La longue mémoire du « délaissement » des juifs de France
Une cérémonie officielle honorant la mémoire des « justes », qui ont aidé à sauver des juifs pendant la guerre, a eu lieu au Panthéon en janvier 2007. Comment cet épisode de notre histoire s’inscrit-il dans la mémoire nationale et quel rôle peut-il jouer dans la formulation d’un avenir commun ?
Pour éclairer et même aider à surmonter le malaise entre la France et les juifs de France qui, depuis 1967, se manifeste en crises à répétition (Copernic, Carpentras, l’intervention d’Israël au Liban en 1982, la seconde intifada) à l’occasion desquelles une non-confiance ravivée fait face à une incompréhension agacée, on essaie ici moins de décrire1 l’installation de cette mésentente, d’en énumérer les raisons, que d’interroger ce qu’elle a de paradoxal, en partant de ce qui aurait dû le plus contribuer à soulager l’amertume des juifs de France et qui n’a pas suffi à le faire : l’aide dont beaucoup d’entre eux ont bénéficié pendant la Shoah de la part de leurs compatriotes.
On sait que 75 % des 330 000 juifs qui résidaient en France en 1940 ont échappé à Hitler, soit environ 250 000, les 80 000 autres sont morts, soit déportés victimes du génocide, soit du fait de la guerre, dans la Résistance notamment. Parmi les survivants, environ 50 000 ont pu quitter le territoire français, par l’Espagne ou la Suisse le plus souvent. Sur les 200 000 autres, on estime qu’un petit tiers vivaient à la fin de la guerre en situation régulière, qu’ils fussent prisonniers de guerre (15 000), et à ce titre non déportables2 ou bien, à Paris surtout, juifs recensés et n’ayant pas changé d’identité, souvent non français de nationalité et manquant de relations pour les accueillir ou couvrir leur clandestinité. Près de 150 000 juifs ont pu se cacher dans une France occupée entièrement depuis la fin de 1942. Le taux de survie élevé des juifs de France a été expliqué de plusieurs manières : étendue du territoire, existence pendant deux ans d’une zone non occupée que l’on pouvait quitter, une des plus importantes est certainement l’efficacité des organisations juives, l’activité (distribution de secours en particulier) de celles qui dépendaient de l’Union générale des institutions juives de France (Ugif) organisation créée par Vichy à la demande de l’occupant, étant souvent coordonnée avec l’action clandestine d’autres réseaux, notamment ceux qu’avait mis en place la Fédération des sociétés juives (Fsj). Mais, à partir de l’automne 1942 (l’automne 1943 en zone italienne), la Gestapo ayant accès à tout le territoire et s’attaquant en priorité aux juifs regroupés, surtout dans des institutions, la dispersion est devenue le mode principal de survie. Cette survie a alors dépendu de la capacité de la société française de faire place à des juifs qui souvent n’étaient pas nés en France et que leur accent pouvait facilement faire reconnaître. Il semble qu’il y ait eu là une particularité nationale. Même si quelques pays, comme le Danemark et l’Italie, ont sauvé un plus fort pourcentage de leurs résidents juifs, il s’agissait d’un petit nombre de personnes anciennement intégrées et assimilées. Ces pays en effet, c’est aussi le cas de la Hollande, n’avaient pas été dans les années 1930, comme la Belgique et la France, pour les juifs allemands comme pour ceux qui, en Hongrie, en Roumanie ou en Pologne, subissaient des législations discriminatoires, des pays de refuge (au moins provisoire, beaucoup ayant « réémigré », souvent vers l’Amérique latine, à cause de la difficulté d’entrer aux États-Unis). La protection des juifs, protection active ou protection passive, par le silence, a donc été en France un phénomène de masse, le fait de centaines de milliers de gens3.
Beaucoup de Français pensent plus ou moins clairement que cela devrait suffire à les exempter du reproche d’être héritiers d’une tradition antisémite, et pourtant, ce sont les thèses de Paxton et Marrus sur le caractère indigène de l’antisémitisme de Vichy qui font autorité et ce qui résonne dans les mémoires c’est la formule globalisante et mélodramatique de Jacques Chirac devant la plaque du Vél d’Hiv en 1995 : « La France a commis l’irréparable. » D’où le malaise, le sentiment d’être accusé à l’excès et en même temps le doute sur soi, le remords d’avoir défailli et vis-à-vis des juifs, la mémoire lancinante d’une confiance cassée. Ce sont ces inquiétudes, ces mauvais souvenirs que nous voudrions essayer de prendre en compte en rappelant à quoi ils se réfèrent donc en nous construisant une mémoire plus précise et plus sereine, le flou et l’inquiétude coupable formant en l’occurrence un mauvais couple.
La remémoration est à la mode mais c’est une exigence faussée le plus souvent par l’affrontement de deux désirs, celui de faire valoir ses griefs et celui de se disculper, qui l’emportent sur le goût de la compréhension (de soi et des autres). Dans un système de guerre des mémoires, les « accusés » ont le choix entre deux attitudes malsaines : la dénégation ou l’espoir vain qu’en se chargeant soi-même on trouvera une sorte de salut, qu’on se distanciera tellement de son héritage qu’on deviendra autre, qu’on naîtra à nouveau. Dans les deux cas, on a une mémoire coupée de l’histoire et pour cette raison, comme folle, éclatant en mémoires particulières qui entrent en lutte et essaient dans leur recherche d’une sorte de salut, de dicter aux historiens leur partition. Une mémoire qui cherche l’apaisement a au contraire besoin d’écouter les historiens, pour savoir avec quelle vérité il lui faut vivre. Si elle réinterroge le passé en fonction des changements de sensibilité, des préoccupations de l’époque, c’est pour préciser et faire vivre une identité et non se fuir. La mémoire a d’abord des questions suggérées par la sensibilité du moment, auxquelles l’histoire fournit des éléments de réponse. Et, dans un troisième temps, celui de la remémoration, les résultats de la recherche historique sont repris et l’identité en cause reformulée. Si cette dialectique entre mémoire et histoire échoue, si l’on n’arrive pas à vivre avec son passé, on est livré aux refoulements ou aux obsessions.
Ce qui suit est donc une remémoration, un essai d’assainissement de la mémoire nationale, appuyé autant que possible sur les acquis historiques. Le but est de donner forme à un « vivre avec », avec le passé, non seulement de rappeler des faits, mais de les relire afin d’éclairer et d’assumer mieux l’identité historique dont nous participons. Ce qui conduit, si l’on ne sombre pas dans le désespoir, à redéfinir, en fonction d’un passé mieux reconnu, les buts que le sujet politique France peut se donner. Se refaire une mémoire c’est reprendre pied dans l’histoire, retrouver une capacité de dire et de faire l’avenir. La forme est celle d’une série de propositions, dont on espère qu’elles s’enchaînent, concernant la mémoire nationale, qui sont énoncées puis justifiées.
1) On ne peut se contenter de la facilité d’opposer le mauvais État français à la bonne société française.
Cette auto-absolution a pour elle certaines évidences, en particulier la façon dont, après 1942, les déportations, qui n’ont jamais cessé, ont été freinées par de nombreuses résistances, à l’intérieur de l’administration, dans la société et même dans l’État français (refus d’étendre les « dénaturalisations »). Mais elle suppose qu’on oublie d’autres faits incontestables : l’hostilité globale aux juifs (en particulier en 1940), la façon dont le statut des juifs d’octobre 1940 (et même son aggravation de 1941) a été accepté, le consensus sur l’idée qu’il y avait en France un « problème juif », la relative indifférence au sort des juifs dans la France libre et la Résistance…
L’opposition entre la lâcheté perverse de Vichy et la générosité de la société est une sorte d’équivalent de la formule gaullienne qui accorde à la France le mérite non pas d’avoir été massivement résistante mais de n’avoir jamais « dans sa profondeur » accepté la capitulation. L’un et l’autre jugement peut se soutenir : de même que l’activisme antisémite est devenu de plus en plus une passion marginale (celle de la milice), les attentes de l’opinion sont très vite devenues celles d’une victoire des alliés. Mais on ne peut pas pour autant faire passer « le moment Pétain » pour un simple accident, un effet de surface conjoncturel.
Certes dès la Libération, il y a eu abolition de la législation anti-juive, réintégration des fonctionnaires et des mesures de restitution. Il n’empêche qu’on a pu noter sur le moment « l’étrange silence […] sur le problème qui a été pendant quatre ans la pointe avancée du nazisme4 ». Le sentiment commun était alors celui d’une communion dans le soulagement. Que l’épreuve qu’avaient connue les juifs ait été confondue avec toutes les autres, l’absence d’attention pour ceux qui les avaient aidés en est également un symptôme. La seule distinction qui comptait alors était entre les collaborateurs et les résistants dotés d’une représentativité sans rapport avec leur nombre5. Englobant dans une opposition à l’occupant mal définie ceux que les historiens appelleront les attentistes et les maréchalistes, l’immédiat après-guerre mettait globalement la France du bon côté, sans y regarder de près.
Par réaction à cette mémoire floue et peu exigeante, s’est imposée plus tard la vulgate inverse : le pétainisme (qui a accepté de participer largement à la déportation) s’inscrit dans la continuité de l’histoire de France et exprime l’identité nationale. Dans cette perspective, c’est la survie d’un grand nombre de juifs en France qui devient non significative. Cette thèse inspire la conclusion du livre classique de Paxton et Marrus6 qui compare sans rigueur le bilan de Vichy à celui d’autres régimes satellites, comme ceux d’Horthy et d’Antonescu, pour suggérer que la différence des bilans doit tout, ou presque, à « l’évolution de la guerre » perturbant plus ou moins selon les pays l’exécution des projets nazis.
Pour choisir entre la thèse complaisante et la thèse accusatrice, il faut apprécier les rapports entre Vichy et l’opinion, voire la culture française. L’acceptation du statut des juifs peut être expliquée en 1940, par la prostration d’un pays qui, comme le disent Paxton et Marrus (p. 335), ne demandait alors « rien d’autre que d’être guidé ». Mais l’accord général sur l’existence d’un « problème juif7 » montre aussi que l’acceptation n’était pas entièrement passive, simple conformité, faute d’autre repère, aux indications de réforme intellectuelle et morale proposées par le régime. Que les juifs fussent un « problème », la formule est antérieure (comme le montre Pleins pouvoirs, sans pouvoirs de Giraudoux paru à la veille de la guerre), elle est d’ailleurs sur le moment employée aussi bien par des ministres de Vichy, que par certains de ceux qui seront les premiers à protester contre les mesures vexatoires prises, par des initiateurs de la résistance intérieure ou des notables de la France libre. L’expression est, peut-on dire, « d’époque », liée d’abord aux peurs qu’inspire l’immigration, inspirée notamment par certains corporatismes (dans la médecine comme dans la confection) qui réagissent à une arrivée de compétences venue d’Allemagne ou d’Europe centrale. Mais cette peur participe d’un climat politique d’ensemble : dans les années 1930, dans un pays voué à un pacifisme a priori, le judaïsme, en particulier le judaïsme immigré, dissone. Les juifs sont des solliciteurs importuns, soit qu’ils veuillent s’installer dans le pays, soit que leur présence (rarement les opinions qu’ils expriment) évoque la nécessité de faire face au nazisme. Cette double hantise (concurrence juive, bellicisme juif) amplifie, généralise des thèmes plus anciens, ceux qui voient dans les juifs (qu’ils soient fourriers du bolchevisme ou agents, notamment dans la presse et le cinéma, de la décomposition moderne) une force anti-sociale. Mais, davantage que l’hostilité, ce qui frappe, c’est la défiance vis-à-vis des juifs et, au fond, la volonté d’être tranquille qui la sous-tend ; c’est elle qui explique qu’on s’abandonne à un pouvoir paternaliste. L’antienne sur le « problème juif » désigne donc indirectement une incapacité nationale à faire face à l’urgence historique, ce dont on tend à faire grief aux juifs parce qu’ils en sont les témoins. Ainsi s’est formé, avivé par la défaite, un ressentiment anti-juif analogue au ressentiment contemporain contre les Anglais, autres témoins proches et gênants de la défaillance nationale.
