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Notes de lecture

Dans le même numéro

Défense et illustration de la Renaissance, de Jean-Marie Le Gall

L’idée de Renaissance est aujourd’hui mise en accusation. La critique de l’européocentrisme conduit à voir la Renaissance comme une invention du xixe siècle qui a servi à asseoir l’hégémonie européenne. D’autre part, certains historiens médiévistes comprennent cette époque comme une simple période au sein d’un long Moyen Âge qu’elle aurait contribué à déprécier. Dans cette perspective, il y aurait même trois Renaissances : la Renaissance carolingienne au viie siècle, puis une Renaissance au xiie siècle qui préfigurerait ce que l’on entend ordinairement par Renaissance. Si la notion de Renaissance est complexe, problématique et contestée, elle reste une référence constante dans l’historiographie. Serait-il donc pertinent de renoncer à cette notion ou encore de la diluer dans le temps au risque de perdre toute cohérence historique ?

C’est à cette question délicate mais passionnante que répond cet ouvrage avec beaucoup de finesse et de clarté, en s’attachant à définir les traits principaux de la Renaissance tout en leur donnant un cadre temporel. Jean-Marie Le Gall entend ainsi «  sauver  » la Renaissance et en montrer toutes les faces, les plus heureuses comme les plus sombres, insistant sur le fait qu’il s’agit d’une époque mêlée, bien éloignée des archétypes superficiels auxquels on tend à la réduire.

Dans une première partie, l’auteur répond donc à trois principaux chefs d’accusations. La Renaissance, d’abord, n’aurait pas redécouvert ­l’Antiquité, dans laquelle le Moyen Âge baignait. Cependant, l’auteur montre que la différence entre le Moyen Âge et la Renaissance tient au fait que cette dernière a produit une diversification du corpus antique, en s’émancipant du magistère quasi exclusif d’Aristote porté par la tradition scolastique. Contrairement au Moyen Âge encore tout imprégné par l’héritage antique, cette époque a pris conscience de l’Antiquité comme d’une période passée, accédant ainsi à un sens de la discontinuité temporelle et de l’histoire.

D’autre part, l’européocentrisme attaché à la Renaissance ne peut pas se comprendre, selon l’auteur, sans être replacé dans le contexte des xve et xvie siècles où l’Europe était sous la menace ottomane. Il montre bien également la curiosité des lettrés européens pour les sociétés avec lesquelles ils ont été mis en contact. En témoignent l’intérêt pour la langue arabe, qui commence à être enseignée en Europe en même que temps que paraissent des traductions du Coran et d’Avicenne, ou encore l’apprentissage du chinois par les missionnaires jésuites. La colonisation des Amériques et la traite des Noirs constituent la face sombre de la Renaissance, dénoncées cependant par certains humanistes, tels le dominicain Las Casas, alors que la philosophie de Montaigne invite déjà à un décentrement de soi.

La question de l’humanisme et de ­l’anthropocentrisme clôt cette première partie. L’auteur montre que l’homme à la Renaissance renvoie à une appartenance et à un apprentissage et qu’il est bien éloigné de ­l’individu égoïste, solitaire et déifié dont seraient issus les maux du monde contemporain. En outre, la séparation de l’homme et de la nature s’effectue pour l’auteur au xviie siècle avec ­Descartes plus qu’à la Renaissance qui croit à une échelle des êtres et qui célèbre dans l’art aussi bien l’homme que la nature.

