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Notes de lecture

Dans le même numéro

Ce que Nature sait. La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers de Nicolas Bouleau

décembre 2021

Certains passages de ce livre demanderont des efforts aux lecteurs ne disposant pas d’une solide culture scientifique. L’enjeu le mérite : il s’agit rien de moins que de redéfinir de manière nouvelle, avec une rigueur quasi mathématique, la dualité nature-culture et de fonder scientifiquement une attitude de respect à l’égard du vivant et de prudence à l’égard des retombées possibles des progrès de la génétique et de la biologie de synthèse. La pandémie, évoquée brièvement dans la postface, confère à ce livre une actualité certaine : même si ce n’est pas la plus probable, « l’hypothèse d’un virus fabriqué en laboratoire ne peut être totalement exclue ». Quelle qu’en soit la cause, l’apparition du Sars-Cov-2 illustre le type de risques auxquels nous sommes désormais soumis, que ce soit par l’effet des perturbations des écosystèmes ou par celui des manipulations génétiques.

Deux propositions jouent un rôle crucial dans l’argumentation. La première a trait aux limites de la connaissance. Les mathématiciens en ont pris conscience à partir des travaux de Kurt Gödel, dont le célèbre théorème de 1931 prouve qu’une théorie (un système d’axiomes) suffisante pour démontrer les théorèmes de base de l’arithmétique est toujours incomplète, au sens où il existe des énoncés logiquement consistants dans ce cadre, mais « indécidables » – c’est-à-dire qui ne peuvent être ni démontrés ni réfutés à partir de ces seuls axiomes. Loin de rester une pure curiosité philosophique, ce résultat se vérifie concrètement sur des exemples simples. Comme l’indique Bouleau, « l’indécidable est vraiment une surprise absolue, une propriété nouvelle du savoir scientifique le plus précis et le plus rigoureux que l’on connaisse, celui relatif aux nombres entiers qui s’écrivent avec des expressions finies dans un alphabet fini ». Et l’on a de bonnes raisons de penser que « cette découverte majeure n’a pas eu le temps de peser de tout son poids sur notre culture, sur la rationalité que nous partageons, qui est à la base de nos comportements, y compris de nos comportements scientifiques ». Les limites de la biologie sont apparemment d’une autre nature que celles des mathématiques, mais l’auteur montre de façon convaincante qu’il y a plus qu’une vague analogie entre les deux. L’indécidabilité, en effet, peut être prouvée « pour des systèmes formels si simples en comparaison de ce qui est connu des réactions à partir de l’ADN, que de tels systèmes formels devraient à l’évidence être considérés comme présents dans la synthèse biologique ». Concrètement, cela signifie, d’une part, que l’on ne pourra jamais prédire avec certitude les conséquences de la modification d’un ADN, ou même simplement de l’introduction dans l’environnement d’une molécule capable d’interagir avec les processus biologiques, et, d’autre part, qu’il est radicalement impossible de connaître et de reproduire les processus ayant abouti aux formes actuelles du vivant. Sur cette base scientifique, le mathématicien interpelle les biologistes, beaucoup d’entre eux ne semblant pas conscients du fait qu’ils sont désormais capables d’enclencher des processus dont les conséquences ne peuvent être anticipées : « La biologie est pertinente pour prendre soin du vivant existant, mais […] le mandat qu’elle se donne volontiers à elle-même de l’inventer est infondé. »

De là découle une autre idée maîtresse du livre : le respect que nous devons à la Nature est d’ordre cognitif. Elle peut être vue comme la figure paradigmatique « d’un savoir opérant, mais inaccessible ». Pour l’auteur, « le concept d’entité disposant d’un savoir définitivement inaccessible est fondamental », malgré le risque évident d’une lecture anthropomorphique : « On pourrait parler d’un effet de savoir. Aucune divinité là-dedans. » Cette façon de s’exprimer permet de faire comprendre que le monde vivant dont nous faisons partie est l’aboutissement de plusieurs milliards d’années d’expériences biochimiques dont nous ne pourrons jamais connaître le détail et que nous sommes définitivement incapables de reproduire. En d’autres termes, selon une formule reprise plus d’une fois par l’auteur, « la nature est plutôt un témoignage qu’une archive ».

La Nature est étonnamment résiliente, elle a notamment acquis au cours de son évolution la capacité de résister aux perturbations naturelles qu’elle engendre elle-même, mais cette immunité a ses limites, elle est impuissante face aux perturbations induites par l’homme : « La Nature a sa propre logique, sa propre sagesse, qui n’est pas faite pour tenir compte des autoroutes, des monocultures, ni de la pêche industrielle », ni a fortiori des molécules créées en laboratoire et des modifications artificielles de l’ADN. La biologie de synthèse a la capacité de nous entraîner bien au-delà du domaine des possibilités explorées par la Nature.

Pour étayer ses conclusions, Nicolas Bouleau revisite avec beaucoup de rigueur et de hauteur de vue plusieurs siècles de réflexions épistémologiques. Son livre fourmille de réflexions philosophiques qui donnent à penser. Les développements consacrés à la « science-providence » sont passionnants. Il y montre que l’irresponsabilité dont font preuve trop de chercheurs s’enracine dans un impensé providentialiste, héritage du transfert sur la science de l’espérance religieuse à l’époque moderne. Or, aussi bien l’état le plus récent du savoir scientifique que l’expérience du dernier siècle ont rendu cette posture intenable : il n’est plus possible d’ignorer les conséquences potentiellement apocalyptiques qui pourraient résulter de certaines avancées de la science. L’auteur n’en tire pas la conclusion qu’il faut arrêter de chercher, mais à tout le moins que l’ampleur des risques impose une application rigoureuse du principe de précaution : « D’après tout ce qui précède, cela veut dire concrètement pour la biologie de synthèse d’accorder la plus grande prudence à la gradation progressive et contrôlée du passage de l’expérimentation en salle blanche, à l’expérience en présence d’éléments naturels en confinement strict sur un temps suffisamment long, pour éventuellement finir par libérer les êtres nouveaux ainsi enfantés, en veillant à ce que la responsabilité de ce risque, qui reste grand, soit prise selon des procédures politiquement justes au niveau planétaire. »

Presses universitaires de France, 2021
552 p. 29 €

Bernard Perret

Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (

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