À partir de cela, il faut s’interroger sur la substance de l’adhésion dont Vichy a d’abord bénéficié. On va trop vite quand on se contente à ce propos d’un syllogisme : le régime disposait d’un « fort appui populaire », donc ses idées étaient populaires, et, quant aux juifs, ces idées étaient celles de l’Action française, d’où il ressort que Pétain et Vallat ont mobilisé un fond d’antisémitisme traditionnel qui était (et sans doute reste) puissant en France. L’image ainsi construite ne correspond guère à certaines observations. Le statut n’a pas été accompagné par des défoulements antisémites massifs, il a été présenté à l’opinion, dans des sermons hypocrites, comme une loi modérée et nécessaire, suscitant si peu d’enthousiasme que certains des plus grands journaux publiés en zone non occupée (Le Figaro, La Montagne, Le Progrès) ne l’ont même pas commentée8. S’il n’y avait guère à discuter, c’est probablement que pour beaucoup, le statut était comme une clause implicite d’un armistice à quoi on était résigné.
Il est logique que les refus les plus clairs du statut soient venus de ceux qui avaient déjà refusé l’armistice : Maurice Schumann à la Bbc le 20 octobre, puis De Gaulle le 11 novembre écrivant depuis le Gabon au président du Congrès juif mondial9. Il parle d’une violation des « principes de liberté et de justice égale sur lesquels la République française était fondée ». Cette récusation de la politique antisémite de Vichy, De Gaulle l’a répétée par la suite, mais avec une discrétion qui fait question.
Si l’on ne trouve pas chez ceux qui formeront la résistance intérieure de refus aussi net, c’est qu’ils sont encastrés dans une société dominée par la stupéfaction de la défaite. Quand ils refusent l’armistice, c’est un choix personnel et très minoritaire, qui ne les met pas à l’abri de l’ambiance de culpabilité et de ressentiment contre la république. Que la question pertinente ne fût pas celle des causes de la défaite mais celle de l’armistice, ce postulat de base gaullien est en 1940, pour l’immense majorité des Français, contraire à l’évidence. Domine donc une culture de la défaite dans le cadre de quoi les juifs apparaissent très exposés. S’il était question de se battre, ils pourraient incarner une bonne raison de le faire. Puisqu’il n’en est guère question, ils sont une partie gênante du problème français, un objet sur quoi et contre quoi se polarise la mélancolie nationale. Il est difficile en effet de cultiver le remords sans être tenté de se soulager aux dépens d’un bouc émissaire. Ce contexte de « défaitisme » explique que l’antisémitisme de 1940 ait plus à voir avec le découragement qu’avec l’hostilité, que pour la majorité, il soit plutôt un lâchage qu’une exclusion.
2) La question que la mise en œuvre de la Shoah à partir de leur pays posait aux Français non juifs était moins de savoir si et dans quelle mesure les juifs étaient leurs ennemis que de savoir s’ils pouvaient ou non s’exempter à leur égard des devoirs de la citoyenneté.
Certains génocides sont le fait d’une partie de la population (mobilisée et fanatisée par un appareil politique) contre d’autres habitants de leur pays : ainsi au Rwanda, dans la Turquie de 1915, dans le Cambodge des Khmers rouges, dans l’Ukraine « dékoulakisée ». Au contraire, le génocide des juifs a presque toujours été le fait d’un appareil policier extérieur au pays. Cet appareil (allemand) a dans certains pays agi sans composer avec aucune autre autorité, ainsi en Pologne, dans les pays baltes, en Hollande, en Belgique, même s’il a pu passer par l’intermédiaire des administrations locales obéissant au Reichskommissar (en Hollande) ou à l’autorité militaire d’occupation (en Belgique), même s’il a trouvé des auxiliaires dans la population, parmi les antisémites et pronazis. Le Danemark semble le seul pays où les projets de déportation n’ont pu compter sur aucune participation « indigène » notable. Ce soutien « militant » à la déportation n’a pas été important en France, moindre par exemple qu’en Flandre ou en Hollande10. Le problème français c’est la participation à la déportation de l’appareil d’État, de sa police qui a arrêté plus des deux tiers des juifs qui ont été ensuite déportés.
Le cas de Vichy est unique : État vaincu mais non détruit, il accepte d’être mis en tutelle et propose sa collaboration, flirtant avec l’idée d’être dans l’Europe allemande le brillant (!) second. On peut comparer cette position avec celle du Danemark, État qui n’a pas été vaincu mais submergé sans résister et qui, en pliant comme le roseau, a sauvegardé vis-à-vis de son peuple une entière légitimité démocratique, alors que Vichy a eu pour principale légitimité, âprement contestée depuis Londres, d’être le gérant reconnu de la défaite. Ce type de légitimité mettait évidemment l’État français dans la dépendance de l’Allemagne, obligeait à céder continuellement et favorisait les complaisances idéologiques, en particulier sur la question juive.
Cette situation de vaincu satellisé autorise à comparer Vichy non seulement aux autres vaincus mais aussi aux autres satellites. Dans les catégories de Hillberg on peut dire que Vichy est plutôt un « satellite opportuniste » (comme la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie) qu’un « satellite de premier rang » comme la Croatie et la Slovaquie. Tous les pays satellites ont adopté, avant ou après être entrés dans la mouvance hitlérienne, des mesures contre « l’influence juive », mais les satellites « de premier rang » sont allés au-delà, ils ont ouvert des camps pour « leurs » juifs dont ils ont accepté, parfois sollicité, la déportation sans égard à une distinction au contraire essentielle pour ceux qui gouvernaient les « satellites opportunistes », entre juifs nationaux et juifs étrangers. Les « satellites opportunistes » ont livré, voire massacré eux-mêmes, les juifs étrangers (ceux de Macédoine, de Bessarabie, de Bucovine, de la rive nord du Danube, de Slavonie) mais ils ont protégé la vie de leurs nationaux, du moins avant que l’Allemagne ne leur impose, en Hongrie comme en Italie, un asservissement total. Cette comparaison permet de situer Vichy. C’est d’abord un gouvernement que ses mesures antijuives ont ravalé dès 1940 au niveau des dictatures autoritaires et réactionnaires d’Europe centrale, c’est ensuite un État disposé à livrer les juifs étrangers à la déportation dans l’espoir de faveurs ou de ménagements de la part du vainqueur. À partir de 1943, les « satellites opportunistes » ont essayé de se dégager de l’emprise hitlérienne, la Roumanie et la Bulgarie, favorisées par le déplacement de la ligne de front, y sont parvenues au contraire de la Hongrie et de l’Italie de la « République de Salo ». De même, Vichy s’est trouvé de plus en plus compromis avec les nazis mais dans une période (1943-1944) où après l’instauration du Sto (septembre 1942), son emprise morale, et même physique, sur le pays diminuait. Quant à rompre avec Hitler, il n’en avait plus les moyens matériels, et surtout, ayant fait de la mise en œuvre de l’armistice la source de sa légitimité, il avait fini par faire de la collaboration une partie de son identité.
À la différence de ce qu’il en a été chez les « satellites de premier rang », et même chez certains « opportunistes », le règlement du « problème juif » n’a pas été ressenti en France par l’opinion comme un bénéfice à tirer de la collaboration, beaucoup plus (excepté les antisémites « spécialisés ») comme une concession obligée ou utile. Qu’il faille ou non faire de telles concessions, cela mettait évidemment en cause l’idée qu’on se faisait de la citoyenneté, des obligations qu’elle comportait à l’égard des hôtes aussi bien que des concitoyens. Dans l’ensemble les Français ne pensaient pas qu’ils avaient un compte à régler avec les juifs mais ils ont un moment envisagé de se délester d’une bonne partie d’entre eux, brimant les uns, abandonnant les autres11.
On pourrait en conclure que le contentieux franco-juif est moins profond que si s’était imposée l’idée d’une guerre entre francité et judéité. Mais que la question ne fût pas de savoir s’il fallait être ami ou ennemi des juifs mais indifférent, abandonneur, ou solidaire ne semble pas avoir rendu le contentieux moins pesant. On le sent en écoutant Levinas exprimer plus tard son accablement : « Absence de toute patrie, congé de toute France ! Silence de toute Église ! Insécurité de toute camaraderie12. » Le souvenir de ce flottement, de cet abaissement français est peut-être plus amer et lancinant que ne le serait la trace d’un conflit direct. Celui qui ne reçoit pas ce à quoi il avait droit est sans doute plus offensé que par une agression, même injustifiée. À l’égard de celui qui lui a fait défaut il est tenté d’éprouver quelque chose qui se guérit moins facilement que l’hostilité, une perte d’estime pour cause de lâcheté et de médiocrité, du mépris au fond. Pour beaucoup de juifs l’aide humanitaire dont ils ont bénéficié ne compense pas la défaillance civique dont ils ont été victimes et témoins. Façon pour eux d’être à la fois des Français exigeants et des Français mal à l’aise.
3) La proscription acceptée des juifs en 1940 est inséparable d’une crise nationale que Vichy a entretenue par une véritable perversion morale.
La crise nationale française date pour le moins de 1918 et de Versailles, d’une victoire trop coûteuse à la suite de laquelle le pays, quasi lâché par ses principaux alliés, est chargé en Europe de responsabilités qui le dépassent. C’est parce qu’ils avaient vécu cette insuffisance que les Français ont eu en 1940 le sentiment que la défaite était préfigurée dans la « décadence » des années 1930, selon un titre de Jean-Baptiste Duroselle. L’effondrement militaire est apparu comme une confirmation logique de ce qui se préparait, sentiment aggravé par la débandade sans combats que presque toute la France a vue alors qu’elle n’a pas eu conscience de la dureté (près de 100 000 morts) des affrontements antérieurs13. Cela explique que les Français, et non seulement Vichy, se sont reconnus dans la défaite, y ont lu comme un jugement à leur encontre. Incapables de prendre aucune distance avec le traumatisme, ils sont alors comme obsédés d’eux-mêmes et de leur douleur, d’où un égocentrisme accentué, égocentrisme de plaignants. Au repli par peur et incapacité d’assurer ses responsabilités historiques a succédé le repli sur l’obsession de ce que l’on a subi, donc l’insensibilité aux autres et la recherche de consolation dans un culte fétichiste de l’identité héritée.