Jean-Marie Le Gall nous plonge alors dans l’histoire de la Renaissance en commençant par rappeler les premières lectures qui en ont été faites. C’est à Michelet que l’auteur attribue l’invention de la notion de Renaissance comme période historique au-delà de l’usage de ce terme dans le champ littéraire ou artistique. À la même époque, Burckhardt dresse le tableau du Quattrocento italien comme d’une époque qui a su trouver un équilibre dans la liberté, portant au plus haut degré de perfection «  l’unité du goût et l’amour du beau ». Sa Renaissance est enracinée en Italie, en particulier dans le réveil artistique toscan. Rien de plus éloigné de cette Italie enchantée que la Réforme. Pourtant, avec cette dernière, apparaît, selon l’auteur, le second visage de la Renaissance déjà tournée vers la modernité. Jean-Marie Le Gall rappelle que c’est à la sociologie et en particulier à Max Weber que l’on doit cette nouvelle vision de la Renaissance : l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme montre que le protestantisme, réhabilitant la vie active et prônant la liberté de conscience, est un vecteur de la société moderne.

Deux axes commandent la suite de l’ouvrage : le rapport à l’Italie et le rapport à l’avènement de l’époque moderne. S’il a existé un modèle italien, l’auteur montre que celui-ci a essaimé en Europe et s’est diversifié. La Renaissance en Italie fut elle-même plurielle et liée souvent à des métissages, comme à Venise où les influences orientales (byzantines, islamiques et juives) ont joué un rôle déterminant. Il y eut également une Renaissance rhénane dans des cités telles que Bruges, qui ont connu une grande vitalité économique et artistique. Les artistes voyageaient entre la Flandre et l’Italie, s’influençant réciproquement. L’auteur réserve aussi une place importante à la découverte des Amériques par les Hispaniques dans ce grand mouvement de renouvellement des arts et du savoir. La navigation fait entrer les hommes dans un nouveau rapport au savoir et au temps. Le savoir livresque est confronté à l’expérience, les lacunes des Anciens deviennent perceptibles et un nouvel horizon de pensée se dessine. Le temps qui passe n’est plus une altération de l’Antiquité mais devient un temps de progrès. Il existe cependant un contraste saisissant, à la Renaissance, entre l’ouverture progressive du savoir et la persistance d’une société extrêmement rigide, particulièrement en Espagne où se pratiquent l’Inquisition et les statuts de pureté de sang (limpieza de sangre).

L’auteur distingue aussi la Renaissance par les ruptures qu’elle introduit. Elle a inventé non l’esclavage mais le trafic triangulaire qui se distingue de la traite orientale par son intensité quasi industrielle et son caractère spéculatif. Elle a inventé l’imprimerie, condition d’un essor artistique et intellectuel et d’une diffusion de la Réforme protestante. Elle a enfin entamé un processus de sécularisation visant l’autonomie du politique par rapport au religieux, et dont la traduction en France est l’Édit de Nantes de 1562 qui reconnaît la liberté de conscience.

Pour terminer ce tableau de la Renaissance, l’auteur s’attache à définir les traits de l’individu qui, selon Burckhardt, est né à cette époque. Il montre que l’affirmation du sujet s’est faite à travers un double processus d’intériorisation et de dissimulation. Dans un contexte d’intolérance et de guerres de religion, l’individu doit savoir s’adapter aux circonstances et parfois prendre la fuite. Cependant, cette nécessité de cacher sa foi et son intériorité est aussi, paradoxalement, ce qui lui permet de mieux en prendre conscience, comme en témoignent les nombreuses autobiographies et autoportraits de l’époque. L’individu accompli devient une œuvre d’art, capable de déployer plusieurs faces changeantes. Il n’est plus réductible à une seule identité. Le conformisme rend possible une sincérité intérieure exigeante qui s’exprime magnifiquement sous la plume de Montaigne.

Au terme de ce parcours, on ­s’interroge avec l’auteur sur les liens qui nous unissent aujourd’hui à la Renaissance. Plus que par ses réalisations, c’est peut-être par sa complexité, ses ambivalences et ses ruptures que la Renaissance affirme sa place dans l’histoire et nous inspire. Ne doit-on pas voir ainsi en elle surtout un point de repère pour ceux qui affrontent le changement et la nouveauté ?

Puf, 2018
336 p. 26 €

Brigitte Breen

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