des phases de sensations exacerbées destinées d’abord à faire apparaître le pouvoir dans toute sa vérité, sa crudité, son obscénité[14]. Aujourd’hui, la nébuleuse radicale que composent les entités plus ou moins superposées que sont Le Parti Imaginaire et Le Comité invisible prolonge cette réflexion par des mots très durs à l’encontre des manifestations syndicales, organisées et déclarées en préfecture[15]. Pas plus qu’elle ne couronne un processus historique, la spontanéité révolutionnaire ne supporte ni normalisation, ni routinisation.
La population française s’est relativement disciplinée à l’annonce du confinement, alors que des manifestations ont eu lieu dans le monde entier. L’inventaire des mouvements sociaux internationaux, dressé par le site militant Le Poing pendant la pandémie, en donne la preuve. La référence au Grand Soir, comme avènement d’un nouveau monde régénéré dans le processus révolutionnaire, a donc été inopérante.
Les anarcho-syndicalistes proposèrent au tournant du XXe siècle que le Grand Soir advienne non dans le fracas de la violence révolutionnaire, mais grâce au processus plus pacifique de la grève générale. C’est finalement surtout cette dernière idée, variante plus tardive et beaucoup plus douce du grand récit du millénarisme anarchiste, qui fut fantasmée lors de la pandémie. En témoigne la nouvelle fortune qu’ont connue sur les réseaux sociaux la bande-dessinée de Gébé et le film de Jacques Doillon, Jean Rouch et Alain Resnais que le livre inspira, L’An 01. Nombreuses furent en effet les références à cette œuvre racontant comment, du jour au lendemain, chacun préfère rester chez soi plutôt que d’honorer son poste de travail.
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Cette prolifération de discours sur un monde en bascule s’organise donc selon quatre grandes variations qui n’ont pas été convoquées avec le même succès ni selon les mêmes règles. Ces grands récits se sont rassemblés autour de l’idée commune de vie à l’écart ou de démission : la retraite monacale, la zone d’autonomie, éventuellement prolongée dans le cyberespace, et la grève générale. Ces imaginaires proposent une intelligibilité de la crise comme moment de passage d’un monde à l’autre. Chacun procède également d’un même désir de retrouver des références connues et d’arracher à l’événement ses épisodes les plus insaisissables. L’imaginaire a donc pris le relai là où, comme le remarquait André Gunthert, l’image ne suffisait pas.
Dans l’épilogue de son livre, Dominique Kalifa analyse un rapport au temps et à la périodisation historique bien singulier depuis les quarante dernières années, au moins depuis l’époque où fleurissent énormément de préfixes « post- » accolés à des périodes ou à des phénomènes historiques : postmodernité, postcolonialisme, post-démocratie, post-vérité[16]… Contacté, Dominique Kalifa éclaire ce retour aux imaginaires : « Il me semble que l’on assiste à une réinvention des avenirs. Contradictoires, complexes, pas forcément articulables, tous les imaginaires ont pour caractéristique de chercher à réinventer les avenirs alors que, tout ce qui se passait avant, avec cette prolifération des “post-”, visait à le fermer, à l’adosser à un passé circonscrit. » Comment nommer alors cette période si riche en imaginaires ? Le Fonds monétaire international a proposé pour cela l’expression “The Great Lockdown”, mais peut-être cette étiquette véhicule-t-elle trop l’idée d’une phase bornée plutôt que l’ouverture d’une nouvelle époque. Comme le donne à penser Dominique Kalifa, nous vivons bien la fin d’une période, celle des « post- », où le futur ne prenait sens que par rapport à un passé révolu. Une interprétation corrélative ferait donc de la Covid-19 le marqueur irréfutable, dans l’anthropocène, de notre entrée dans un cycle inédit de crises mondiales.
[1] Voir notamment le document « Coronavirus – Étude de l’intensité médiatique » sur le site du chercheur à l’Institut national de l’audiovisuel Nicolas Hervé.
[2] Clément Chéroux, Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Paris, Le Point du Jour, 2009.
[3] Bruno Latour invitait, le 30 mars dernier, les lecteurs du quotidien AOC à renseigner dans un questionnaire les pratiques du monde d’avant qu’ils souhaitaient voir disparaître et celles qu’ils souhaitaient conserver pour le monde d’après.
[4] Dominique Kalifa (sous la dir. de), Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, 2020, p. 340.
[5] Bruno Frappat, « Le coronavirus, un événement total », La Croix, 14 février 2020
[6] Cette conception conservatrice des communs a notamment fait l’objet d’un dossier de la revue Limite, dont la ligne éditoriale mêle traditions catholiques, scepticisme antimoderne et décroissance : « Le trésor d’un Tout en Commun », Limite, n° 18, avril 2020.
[7] Voir Erik Olin Wright, Utopies réelles, trad. par Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, Paris, La Découverte, 2017.
[8] Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivree dans les ruines du capitalisme, trad. par Philippe Pignarre, préface d’Isabelle Stengers, Paris, La Découverte, 2017.
[9] Floreal M. Romero, Agir ici et maintenant, Rennes, Éditions du commun, 2019.
[10] Ibid.
[11] Patrice Flichy, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001.
[12] Voir le quatrième chapitre de Benjamin Loveluck, Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’internet, Paris, Armand Colin, 2015.
[13] Ibid.
[14] Romain Huët, Le vertige de l’émeute, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
[15] Voir par exemple le dernier ouvrage du Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017, p. 29 : « Alors que le corps social fait eau de toutes parts, y compris le vieux corps d’encadrement syndical, il parut évident à tout manifestant vivant que les défilés traîne-savates relevaient de la pacification par la protestation. »
[16] D. Kalifa (sous la dir. de), Les noms d’époque, op. cit.