À cet égard la situation française est unique. Les autres « satellites » n’étaient pas des vaincus, les autres vaincus n’avaient pas été pareillement traumatisés. La capitulation a priori du Danemark, la défaite militaire des Hollandais et des Belges n’ont pas brisé ces nations. En somme elles ont fait ce qu’elles pouvaient, se sont comportées selon leur rang. Les Français ne peuvent pas en penser autant. Cela explique que des possibilités de résistance collective aient subsisté dans les « petits pays », qu’en Hollande des grèves aient eu lieu dès février 1941 pour protester contre la première déportation de juifs et que le « protectorat » allemand au Danemark ait jusqu’en 1943 dû respecter l’organisation interne et les valeurs fondamentales d’un pays dont les autorités ne firent aux occupants que des concessions mesurées.
La situation de Vichy n’apparaît pas plus favorable comparée à celle des alliés ou des satellites. Ceux-ci ont pu croire, jusqu’à ce que le sort des armes leur devienne défavorable, que la complicité avec l’Allemagne favoriserait certains objectifs nationaux, irrédentistes souvent, la France de Vichy au contraire ne pouvait rien espérer que l’indulgence du vainqueur, d’où une dépendance morale sans équivalent vis-à-vis de celui-ci.
Lorsque De Gaulle disait des hommes de Vichy qu’ils se nourrissent de la défaite, il désignait exactement leur choix : accepter une situation misérable comme un irrémédiable, un indépassable, accepter au nom du réalisme d’être défini par elle, en faire comme une nature puis faire de cet alignement par le bas une vertu. Cette attitude impliquait non seulement une soumission à l’occupant mais une ambition réduite et en définitive une identité nationale mutilée, repliée, travaillée par une passion d’exclure. Cela est allé jusqu’à une sorte de mystique de l’abaissement où certains ont trouvé de quoi justifier le statut des juifs. On a un exemple de ce pénitentialisme pervers dans une lettre adressée en juin 1941 par le juriste et garde des Sceaux Joseph Barthélémy (« naguère libéral » comme écrit de lui à l’époque Raymond Aron) à un de ses collègues juifs. Après un témoignage de sympathie il justifie que son collègue soit exclu de l’Université : « Il fallait vraiment prendre des mesures, même à contrecœur, pour soigner chirurgicalement cette âme française souffrant d’une maladie qui nous a conduits où nous sommes14. » Certains juifs sont au début entrés dans cette curieuse casuistique qui fait un mérite de renier ses propres valeurs : se désavouer est une vertu ; et si cela entraîne pour certains des souffrances particulières, leur souffrance du moins participe du malheur général et de la pénitence commune.
Aux projets de collaboration de Laval, Darlan et Pétain les Français n’ont jamais adhéré, mais ils ont quelque temps trouvé comme un repos funeste dans la rhétorique sentimentale du régime. Le travail de Pierre Laborie sur l’opinion française15 montre l’effet de chloroforme moral que produisirent au début l’étalage sénile de l’attendrissement sur soi, le prolongement d’une perpétuelle excuse. On l’a remarqué, le discours de Pétain n’était pas explicitement antisémite mais il distillait un antisémitisme indirect en évoquant une France où les juifs n’ont pas leur place, il faisait accepter un scandale moral, le sort qui leur était fait, en répandant la confusion, en proclamant l’infantilisation, en décrétant un moratoire de la conscience. Confusion quand ce qui est scandaleux est présenté comme douloureux et nécessaire, donc méritoire. Infantilisation quand on étouffe le jugement autonome sous le devoir de s’en remettre à l’autorité du grand vieillard.
La seule institution qui eût pu être un butoir à cette capitulation intime, à cette intériorisation de la capitulation militaire, était l’Église catholique. Elle en avait sans doute les moyens. Disposant d’un appareil militant et intellectuel renouvelé, redevenue une force active de la société, libérée depuis la condamnation de l’Action française du rêve d’un pouvoir politique à son service, elle pouvait s’opposer à la résignation et au déni de soi qui accablaient le pays. Mais par ressentiment à l’égard de la République, par moralisme, à cause surtout d’une profonde incompréhension de la politique (à quoi on opposait un social mal défini), elle s’est placée du côté du régime, acceptant en particulier le statut des juifs, que certains ont même eu la naïveté obtuse d’estimer une revanche sur le « combisme ».
4) Les actes de générosité en faveur des juifs persécutés furent d’abord des gestes personnels, néanmoins le nombre de ces gestes et leurs résultats n’étaient pas sans rapport avec l’état général de l’esprit public.
Les « justes », ceux dont on a reconnu qu’ils ont contribué à sauver les juifs de la déportation et de la mort, ont souvent de la peine à donner leurs raisons. Il est même remarquable que dans bien des cas les actes que l’on honore ont été longtemps oubliés de l’entourage. Si l’engagement politique est souvent bavard, la bonté semble muette : « La bonté, contrée immense où tout se tait » écrit Apollinaire.
Cette discrétion a des raisons profondes. Pour les « justes », cesser de se taire et justifier leurs actes reviendraient à dire qu’ils auraient pu faire autrement et cela ils ne le veulent ni ne le peuvent, ce serait un peu se déjuger, prendre une distance avec un choix qu’ils reconnaissent à la fois comme faisant partie d’eux-mêmes et ne leur appartenant pas vraiment. Il y aurait en somme un anonymat et un mutisme de la bonté, alors que ceux qui ont été lâches ou cruels se répandent en excuses : celui qui accomplit le bien ne peut s’approprier ce qui s’impose à lui. Victor Hugo, qui a sans doute inspiré Apollinaire, voit « une immense bonté tomb(er) du firmament ». De même, selon la théologie augustinienne, le bien que nous faisons est le fait de Dieu puisque l’homme en est par lui-même incapable.
Pourtant, si l’homme est peut-être incapable de produire la bonté, il peut certainement empêcher qu’elle passe par lui, lui faire obstacle. Et la principale manière de faire obstacle à la bonté est la fermeture sur soi, l’ignorance du monde qui asphyxie les capacités morales, ce dont le pétainisme s’est fait presque une doctrine. Le philosophe Paul-Louis Landsberg (mort en déportation) insiste sur le fait que la morale n’est pas la possession de principes ensuite « mis en œuvre » mais la capacité de décider face au réel16.
L’insensibilité au réel, à l’histoire, donc aux autres, qui a caractérisé la période pétainiste peut avoir plusieurs formes mais toutes se rattachent à la crainte, crainte de se compromettre avec le réel, de l’assumer. Ce choix de se tenir à distance, d’être tranquille, d’ignorer la souffrance d’autrui et en général tout ce qui fait difficulté, a inspiré sans doute plus de dénonciations, dénonciations autoprotectrices, que la haine n’a pu le faire. Cette crainte peut être la peur directe, pour soi, pour sa peau, mais elle peut aussi procéder du désarroi, inspirer une capitulation devant l’autorité supposée compétente ou, de manière moins condamnable, le sentiment de n’y rien pouvoir, d’être hors jeu qui a accablé un moment beaucoup de consciences, oubliant éventuellement que les juifs n’avaient pas, eux, la possibilité de se mettre sur le côté pour gloser sur les équivoques de Vichy, et laisser l’initiative à l’événement, puisqu’ils étaient des cibles.
À cet aveuglement, on peut opposer la générosité lucide des « justes », mais il y aurait du romantisme à trop insister sur leur solitude. Certes il y a parmi eux des exemples exceptionnels de courage et de respect pour le judaïsme. Mais ces exemples sont rares, en particulier parce qu’en France, l’aide aux juifs était bien moins dangereuse que, par exemple, l’aide aux aviateurs alliés abattus au-dessus du territoire. Elle a d’ailleurs pris la forme non seulement d’un dévouement à l’égard de certaines personnes, voire d’une prise en charge, mais aussi celle d’un silence protecteur, ce silence signifiant non pas exclusion mais enveloppement : s’il n’y avait pas à en parler, c’est qu’il n’y avait pas à les distinguer. En entreprenant de recenser les communes où des juifs étaient réfugiés sans qu’aucun n’ait été déporté, Yad Vashem France cherche à attirer l’attention sur cette protection diffuse des proscrits qui fut fréquente après 1942, quand les juifs durent se protéger en se dispersant.
Sans trop schématiser on peut dire qu’à l’égard des juifs il y a eu, les « justes » étant des cas éminents mais non isolables, passage de l’exclusion à l’inclusion, retournement qui est inséparable d’un changement global d’attitude chez les Français vis-à-vis de l’histoire en cours.
5) Le changement d’attitude vis-à-vis des juifs, que l’on observe en 1942, est incompréhensible si on oublie que l’opinion sortait de la « latence » cultivée par le régime de Vichy.
Les historiens s’accordent pour considérer comme un repère essentiel le discours à la radio le 12 août 1941 où Pétain s’inquiète du « vent mauvais » qui « depuis quelques semaines » souffle sur la France, des « faux bruits » répandus, de l’écho rencontré par la radio de Londres, du « désordre des idées » et du découragement « après 13 mois de calme ». En réponse, le Maréchal réitère son attachement à la collaboration, « œuvre de longue haleine ». Il annonce aussi un durcissement du régime : renforcement de la police, projet de « juger les responsables de la défaite », serment de fidélité exigé des « ministres et hauts fonctionnaires ».
C’était là prendre acte de l’érosion de la confiance souvent aveugle dont le Maréchal avait bénéficié jusque-là. Pierre Laborie17 décrit ce moment comme une « décantation », une prise de distance, une autonomisation de l’opinion vis-à-vis de la tutelle antérieure. Le postulat de base du pétainisme, la France « hors de combat » apparaît de plus en plus non pertinent. Le repli sur soi n’était la bonne attitude qu’à condition que la guerre s’arrête. Au contraire, même si, pendant encore un an l’avantage militaire restera aux Allemands et aux Japonais, il s’avère dès 1941 que la guerre s’étend et qu’en effet « d’immenses forces n’[avaient] pas encore donné » en 1940. La collaboration avec l’Allemagne, qu’on a pu croire un accommodement consenti dans la perspective d’une paix favorable, prend l’allure d’une collaboration active pour aider le régime nazi à continuer (en Russie, en Syrie…) une guerre qui s’étend.
La guerre continuant, les espoirs se portent de plus en plus sur les alliés et cette prise de position libère l’opinion de la vacance, du renoncement à juger où elle stagnait. La guerre devient matériellement mondiale : les Russes résistent, les Américains arrivent (entrée en guerre en décembre 1941), les Anglais se battent. Du coup on voit que la relation franco-allemande est impossible à stabiliser. Non seulement l’Allemagne garde tout ce qu’elle a pris (territoire, prisonniers) mais la guerre fait qu’elle en exige plus (plus d’argent, plus de travailleurs, désormais plus d’otages…). Et le régime se durcit parce qu’il a perdu ses paris, prenant, comme dit Philippe Burrin, la route de Sigmaringen.
L’émancipation de l’opinion, la renaissance d’un sentiment de responsabilité, d’une capacité de juger donc d’une conscience morale et politique préparent la rupture qui s’accomplit en 1942 à l’occasion d’épisodes qui font tous apparaître la complaisance de Vichy aux exigences accrues de l’Allemagne. Il y eut d’abord, en février et mars, l’échec et l’interruption du procès de Riom. Engagé, dans une perspective collaborationniste, comme celui du « bellicisme » de Blum, Daladier, Raynaud, Mandel… il a vite pris un autre tour, devenant celui de la mauvaise préparation de la guerre. En juillet-août, la participation de la police française aux rafles de juifs et l’indignation que celles-ci suscitent isolent le régime. Auparavant, les réactions à l’imposition de l’étoile jaune en zone occupée avaient été évidemment défavorables à la collaboration. À la fin de l’année (débarquement en Afrique du Nord et invasion de la zone sud), le pouvoir de Vichy aura perdu toute sa « base matérielle ».
L’antisémitisme de Vichy change alors de style et même de nature. Jusqu’alors c’était essentiellement un antisémitisme indirect et un « antisémitisme mou » (Laborie) bien moins revendiqué comme un choix que produit et sous-entendu par une rhétorique régressive, par le projet, pour citer Pétain, que « le pays retrouve la beauté de ses sources ». Quand l’opinion se détourne de ces incantations nostalgiques pour se déterminer sur des faits (comme les rafles), les propagandistes du régime, déconcertés, crient au « sentimentalisme ». Darquier et Marion s’engagent alors dans une « pédagogie » explicitement raciste à la radio afin d’inoculer aux Français l’antisémitisme affirmé et théorisé qui leur manque. Cela témoigne de la radicalisation du régime et contribue à le marginaliser davantage.
6) Les retrouvailles entre la France et ses juifs ne sont pas complètes pour autant parce que le basculement de l’opinion en 1942 reste d’une signification limitée alors que la France combattante se montre peu attentive à la question juive.
Le tournant de 1942 détache l’opinion de Vichy, met fin à une certaine anesthésie, il ne marque pas pour autant un engagement massif en faveur de la Résistance. Il s’agit plutôt d’une réorientation de l’attentisme : on n’attend plus rien du gouvernement de Vichy (gouvernement Laval depuis avril 1942), on attend désormais la victoire des alliés, et d’abord le débarquement. Une certaine hostilité aux juifs subsiste (en particulier l’accusation de marché noir) mais la traque étant clairement une affaire allemande, on trouve de moins en moins de Français pour y participer. Mais si la protection muette des proscrits, éventuellement juifs mais plus souvent réfractaires, est chose commune, s’il y a aussi des volontaires pour une aide active, la cause juive reste une affaire marginale, relevant plus d’un choix humanitaire que d’un engagement civique actif, lequel est d’ailleurs minoritaire. Signe de cela, dans l’aide aux juifs (tout au contraire du dreyfusisme) la France chrétienne (protestante et aussi catholique) est plus active et même plus éloquente (Saliège) que la France républicaine.
Dans ces conditions, juifs et non-juifs, quelle que soit la bienveillance des seconds, restent séparés. La distance entre les assistés et les autres est d’autant plus nette qu’en portant secours, les seconds ne prennent qu’un risque faible (bien qu’impossible à évaluer sur le moment) alors que les autres vivent dans une peur constante qui ne peut aller (hantise de la dénonciation) sans une certaine méfiance vis-à-vis d’un entourage dont on ne sait guère dans quelle mesure on peut compter sur lui. Sans doute y eut-il peu de lieux en France où comme le Dieulefit qu’évoque Gilles Bernheim, la confiance régnait assez pour que dans une « ambiance fraternelle » les proscrits, aimés en tant que juifs, soient guéris de « leur hostilité de parias18 ». Après la guerre, les inquiétudes (ravivées par l’affaire Finaly) sur les conversions d’enfants rappelleront que la relation entre protecteurs et protégés ne fut pas toujours sans arrière-pensées. Le retard avec lequel les juifs de France ont reconnu l’importance de l’aide aux juifs dans leur pays peut aussi être un signe du caractère incomplet de la confiance rétablie. Le contraste avec la Pologne est flagrant où les « justes » furent bien plus tôt distingués parce qu’ils couraient plus de risques et se distinguaient bien plus de l’attitude générale.
L’aide aux juifs aurait pu prendre un caractère plus civique et moins humanitaire si la résistance organisée, celle de Londres et celle de l’intérieur, s’y était impliquée. Ce ne fut pas le cas. À propos des rafles de 1942 par exemple, la presse clandestine a plutôt suivi l’opinion qu’elle ne l’a guidée. En Hollande où il y a eu pour s’opposer aux déportations des centaines de milliers de grévistes, en Belgique où on a attaqué et arrêté un train de déportés, la cause des juifs a été, plus qu’en France, prise en considération par la Résistance.
La Résistance française, en effet, a été, comme le reste du pays, traumatisée par la défaite et, ensuite, plus tard, par la façon médiocre et indigne d’y réagir qui a été celle de Vichy. Sans doute l’antinazisme a-t-il été chez elle, c’est une différence avec les pays qu’on vient d’évoquer, moins central que la résolution de laver la honte de la capitulation. Dans ce cadre mental, la spécificité de la cause juive ne pouvait guère apparaître, les juifs faisant figure de victimes collatérales de l’armistice et de la collaboration d’État, qu’il s’agisse des mesures prises contre eux par Vichy ou de leur déportation. L’obsession patriotique, qui imposait comme but essentiel de faire rentrer le pays dans la guerre pour y retrouver sa place, mettait au second rang le souci de secourir et de protéger les cibles principales du nazisme. On sait que cela fut vrai jusque chez les résistants juifs.
Cette raison d’ignorer la spécificité juive (orientation plus patriotique qu’antinazie de la Résistance française) a conflué avec la résolution de ne pas diviser les résistants (et les Français en général) sur la question juive. Cette résolution, dont Marc Bloch a clairement témoigné, a pu avoir des conséquences étonnantes. Quand Georges Boris, socialiste blumiste et juif, le rejoint à Londres, De Gaulle lui dit qu’il n’y a que deux catégories de Français, ceux qui se couchent et ceux qui ne se couchent pas : dans la France libre, il n’est pas question d’opposer juifs et non-juifs. Mais cela veut dire également que, s’ils sont patriotes, les antisémites peuvent avoir leur place dans le mouvement. Ceci peut expliquer qu’exprimé dès 1940 d’une manière péremptoire et répété ensuite (à l’occasion en particulier du 150e anniversaire de l’émancipation en France), le refus du statut des juifs n’ait jamais été exprimé par De Gaulle en s’adressant aux Français. C’était une politique de la France libre, dont le chef (« l’antisémitisme lui était étranger », au témoignage de Mendès France) n’a pas craint, dès 1940, de se « compromettre » avec le Congrès juif mondial (Cjm) et a, en 1943, rétabli le décret Crémieux en Algérie, mais ce n’était sans doute pas un thème plus discriminant que le vote des femmes, grande réforme dont on ne s’est pas vanté.
Résultat ambigu et troublant, les juifs ont reçu une aide humanitaire qui ne pouvait combler complètement leur attente de réintégration, mais ils n’ont pas reçu le témoignage civique qui aurait correspondu à l’idée qu’ils avaient de leurs droits et à l’idée qu’ils avaient de la France.
7) L’exemple de milieux particuliers montre que la renaissance patriotique n’était pas nécessairement incompatible avec le souci des juifs menacés.
Le refuge que fut pour les juifs le plateau du Vivarais est un exemple bien connu de milieu accueillant aux proscrits. On explique cela par la conscience de minorité, l’expérience de la persécution et la culture biblique communes aux juifs et aux huguenots. Mais on peut aussi évoquer à ce propos des expériences plus récentes. Avant d’héberger des juifs beaucoup de familles protestantes de cette petite région avaient reçu des enfants de républicains espagnols. Cela confirme ce qu’on dit des « justes » de tous les pays : ce furent souvent des gens qui étaient habitués à répondre aux besoins d’autrui. Mais ce geste humanitaire avait aussi une connotation politique. Il était, dès avant 1939, une manière de participer à la lutte antinazie qui était déjà le destin de l’Europe. Pour ceux qui étaient ainsi engagés, la guerre à venir prendrait un sens plus large que pour ceux qu’obséderait l’effondrement de 1940. Et dans leur vision de la période historique les juifs pouvaient avoir la place qui convenait. La distance prise avec le traumatisme national n’était sans doute pas seulement dans ce cas celle que permet un particularisme accusé, elle était aussi celle de gens « branchés » sur le monde et l’histoire autrement que par la seule nation : en majorité les pasteurs du « plateau » n’étaient pas français mais suisses (dans un cas italien), les liens de ces communautés avec Genève, avec les organisations humanitaires et œcuméniques, étaient fréquents, elles avaient reçu Karl Barth.
On peut faire des remarques analogues à propos d’autres milieux particuliers comme celui d’Edmond Michelet à Brive qui a accueilli des juifs dès 1940, en même temps qu’il entrait en résistance. Des catholiques autrichiens y avaient auparavant trouvé refuge. Chez ces démocrates populaires, comme chez les huguenots on trouve associées l’ouverture internationale et la continuité de l’engagement antinazi. La capitulation devant Hitler du cardinal Innitzer (désapprouvé par Pie XI) était le contre-exemple qui taraudait et tenait en éveil ces bons catholiques. On pourrait sans doute dire des choses semblables des jésuites de Lyon, le père Chaillet en particulier (auteur en 1939 d’un livre sur le catholicisme autrichien), qui sans leur connaissance préalable de l’Europe et du nazisme n’auraient pas fait de Témoignage chrétien la publication de la presse clandestine la plus sensible à la question de l’antisémitisme.
On est donc tenté de dire que la sous-estimation de la question juive dans la Résistance et la France libre montre que l’effondrement de 1940 a eu, sur ceux mêmes qui y ont le plus courageusement réagi, comme un effet d’aveuglement, l’obsession du préalable, la résolution de remettre sur pied la France, faisant écran à des questions plus vastes. Il ne s’agit pas à ce propos d’émettre une critique mais de mesurer un effet. La volonté de restaurer le sujet politique France a fait naître la résolution de réformer le pays pour donner à cette volonté une assise, mais elle a relégué au second plan, ou fait remettre à plus tard des questions d’une autre nature, comme la question juive ou la question coloniale. On peut même se demander, à considérer certaines crispations qui ont accompagné le sursaut national, si depuis cette époque la France, d’abord inquiète d’elle-même, ne continue pas de courir après une histoire qu’elle a laissé filer.
8) L’insurrection nationale aurait pu sceller une nouvelle alliance entre juifs et non-juifs, mais elle n’a pas eu lieu.
Dans son journal, début 1944, Léon Werth, « israélite » typique marié à une non-juive, a des réflexions amères concernant « ces fidèles amis qui attendent, sans d’ailleurs le désirer, le retour d’un monde où j’aurais le droit de vivre, mais qui tolèrent si bien un monde qui m’exclut19 ». De telles formules peuvent surprendre et même choquer de la part d’un homme dont on sait que tous ses amis ne l’ont pas oublié alors. Elles décrivent pourtant avec exactitude (sauf le « sans d’ailleurs le désirer » qui paraît une exagération) la différence des situations entre les juifs et les autres, les uns craignant constamment pour leur vie, les autres vivant une attente plutôt paisible. La dissymétrie causée par la persécution aurait été surmontée si les « fidèles amis » au lieu de se contenter d’attendre, avaient pris des risques, mais, apparemment, ils ne l’ont pas fait, ou trop peu.
La réflexion de Léon Werth a une portée générale, concernant l’année 1944 et la manière qu’a eue la France attentiste de tolérer entre citoyens d’un même pays un pareil contraste. On aurait pu croire qu’avec l’« insurrection nationale », le « soulèvement général de la nation » évoqué par De Gaulle, donc le risque largement partagé, les différences, entre la vie à l’abri et la vie précaire, entre les simples privations et le péril extrême, seraient surmontées à la fin. Malheureusement, de l’insurrection nationale la France n’a connu au mieux que des bribes, comme à Paris20. Si celle-ci n’a pas eu lieu c’est à cause de la réticence des alliés à armer la Résistance française, à cause de l’échec des « maquis mobilisateurs », modèle Vercors, où les volontaires devaient être regroupés et armés, c’est à cause surtout des désaccords entre le Comité militaire dépendant du Conseil national de la Résistance (Cnr) et l’état-major des Forces françaises de l’intérieur (Ffi) dirigé par Koenig. On n’a pas inventé, pas vraiment cherché, la stratégie d’une action de masse non aventuriste, par crainte qu’un tel mouvement ne fût pris en main par les Francs-tireurs et partisans (Ftp) et ne mette les communistes au pouvoir. Plus généralement, la hantise de la guerre civile fut alors la nouvelle forme de cette crainte qui aura marqué l’opinion française durant toute la période. Répondant à cette appréhension, le Gouvernement provisoire d’Alger s’est de plus en plus attaché non pas à mobiliser une masse confinée dans la prudence, mais à maîtriser la transition et à organiser l’État de la Libération, en parachutant dans les maquis des délégués militaires, en mettant en place des commissaires de la République et des préfets.
L’unanimité qui ne pouvait sans doute être au départ qu’une unanimité restrictive (par la mise en sommeil des sujets qui fâchent) aurait pu devenir une unité du peuple pour sa libération et une réconciliation sur les valeurs essentielles. Ce ne fut en fait (le 26 août 1944) qu’une unité d’acclamations, comme pour effacer l’attentisme antérieur, gagée par la présence du héros et par la restauration de l’État. Ceci a donné à la ferveur de la Libération quelque chose de superficiel et même de faux qu’ont ressenti les minorités qui avaient pris des risques et enduré des persécutions21. Avec les juifs, les retrouvailles masquaient des différences tues, d’où sans doute « l’étrange silence » noté par Mounier et le caractère incomplet de la réintégration dans la patrie et la tristesse du bilan tiré ensuite par une Parisienne juive : « L’obsession juive prenant le pas sur l’obsession française en dépit de nous-mêmes, creusait sa plaie secrète, travaillant lentement, insidieusement […] faisant peu à peu de nous-mêmes des étrangers dans leur pays22. »
Les juifs aussi pouvaient choisir l’attentisme, ou bien y être réduits, mais c’était pour eux une attente dans la plus grande précarité. C’est pourquoi beaucoup se sont engagés militairement, d’une manière qui les spécifie. Annie Kriegel a bien montré pourquoi et comment l’adhésion au communisme, à travers les Francs-tireurs et partisans-main-d’œuvre immigrée (Ftp-Moi), a été pour bien des immigrés récents ou des enfants d’Israélites offensés dans leur patriotisme, une manière de se replacer activement dans la communauté nationale tout en affirmant leur judaïsme. Ils échappaient dans la résistance communiste au dilemme « mourir pour rien » ou « reconnaître la définition raciale d’eux-mêmes à quoi on les acculait ». Positivement ils redonnaient un sens, eux qui n’étaient pas religieux, à leur « existence juive » grâce à un mouvement qui était leur allié depuis 1941 et auquel les rattachait « l’éminente contribution juive au mouvement révolutionnaire23 ». On voit donc que la communion franco-juive n’a été un moment restaurée que dans le cadre d’une appartenance politique d’une certaine manière dissidente.
9) Le judéo-progressisme et la renaissance culturelle juive de l’après-guerre n’ont pas vraiment réduit la fracture civique franco-juive.
Il a pu sembler après 1945 que le judéo-communisme était une nouvelle version de l’israélitisme républicain et de son prophétisme sécularisé. Mais cette pseudosynthèse s’est rapidement défaite : occultation de la résistance juive par le Pcf, « antisionisme » de l’Union soviétique et des démocraties populaires, drames de la décolonisation, faillite de l’Urss… Le communisme a non seulement déçu mais aussi dupé ceux des juifs qui se sont sacrifiés et compromis pour et dans un échec continu.
En France, aucun mouvement politique n’a pu remplacer le communisme comme milieu d’accueil pour un judaïsme qui voulait être un « judaïsme dans la cité ». Ni le socialisme se déchirant et s’égarant sur les affaires coloniales, ni un « judéo-gaullisme » s’étiolant, réduit à quelques fidélités. Aucune tendance politique française n’a été capable de prendre en compte une conscience juive s’affirmant de manière plus autonome et moins liée à la politique nationale.
Dans un essai de 1958, André Neher, alsacien de vieille souche, décrit la nouvelle donne. Il s’agit de « refaire l’émancipation en restant fidèle cette fois au judaïsme net et inébréché24 ». Grâce à la première émancipation, « ayant obtenu la liberté des mains de l’histoire sans avoir à lutter pour la conquérir », le judaïsme français a pu, en exerçant cette liberté, sortir de sa réserve, « reprendre conscience de son essence universelle ». Mais alors que dans ce qui se présentait comme « une course à l’humain », le judaïsme était le point de départ, le « tremplin », il s’agit maintenant « d’utiliser comme un moyen la richesse universellement humaine accumulée par les juifs de France en vue de cette haute fin qu’est l’idéal du judaïsme25 ». Cette inversion permet à Neher, espère-t-il, de ne rien perdre d’un grand passé et de ce qu’il appelle « la générosité du judaïsme français » sans « passer l’éponge sur la tragédie », en acceptant « jusqu’à la lie, le sens de la coupe de colère qui nous fut versée ».
Le programme d’André Neher pouvait apparaître mieux énoncé que convaincant et conduire à une attitude autoréférentielle. Et ce danger était accru par la passivité indifférente de l’environnement politique. La recherche d’articuler un nouveau rapport de l’universel avec la particularité juive a donné son sens en France après la guerre à l’affirmation d’une pensée et d’une culture juives plus soucieuses d’authenticité y compris religieuse, mais ce renouveau s’est fait plus souvent en dialogue, direct ou non, avec le christianisme, qu’avec une mystique républicaine désormais recouverte par le progressisme. Cette renaissance, illustrée par l’œuvre et le prestige de Levinas, s’est produite à l’écart des pensées politiques dominantes.
Par bien des aspects, la IVe République a été pour le judaïsme français un moment favorable : la population juive s’est accrue ; son appareil représentatif s’est renouvelé ; la division entre « natifs » et immigrés a été surmontée, le consistoire a été doublé d’une organisation dont la base est plus large, le Crif où les non-religieux ont leur place ; la formation de cadres a connu un nouvel essort. Mais, Shmuel Trigano le souligne26, à ce renouveau il a manqué un référent politique, l’affirmation d’un sens et d’une légitimité dans le cadre du dispositif national, d’où la polarisation sur Israël. Les limites de ce rétablissement n’apparaissent guère sur le moment : la sympathie pour Israël est générale, le refus de l’antisémitisme est quasi unanime et la manière qu’a le judaïsme d’exister en marge de la politique correspond bien à une période de vitalité de la société, de la culture, des Églises en même temps que de discrédit de la politique. Pourtant certains s’inquiètent, comme Wladimir Rabi (qui deviendra l’imprécateur du judaïsme français27), de ce que les juifs comme tels soient absents du débat politique quand ils ne sont pas directement concernés, en particulier sur les problèmes coloniaux. Cette sortie du forum semble indiquer que la période est plutôt celle d’une coexistence paisible avec les juifs que d’une intégration active du judaïsme. La confiance dans les vertus réconciliatrices et réparatrices de la modernité politique a fait croire en ces années de latence qu’on avait, pardessus Vichy, renoué avec le passé et même réglé la question juive. Ces illusions préparaient les crises à venir en même temps que (parce que) elles empêchaient de les envisager.
Si le choc de 1967 a été brutal, pour bien des juifs et bien des non-juifs, c’est qu’il a révélé l’écart qui s’était creusé entre la nouvelle conscience juive et la capacité de la culture politique nationale de lui faire place. Non seulement « dans la hiérarchie des urgences, des craintes, des douleurs, c’est Israël qui [s’est mis à peser] le plus28 » pour beaucoup de juifs de France, mais c’est un Israël incompris. La divergence politique franco-israélienne réveille alors d’anciennes douleurs, les griefs d’hier et d’aujourd’hui s’avivant réciproquement. Le « délaissement » de 1940 est pour ceux qui ont été chassés d’Afrique du Nord une clé de lecture de leur propre malheur, une occasion de le dramatiser davantage. Revient chez eux aussi le souvenir de Vichy, période où ils ont été moins menacés mais plus offensés que les juifs de métropole, exclus en bloc de la nation sans rencontrer beaucoup de sympathie autour d’eux. En assimilant l’abandon de 1940 et celui de 1962, en faisant grief de l’un et de l’autre à l’État français, celui du Général comme celui du Maréchal, ils évoquent l’image d’un pays qui ne cesse de faire défaut aux juifs, comme l’actualité de 1967 le montre à nouveau. Cette cristallisation est d’autant plus intense que, par contraste, Israël fait figure non pas de pays qui s’absente de l’histoire mais de pays qui s’y engage avec courage. Se révèle alors l’usure d’une politique française comme fatiguée, identifiée plutôt à une posture qu’à une ligne, à l’image d’un président de la République capable de discerner avec une prescience exceptionnelle les difficultés qu’entraînera pour Israël l’occupation des « territoires » mais impuissant à fournir à son allié autre chose que des conseils difficiles et même dangereux à suivre. Le « décrochage » des juifs est en somme, annonçant et préparant ce qui allait déborder l’année suivante, une démystification de l’État rétabli par la Ve République et une dénonciation du caractère limité de la restauration gaullienne.
En 1967, les juifs de France ont cru revivre l’abandon, la défaillance dont ils avaient souffert 25 ans auparavant. De cela les successeurs du général de Gaulle n’ont guère été conscients. De Pompidou à Mitterrand, ils se sont obstinés à déclarer forclos un passé pénible. Il en est résulté une crise de la mémoire nationale, ébranlée par une suite de coups de boutoir : le « paxtonisme », l’écho rencontré par le Chagrin et la pitié puis Français si vous saviez, le débat sur les réparations, l’interview de Darquier de Pellepoix, les poursuites pour complicité de crime contre l’humanité. De plus en plus, dans l’après-1967, la Shoah est devenue plus qu’un événement à prendre en compte, une obsession. Rien là de spécifiquement français, puisque tout le continent est concerné, faisant figure désormais de « mauvais Occident29 » par opposition à la terre du salut que sont devenus, dans la représentation qui s’est imposée, les États-Unis. Mais cet ébranlement des représentations pacifiées du passé a été en France particulièrement perturbant à cause de Vichy, de l’acceptation dont le régime a été un moment l’objet et de la continuité de l’appareil d’État depuis les années 1940. Sur tout cela, comme sur la complaisance mémorielle d’après-guerre, les rectifications n’ont pas produit un récit cohérent mais un grand trouble entretenu par la répétition de simplismes30.
Ces simplismes sont inspirés par une utilisation moraliste de l’histoire. De celle-ci on cherche à tirer des exemples éloquents ou, comme on dit, accablants et non une intelligence plus vraie de ce dont on prend la suite, de l’humanité dont on vient et à laquelle on participe. Choisissant d’épouser les troubles de l’opinion plutôt que d’y répondre, le dernier président, rompant avec ses prédécesseurs, a entrepris de satisfaire les demandes « mémorielles » en commençant par les juifs. L’imprécision de son propos au Vél d’Hiv31 a contribué à déclencher une concurrence des victimes bientôt menaçante pour les juifs eux-mêmes et un enchaînement de demandes particulières. Sans doute le président a-t-il voulu, en honorant récemment les « justes », corriger le tir. Mais c’est plutôt le traitement au coup par coup, particulariste, des problèmes de mémoire, ceux que posaient les procès, les indemnisations, qui a entretenu la confusion. Ni les rappels du pire, ni ceux du meilleur ne sont de nature à faire comprendre ce qui compte en fait : l’ensemble, les déterminations à l’œuvre, les contraintes, les ambiguïtés, les évolutions. Au lieu de privilégier ce qui suscite l’horreur ou l’admiration, on devrait s’interroger sur les hésitations, les enchaînements, les paradoxes : ce qui peut le mieux nous instruire sur la culture dont nous participons, donc sur nous-mêmes. Les traitements ponctuels et spectaculaires ne favorisent pas la conscience historique mais les préjugés « essentialistes », ceux qui attribuent en bloc à la culture française, au christianisme ou à tout autre ensemble des vices (ou des vertus) dont on n’étudie pas la formation parce que le moralisme vigilant a besoin qu’on les croie éternellement actifs. Qu’on exalte la générosité sans se demander dans quelles circonstances elle se manifeste ou non, ou qu’on reprenne la vulgate réductrice qui fait des déportations l’essence du pétainisme et du pétainisme l’essence de la France, c’est toujours l’événement de la défaillance française des années 1930 et 1940 dont on ne prend pas la mesure, dont on ne cherche pas les causes, pas plus qu’on ne cherche à comprendre les limites du redressement dû à la France libre et à la Résistance. Que faire hors de l’histoire sinon s’accuser, se lamenter ou se vanter ?
10) On ne sortira pas du malaise franco-juif par la seule prise en compte des griefs. Ce qui peut réunir c’est un nouveau récit de l’histoire nationale et un nouvel horizon pour celle-ci.
Contrairement à la vulgate dominante, un rapport de type moraliste au passé ne favorise pas l’apaisement. Parce qu’il écarte la réflexion historique, il s’intéresse bien moins à l’action et aux intentions des auteurs qu’aux effets, à la souffrance causée. Dans le cas de la Shoah, on en est arrivé à oublier le nazisme et son projet attentatoire à l’unité du genre humain, pour ne considérer que l’horreur de ce que les juifs ont subi. Dans ces conditions, l’exceptionnalité de la Shoah devient difficile à défendre32. En effet, ce n’est pas parce que le nazisme est « l’ennemi fondamental » de l’humanité, qu’on doit considérer qu’une victime de la Gestapo a souffert davantage qu’une victime du Guépéou. L’usage du critère victimaire ne pouvait que susciter la concurrence des victimes, l’expression de ressentiments antijuifs et des désirs de revanche morale sur Israël. D’où une situation aussi paradoxale que dangereuse : on évoque, on ressasse partout les mêmes principes, mais la défiance couve. Les discussions autour des manifestations contre l’antisémitisme sont révélatrices. Sur l’intolérable, sur la communauté des citoyens à réunir on est bien d’accord, mais quand on veut représenter, rendre sensible « l’enchevêtrement », comme dit Adrien Barrot, de l’existence juive avec celle de la nation, tout se gâte. Les défilés qui ont suivi en 1980 l’attentat de la rue Copernic, ou en 1990 l’agression symbolique de Carpentras ont donné à certains juifs le sentiment d’être noyés et utilisés dans un antifascisme de convention. À l’opposé, la manifestation du Crif en 2002 contre le « nouvel antisémitisme et en soutien d’Israël » a choqué par son caractère « communautaire ». La manifestation en 2004 de la Licra et de l’Uejf, celle de 2006 après le meurtre d’Ilan Halimi l’ont montré à nouveau, on ne sort pas d’un dilemme : quand les organisations juives ont l’initiative, les autres se sentent peu concernées, quand les autres prennent la tête, les juifs se sentent minorisés ou instrumentalisés. L’articulation entre le républicanisme et la cause des juifs qui fit la grandeur du dreyfusisme, semble un secret perdu33.
Certains incriminent le « communautarisme » juif. Mais qu’appelle-t-on ainsi ? On peut dire d’un certain point de vue qu’il n’y a pas assez de communauté juive en France. Shmuel Trigano a raison de déplorer la disparition, du moins l’affaiblissement (par émigration vers Israël et par non-renouvellement), d’une génération d’intellectuels juifs organiques (Neher ou Levinas par exemple) capables d’illustrer l’apport juif à la culture et à la société françaises. Plus que comme un foyer intellectuel et spirituel, une communauté d’initiatives et de questionnements, les Français voient le judaïsme désormais comme un lobby, appuyé sur un sentiment collectif à vif, qui peut être dit « communautariste » dans la mesure où c’est un sentiment négatif. Le judaïsme semble trouver plus facilement en France des porte-parole et des avocats (réclamant pour lui la protection d’une république qui n’en peut mais) que des personnalités capables d’interroger ses manières d’être.
L’expression de soi juive semble en tout cas peiner à se donner une forme et une orientation stables. La critique d’un républicanisme branlant, mais dont on craint encore qu’il ne soit pour le judaïsme un étouffoir, a inspiré un sionisme messianique, des demandes communautaristes parfois extrêmes et des livres d’imprécation, dénonçant en bloc l’Europe ou l’Occident, cependant que l’évocation des déportations servait au soutient des sans-papiers. Mais actuellement la perspective que la république ne se décompose préoccupe davantage que son monolithisme et la surenchère de Dieudonné déconsidère l’idée d’une alliance des victimes. L’accord pratique pour soutenir Israël quoi qu’il arrive ou pour augmenter les capacités éducatives de la communauté, cela n’est qu’un minimum.
Ce qui frappe, c’est une certaine convergence dans le désarroi entre la communauté juive et la république. L’une et l’autre semblent avoir perdu le fil de leur histoire, être séparées de leur passé par des représentations moralistes, répulsives, par cette sorte d’espérance négative qui porte à chercher le salut dans la condamnation, de soi-même ou des autres. La tendance au « décrochage » en direction d’Israël ou des États-Unis, plus qu’un mouvement positif est l’indice d’un profond trouble. Une France perplexe au cerveau brouillé, à la conscience incertaine apparaît aux juifs bien moins menaçante qu’inquiétante et surtout décourageante34.
L’analyse du marasme actuel fait apparaître deux questions clés, d’ailleurs liées : une intelligentsia juive française se reconstituera-telle ? La communauté nationale saura-t-elle lui faire place ? Il ne manque certainement pas d’intellectuels juifs en France. Mais quel est leur rôle devant la masse inquiète des juifs, la « rue juive » comme il arrive qu’on dise ? La crise du « nouvel antisémitisme » dont nous sortons peut-être35 a révélé, on l’a vu à l’occasion des procès d’Edgar Morin, une profonde césure entre l’universalisme affirmé par certains intellectuels juifs et la solidarité ressentie par les autres. Fallait-il choisir ? Faute d’une synthèse juste, l’émotion devant la reprise à l’automne 2000 des agressions antisémites s’est souvent exprimée, réflexe d’autodéfense, dans une systématisation forcée, consistant à affirmer une continuité, et même une identité substantielle, entre l’antisémitisme classique, l’islamisme militant, les critiques sommaires de la politique israélienne et les violences des banlieues, tous phénomènes réels mais ne formant pas un ensemble. L’accalmie actuelle permettra-t-elle que s’exprime un autre discours, plus positif sur la nation et ses difficultés, sur le rapport du politique et du religieux en contexte juif et en contexte chrétien ? sur ces interfaces entre les deux ordres que sont la laïcité et le sionisme, moins différents qu’on ne le pense ? Le renouveau religieux s’enfermera-t-il dans le ritualisme ou bien verrons-nous en sortir des témoins de l’humanisme biblique ?
Encore faudrait-il que l’organisme politique national soit, passées les improvisations chiraquiennes, capable de se refaire une mémoire et des raisons d’être où les juifs puissent se reconnaître.
11) Les juifs ont aimé et admiré la France pour une capacité de faire l’histoire et de la faire avec eux, les aidant à retrouver en eux-mêmes des ressources enfouies. Cet élan bloqué peut-il reprendre?
L’acceptation muette du statut de 1940-1941 renvoie à tout autre chose que l’antisémitisme « ancestral » : à l’anesthésie morale et politique provoquée par la défaite et la « réception » de la défaite, anesthésie entretenue et même théorisée par Vichy. Mais il faut ajouter, contre l’idée d’un drame français se déroulant entièrement entre deux pôles, celui du bien et du courage, celui du mal et de la lâcheté, que le devoir de réagir, de briser l’intériorisation de la défaite, a réduit l’horizon moral et politique de ceux qui se sont voués à cette œuvre de salut public. De cette limite, une prise en compte insuffisante – pour des raisons qui ne tiennent pas aux préjugés personnels mais aux choix politiques, peut-être même à la fatalité politique – de la question juive est un signe décisif. Cette position marginale des juifs dans la France même qui se débattait pour ne pas sombrer est un signe des contraintes subies par les artisans du renouveau. À la contrainte initiale d’unanimité par omission de ce qui divise se sont ajoutés ensuite les effets des tensions entre la Résistance intérieure et la France libre et ceux d’un retour à des formes antérieures de politisation, qui ont empêché que l’unanimité s’approfondisse, l’admiration pour les héros tenant lieu à la fin de la réconciliation active dont on aurait pu rêver.
L’inspiration la plus profonde animant en 1940 la rébellion des meilleurs s’est ainsi trouvée comme entravée et réduite à la tâche urgente de rétablir la souveraineté nationale, de rendre à la France une armée et un État. La part d’aveuglement inhérente à l’éclatante lucidité du 18 juin (à l’éclat même de cette lucidité) a fait croire que le courage d’être suffisait. C’est donc une certaine critique du meilleur qu’il faut aux Français pour sortir de l’hésitation entre amour-propre et autodénigrement qui les paralyse et empêche les juifs de se situer dans une nation en panne.
Ainsi on verrait sans doute pourquoi le gaullisme, en politique internationale, est resté dans une position réactive d’affirmation de soi et de non-alignement, qui a ses mérites, qui a favorisé plus d’une fois la lucidité (sur la fragilité du communisme et l’ouverture à l’Est par exemple ou sur la guerre d’Irak) mais à laquelle a souvent fait défaut un horizon constructif, parce qu’elle privilégie l’autoprotection. Cette posture nationale, devenue avec le temps et faute d’avoir été l’objet d’une réflexion renouvelée, une habitude et un emblème, met mal à l’aise les juifs, à cause notamment de l’alliance israélo-américaine. Ils n’ont pas toujours raison, mais on a tort de leur donner à ce propos l’impression qu’ils se trouvent devant un dogme. Ceci n’est qu’un exemple de l’attitude où se sont complu les successeurs du général de Gaulle, prendre pour des acquis ce qui n’avait été qu’esquissé, s’accrocher à l’héritage sans le faire vivre.
Sans doute une des faiblesses de la « mémoire gaulliste » à quoi nous nous accrochons faute de mieux, par point d’honneur peut-être, est-elle sa tendance de considérer 1940 comme un pur point de départ. La décadence a pourtant pris la forme d’un destin dès les années 1930. Pour saisir le découragement du pays en cette funeste période, il faut évidemment remonter au moins jusqu’au traité de Versailles. Non qu’il fût honteux dans le fond, mais parce qu’il laissait la France seule, quasi sans alliés, en responsabilité de l’Europe, donc devant une tâche impossible. L’échec programmé qui s’en est suivi a même un sens plus large que la nécessité de proportionner les engagements aux capacités. Le « programme de Versailles » n’avait pas pour seul défaut d’être démesuré mais aussi d’apparaître comme le triomphe de la France et non comme le point de départ de ce que celle-ci, dans son opposition à l’Empire, a toujours envisagé, du moins si l’on considère la ligne principale de son histoire (celle qui va de Henri IV et Richelieu, à Talleyrand et à Thiers en évitant Louis XIV et Napoléon) à savoir l’Europe organisée en famille de nations. L’Europe des nations n’était pas incompatible avec les clauses du traité de Versailles, mais elle n’était pas dans les pensées du moment, ce qui abandonnait l’Allemagne à son ressentiment. Au contraire, cette idée s’est imposée après la Seconde Guerre36 mais sa mise en œuvre a été compromise ensuite par une idéologie antinationale qui a abandonné l’Union de l’Europe au mercantilisme, aux bureaucraties compétentes, au gouvernement des juges.
Dans cette Europe, dans les nations qu’elle a reformatées, les juifs trouvent malaisément leur place. La « question juive » en effet n’est pas du tout au début du xxie siècle ce qu’elle était après la Révolution française quand les juifs d’Europe sont entrés en politique à égalité avec les autres. On en est au point où, aux États-Unis, des intellectuels juifs notoires se réjouissent de la fin (grâce à Hitler !) de la malheureuse histoire des juifs avec l’Europe37. Ainsi, il n’y aurait désormais que deux judaïsmes possibles. Celui d’Israël, le centre, « où le judaïsme doit justifier son existence » face aux nations. Et celui des États-Unis qui assure à l’autre protection et ouverture constante sur la modernité. D’un côté le foyer, de l’autre l’Empire, un lieu propre et un vecteur de rayonnement quasi illimité. Ce couple résume-t-il tous les possibles ? L’affirmer c’est condamner définitivement l’Europe, comme on y a tendance outre-Atlantique, considérer ses erreurs comme révélatrices d’une essence. On peut se demander au contraire si l’Europe d’après la Shoah, essayant de relire et de réorienter son histoire en réaction au pire qu’elle a connu, n’est pas l’endroit où les juifs pourraient être non pas en face ou en marge des nations, mais parmi les nations. Ce « parmi » pourrait bien être la réponse européenne à l’entreprise hitlérienne. Celle-ci en effet a démenti ou rendu caduques deux formes d’existence juive en Europe : l’assimilation ou le confinement à la marge. Il est clair que les juifs désormais ne sont plus chez nous ni indiscernables ni exotiques, qu’ils sont au centre des interrogations morales et politiques. Si l’Europe « postnationale » est tentée de rejeter un judaïsme tourné vers Israël et stigmatisé comme sioniste, la crise évidente de ce postnationalisme relance peut-être la question du judaïsme en Europe.
Hannah Arendt voyait les juifs d’Europe au xixe siècle comme des intermédiaires, des passeurs entre les États-nations38. Leur rôle dans les nations ébranlées de l’Europe actuelle s’annonce peut-être comme inverse de celui-là. Ils peuvent être un rappel que la politique, même démocratique, ne peut être désincorporée, qu’elle se rapporte à un peuple. Par ailleurs le principe premier du judaïsme, celui d’être une particularité orientée à l’universel, n’est pas étranger à ce que l’Europe garde de meilleur : d’être composée de peuples qui se réfèrent à des valeurs, à une vocation qui les oblige. C’est pourquoi on peut imaginer qu’en même temps qu’ils contribuent à corriger ce que l’universalisme postchrétien de l’Europe actuelle a d’abstrait et de dangereux, les juifs d’Europe apportent un contrepoint ou une correction à la manière sans doute trop univoque qu’ont les juifs des États-Unis et d’Israël d’identifier leur peuple avec sa mission. Il n’est donc pas impensable que la formule de Rivon Krygier sur le judaïsme européen : « Ce n’est plus ici que s’invente la nouvelle condition juive39 », exacte aujourd’hui, cesse de l’être. Encore faudrait-il que les nations du continent surmontent à l’égard de la Shoah leur dilemme : oubli ou fascination horrifiée, pour lire dans leur histoire non seulement les prodromes de la catastrophe mais aussi les possibles que celle-ci a masqués, pour assumer leurs mauvais souvenirs sans s’y enfermer.
*
S’il y a une leçon que suggère l’essai de mettre en ordre mémoriel dont on a éprouvé le besoin, c’est que dans la culture et la politique françaises la réception positive des juifs et du judaïsme a été une manifestation de confiance en soi et d’optimisme, et que réciproquement la honte de soi française a été à l’égard des juifs mauvaise conseillère, source de mésentente. Les juifs, les juifs français sans doute plus que d’autres, puisqu’ils sont français, ne peuvent être à l’aise (vivre dans la confiance tout en s’exprimant comme juifs) que dans un pays dont les ambitions sont à leur hauteur, disons même qu’ils puissent admirer comme il est arrivé qu’ils le fassent de la France, même si les ambitions de ce pays ne sont pas principalement de l’ordre de la puissance. Car les juifs, si inconfortables et naïvement autocentrés qu’ils puissent être, ont le grand mérite, là où ils s’impliquent, d’accroître les exigences. Selon une formule célèbre : s’ils barrent le cours de l’histoire humaine c’est pour en élever le niveau.
Extraits de l’allocution de M. Jacques Chirac, président de la République, à l’occasion de la cérémonie nationale en l’honneur des Justes de France le 18 janvier 2007 au Panthéon
« Il y a 65 ans, dans l’Europe presque entièrement asservie, la barbarie nazie décide l’exécution de la solution finale. Une idéologie effroyable fait régner la terreur : une idéologie raciste, fondée sur cette croyance criminelle et folle selon laquelle certains hommes seraient par nature “supérieurs” à d’autres. Et cela, au cœur d’un continent qui se considère comme l’aboutissement même de la civilisation… […].
En France même, le pays des Lumières et des droits de l’homme, le pays où tant de grands hommes se sont levés pour l’honneur du capitaine Dreyfus, le pays qui a porté Léon Blum à la tête du gouvernement, en France, un sombre linceul de résignation, de lâcheté, de compromissions recouvre les couleurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Le pouvoir de Vichy se déshonore, édictant de sa propre initiative, dès le 3 octobre 1940, le sinistre Statut des juifs, qui les exclut de presque toutes les fonctions. Les juifs de France sont d’autant plus stupéfaits de cet antisémitisme d’État que leur pays est celui qui le premier en Europe, dès 1791, leur a accordé les droits des citoyens. Ils aiment leur pays avec passion. Ils se sont battus pour lui, comme Marc Bloch et tant d’autres, en 1914 ou en 1939 : soudain, devant leurs yeux incrédules, la République abdique, rend les armes à Pétain et à Laval, cède la place à une clique revancharde et haineuse.
Voilà 65 ans, en France, il y a la honte du premier convoi de déportation, le 27 mars 1942. Il y a l’ordonnance allemande du 7 juin et l’ignominie de l’étoile jaune. Il y a le crime irréparable du Vél d’Hiv, les 16 et 17 juillet. Il y a, du 26 au 28 août, la rafle de milliers de juifs étrangers en zone libre.
Il y a les ténèbres. Mais il y a aussi la lumière. La France affamée, terrorisée, coupée en deux par la ligne de démarcation, est étourdie par l’ampleur de la défaite. Mais très vite, des voix s’élèvent. Dès le 11 novembre 1940, De Gaulle écrit de Libreville au Congrès juif mondial que le statut des juifs n’aura aucune validité dans la France libre. Il fustige la violation, par Vichy, je le cite : “Des principes de liberté et de justice égale, sur lesquels la République française était fondée.” Puis, dans le pire effondrement de notre histoire, alors même que la Wehrmacht semble encore invincible, des Françaises et des Français en très grand nombre vont montrer que les valeurs de l’humanisme sont enracinées dans leurs âmes. Partout, ils accueillent, cachent, sauvent au péril de leur vie des enfants, des femmes, des hommes, persécutés parce qu’ils sont juifs. Dans ce cauchemar éveillé que les juifs vivent depuis 1940, la France, leur France, à laquelle ils ont cru si intensément, n’a pas tout à fait disparu. Dans les profondeurs du pays, une lueur d’espoir se fait jour. Elle est fragile, vacillante. Mais elle existe.
Il y a cette secrétaire de mairie qui fournit des papiers à des familles juives, et convainc les habitants du village de partager leurs tickets d’alimentation : le courage d’une seule personne a cristallisé la générosité de tous. Il y a ce couple d’hôteliers qui trouve sur le pas de sa porte un homme échappé d’une rafle, affamé et épuisé : ils l’hébergent pendant deux de ces années terribles. Il y a ce boulanger qui reconnaît un adolescent arrêté et avertit la direction de son école : prévenu, un officier de gendarmerie, membre de la Résistance, libère le jeune homme. Grâce à cette chaîne humaine de solidarité et de courage, une vie est sauvée. Il y a ce professeur de latin qui, jusqu’au bout, tente de protéger l’élève qu’il a présenté au concours général. Il y a cette concierge qui entend le crissement des freins des camions allemands, et fait le tour très rapidement des occupants juifs de son immeuble pour leur dire surtout de rester silencieux derrière leurs portes closes, et les sauve ainsi de la déportation. Il y a le pasteur Trocmé, qui entraîne avec lui, dans l’accueil de centaines de juifs en fuite, tout un village, tout un plateau de Haute-Loire : Le Chambon-sur-Lignon, dont le nom résonne aujourd’hui, et pour toujours, dans nos cœurs. Il y a ces sœurs qui abritent, dans leurs couvents, dans leurs pensionnats, des enfants juifs. Il y a ces curés savoyards, devenus par la force des choses passeurs professionnels, qui emmènent les réfugiés de l’autre côté de la frontière. Il y a ce général commandant une région militaire qui refuse de prêter sa troupe pour surveiller l’embarquement de déportés, ce qui lui vaut une révocation immédiate. Il y a tous ces paysans, que nous a montrés avec tant d’émotion Agnès Varda, qui accueillent, aiment et protègent de si nombreux enfants.
Il y en a tant et tant d’autres, dans toutes les classes sociales, dans toutes les professions, de toutes les convictions. Des milliers de Françaises et de Français qui, sans s’interroger, font le choix du bien. Quel courage, quelle grandeur d’âme il leur a fallu ! Tous connaissaient les risques encourus : l’irruption brutale de la Gestapo. L’interrogatoire. La torture. Parfois même, la déportation et la mort.
Certains furent reconnus Justes parmi les nations. D’autres resteront anonymes, soit qu’ils aient laissé leur vie en aidant l’autre, soit que, dans leur modestie, ils n’aient même pas songé à faire valoir leurs actes. Certains sont ici aujourd’hui, ainsi que celles et ceux qu’ils ont sauvés. Je les salue tous, avec un infini respect. En France, grâce à cette solidarité agissante, selon le beau mot de Serge Klarsfeld, les Justes ont contribué à protéger les trois quarts de la population juive d’avant-guerre de la déportation, c’est-à-dire d’une mort presque certaine : sur plus de 75 000 déportés, seuls revinrent quelque 2 500 survivants. Et après quelles souffrances indicibles : vous pouvez en témoigner, chère Simone Veil, vous dont le courage, en toute circonstance, est un exemple pour la France. La majorité des juifs assassinés ont été livrés aux Allemands par Vichy et par les collaborateurs. Mais la plupart des juifs sauvés le furent par des Français. […] »
- *.
Président de l’Amitié judéo-chrétienne.
- 1.
Sur ce point, voir Paul Thibaud, « La question juive et la crise française », Le Débat, septembre-octobre 2004.
- 2.
À la suite d’une intervention de Georges Scapini, « chef du service diplomatique des prisonniers de guerre », voir Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette, 1994, p. 451.
- 3.
Étudiant l’aide aux aviateurs abattus au-dessus de la France, Claire Andrieu note que pour chaque aviateur récupéré, plus de trois personnes ont été reconnues comme « sauveteurs ». Il est probable que, plus diffuse et moins dangereuse, l’aide aux juifs a été le fait de plus de personnes pour chaque cas (communication au colloque du Ceri sur « Les pratiques de sauvetage en situations génocidaires », 11, 12 et 13 décembre 2006).
- 4.
Emmanuel Mounier (Esprit, septembre 1945) dans un numéro consacré aux juifs après le désastre, cité par Michel Winock dans le chapitre 12 de la France et les juifs, Paris, Le Seuil, 2004. Poussé par un sentiment analogue, Sartre publiera l’année suivante son célèbre essai sur la Question juive.
- 5.
Bien que ce nombre ait été moins dérisoire qu’on ne le dit souvent : en comptant non seulement les gens des réseaux, des mouvements, des partis clandestins, de l’AS et des Ftp, mais encore ceux qui ont aidé peu ou prou la résistance active, Jean-Pierre Azéma arrive au chiffre d’un million de résistants.
- 6.
Robert Paxton et Michael Marrus, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
- 7.
On trouve une allusion au problème posé par les juifs jusque dans la septième des « thèses de Pomeyrol », manifeste (en septembre 1941) des protestants les plus engagés dans l’aide aux juifs, notamment aux internés : « Tout en reconnaissant que l’État est confronté à un problème auquel il faut trouver une solution… » Qu’une telle mention figure dans un pareil contexte, cela doit mettre en garde contre la facilité de taxer automatiquement d’antisémitisme sournois tous ceux qui ont employé des expressions semblables. Certains n’ont sans doute voulu que constater que face à l’immigration des persécutés, la France n’a pas eu dans les années 1930 de politique cohérente.
- 8.
Selon Daniel Cordier, Jean Moulin, t. III, Paris, J.-C. Lattès, 1993, p. 212.
- 9.
Message lu le 15 novembre au Carnegie Hall de New York, lors d’un meeting de protestation contre le statut. Ces textes mal connus ont été réunis dans une brochure d’Adam Rayski, De Gaulle et les Juifs (1940-1944), publiée en 1994 par l’Union des résistants et déportés juifs de France.
- 10.
Il est difficile de chiffrer l’audience de la collaboration militante et de la comparer d’un pays à l’autre. Mais le nombre des engagés dans la Lvf, « jamais plus de 2 300 hommes en campagne », apparaît « singulièrement modeste, surtout quand on le compare aux contingents des pays voisins », Pascal Ory, les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1976, p. 243.
- 11.
Sebastian Haffner (Histoire d’un Allemand, Bucarest, Babel, 2004) raconte une discussion qu’il a eue à Berlin début 1933, lui antinazi déclaré, avec un médecin victime du boycott, qui ne cessait d’argumenter en termes de « vous » (Allemands) et « nous » (juifs). À l’opposé, on a vu des « Israélites » français considérer que les injustices qu’ils subissaient étaient leur contribution au redressement national.
- 12.
Emmanuel Levinas, Noms propres, Biblio essais, p. 142, cité par Adrien Barrot, Si c’est un juif, Paris, Michalon, 2007, p. 49.
- 13.
Voir Dominique Lormier, Comme des lions, mai-juin 1940, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
- 14.
Cité par R. Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 133.
- 15.
Pierre Laborie, l’Opinion française sous Vichy, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1990.
- 16.
Voir Paul-Louis Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », dans Problèmes du personnalisme, Paris, Le Seuil, 1952.
- 17.
P. Laborie, l’Opinion française sous Vichy, op. cit., p. 133.
- 18.
Gilles Bernheim, Des mots sur l’innommable, réflexions sur la Shoah, Les études du Crif, n° 10.
- 19.
Cité par R. Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 614.
- 20.
Voir Jean-Louis Crémieux-Brilhac, la France libre, Paris, Gallimard, 1996 (chap. 33).
- 21.
Sur ce malaise de la Libération, la Douleur, de Marguerite Duras, dans un insupportable style accusatoire, donne un témoignage important.
- 22.
Jacqueline Mesnil-Amar, citée par Wladimir Rabi, Anatomie du judaïsme français, Paris, Minuit, 1962, p. 139.
- 23.
Annie Kriegel, Réflexion sur les questions juives, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1984, p. 51.
- 24.
Voir André Neher, l’Existence juive, solitude et affrontements, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit. La Condition humaine », 1962, p. 248-252.
- 25.
Ibid., p. 246.
- 26.
Shmuel Trigano, l’Avenir des Juifs de France, Paris, Grasset, 2006.
- 27.
En particulier dans son dernier livre : Wladimir Rabi, Un peuple de trop sur la terre, Presses d’aujourd’hui, 1979.
- 28.
A. Kriegel, Réflexion sur les questions juives, op. cit., p. 135 (texte de l’été 1979).
- 29.
Voir par exemple de Mark Mazower, enseignant d’histoire à Columbia et à Londres, ce titre éloquent : le Continent des ténèbres, une histoire de l’Europe au xxe siècle, Bruxelles, Éd. Complexe, 1999.
- 30.
On répète qu’il a fallu Paxton pour révéler que le « statut » de 1940 était d’inspiration française, pourtant la connaissance de ce fait repose en particulier sur une déclaration de Xavier Vallat à son procès, reprise avant Paxton par nombre d’auteurs comme Joseph Billig ou Wladimir Rabi. De même, on ne peut s’appuyer, comme on le fait souvent, de manière non critique, sur une déclaration à son procès du gestapiste Knochen pour montrer qu’il n’y eut aucune véritable opposition aux déportations dans l’appareil d’État français.
- 31.
Il est fréquent qu’on se réfère élogieusement au discours du Vél d’Hiv en oubliant la mise en cause globale de la France. On dit plutôt que pour la première fois la responsabilité de l’État français dans les déportations a été reconnue, que Jacques Chirac a opposé deux France, ou bien qu’il a dit le premier que Vichy faisait partie de notre histoire.
- 32.
Dès le procès Barbie, Alain Finkielkraut s’est inquiété de ce que le crime central du nazisme, à cause de « l’urgence prescriptive » qui accompagnait son évocation, fût sorti de l’histoire et transformé en « conte pour enfants » (voir la Mémoire vaine, Paris, Gallimard, 1989). Cette mémoire médusée ne préparait nullement à comprendre la signification et les difficultés de la volonté juive de rentrer dans l’histoire.
- 33.
Dans l’émotion suscitée par les vagues d’agressions antijuives qui ont commencé à l’automne 2000, un groupe de juifs et de non-juifs (Gilles Bernheim, Alain Finkielkraut, Philippe de Lara, Élisabeth de Fontenay, Philippe Raynaud, Paul Thibaud, Michel Zaoui) a publié (Le Monde, 30 décembre 2003) un texte intitulé « Les Juifs de France et la France, une confiance à rétablir ». Les auteurs soutenaient que le malaise des uns et des autres exprimait une crise nationale que le mémorialisme pénitentiel aggravait plutôt, ils appelaient à une nouvelle rencontre dans une « créativité politique et morale ». Serge Klarsfeld (Le Monde, 7 janvier 2004) réfutait ce texte comme exagérant l’importance dans la crise française de la « question juive », il reprenait et approuvait les termes du discours du Vél d’Hiv de 1995 et, pour expliquer la tension persistante, renvoyait au conflit israélo-palestinien et à la position pro-arabe de la diplomatie française. Depuis, les rapports franco-israéliens se sont détendus, mais les « incidents de banlieue » perdurent et le pénitentialisme mémoriel est devenu une épidémie.
- 34.
Shmuel Trigano cite une enquête israélienne parmi les touristes français en Israël révélatrice chez eux sinon d’un projet, du moins d’un « état d’esprit » : la grande majorité de ces touristes (125 000 en 2004) envisage de s’établir dans ce pays. Voir S. Trigano, l’Avenir des juifs de France, op. cit., p. 13.
- 35.
De cela, un des symptômes est peut-être la publication du dialogue, un vrai dialogue, suscité par Élisabeth Lévy entre Rony Braumann et Alain Finkielkraut : la Discorde, Paris, Mille et une nuits, 2006.
- 36.
Voir les textes de Raymond Aron écrits à Londres et réunis en juillet 1945 dans l’Âge des empires et l’avenir de la France, repris dans les Chroniques de guerre, Paris, Gallimard, 1990.
- 37.
Voir Léon Wieseltier, « Pas de panique, Hitler est mort », Commentaire, printemps 2004.
- 38.
Dans l’Impérialisme, dont l’analyse semble convenir plus à la situation dans les empires du centre et de l’est du continent qu’à celle du judaïsme français.
- 39.
Rivon Krygier, « En Europe, les Juifs », Esprit, mars-avril 2007, p. 64.