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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le souverain chasseur

novembre 2022

Avec L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, Charles Stépanoff livre une étude ethnographique de la violence exercée par les humains sur les animaux. Il dévoile la relation qu’entretiennent les mesures de restriction de la chasse avec la souveraineté politique, en assurant au monarque le monopole de la confrontation avec l’animal sauvage, dont l’ingestion permet l’attribution de sa puissance.

Comment comprendre notre rapport à l’animal sauvage aujourd’hui ? Comment saisir le statut de cette violence que nous exerçons, parfois malgré nous, envers notre environnement et les espèces qui l’habitent ? Après son Voyager dans l’invisible (La Découverte, 2019) consacré aux pratiques chamaniques du nord de l’Eurasie, Charles Stépanoff explore la violence aux fondements de notre rapport au vivant dans L’Animal et la mort. Dans un jeu d’échos entre le proche et le lointain, le passé et le présent, l’auteur s’intéresse à nos propres « confins » méconnus.

À partir d’une ethnographie menée dans le Perche et la Beauce et d’une solide bibliographie historique, se dessine un panorama de cette pratique au cœur de notre relation au vivant et de la socialité rurale. La voix des chasseurs évoque une autre perception de la crise écologique actuelle. Les bouleversements qu’a connus le paysage français et la modernisation des techniques agricoles, ayant entraîné une extinction du petit gibier essentiel pour la chasse paysanne vivrière, se sont accompagnés d’une paradoxale expansion des surfaces boisées et des grands mammifères ongulés (chevreuils, cerfs et sangliers), qui ont conduit à des changements structurels dans les pratiques de chasse.

Avec la crise de la biodiversité, c’est aussi la succession des politiques de préservation, de rationalisation et de marchandisation du sauvage qui ont menacé les chasses populaires. La chasse dite commerciale (avec location des terres et un gibier préalablement appâté) est devenue prépondérante dans de nombreuses régions. Les aires naturelles et parcs nationaux sont aussi souvent perçus comme de fortes contraintes par les chasseurs du terroir. Si la disparition de la chasse vivrière a été entérinée avec la suppression du droit d’affût, Charles Stépanoff dévoile l’origine des mesures de protection de la faune, à travers la figure du souverain chasseur.

Qu’il s’agisse des monarques mésopotamiens, des empereurs chinois ou des rois de France, la confrontation avec l’animal sauvage apparaît comme fondatrice de la légitimité du pouvoir souverain. En tuant l’animal sauvage et en ingérant sa chair, le souverain s’en approprie la puissance. Cette force divine et tellurique, étrangère à la société des hommes, est matérialisée par le sang sauvage, qui nourrit le pouvoir et non les corps ordinaires. La première restriction qui s’impose aux chasses vivrières en réserve l’accès au monarque et à sa cour et crée les premières « réserves naturelles ». Ce lien particulier entre protection de la faune et souveraineté est exploré dans ses stratifications archaïques, médiévales et modernes. Ce faisant, Charles Stépanoff éclaire sous un nouveau jour les politiques actuelles de préservation de l’environnement. Pourtant, ce lien entre appropriation du sauvage et souveraineté s’est distendu au fil de l’histoire. Les Lumières balayent l’ordre ancien : elles fondent une légitimité du pouvoir sur un contrat avec le peuple souverain, et non plus sur la quête brutale du sang sauvage.

L’auteur s’intéresse particulièrement à la chasse à courre, pratique aux origines nobles puis récupérée par la bourgeoisie pour être aujourd’hui réanimée par une diversité d’amateurs. À partir d’une ethnographie d’un conflit entre suiveurs de chasse à courre et militants animalistes dans le Perche, il propose une cartographie des positions qui s’opposent et une archéologie de leurs fondements historiques. C’est alors la conflictualité des perspectives sur la mort et l’animal qui s’entremêlent, renvoyant à des dilemmes anciens, où la prédation et la nécessité s’accompagnent de compassion et d’admiration.

À travers la chasse et la mise à mort, c’est ainsi l’intention de préservation de la vie sauvage qui se révèle dans son historicité. Le terme d’« exploitection » exprime le fait que le désir de protéger va de pair avec la nécessité d’exploiter. Charles Stépanoff pose une question centrale, qui rassemble les chasseurs et les militants, les exploitants de l’agro-industrie et les touristes amoureux de la nature, celle d’une idéologie occidentale ayant acté le divorce entre nature et culture, où le reste du vivant est soit une source de ressources et matière à exploiter, soit un idéal intouchable à préserver. Dans les deux cas, l’être humain se perçoit comme un être distinct de son environnement, sur lequel il exerce pourtant une violence devenue systémique et d’une ampleur sans précédent (pensons aux grands élevages industriels et aux usines d’abattage).

Le livre retrace ainsi l’origine de cette « division du travail moral » qui se constitue durant l’époque moderne, avec l’apparition d’une intelligentsia et d’une politique caractérisées par leur rejet de la violence directe envers les animaux. On célèbre alors un rapport au monde plus épuré, marqué par la contemplation, et qui s’oppose à la violence visible exercée par les populations rurales. Cette violence envers le vivant, déléguée à des groupes sociaux stigmatisés et infériorisés, a été aussi démultipliée, industrialisée et cachée, éloignée des centres urbains et des yeux du grand public. Charles Stépanoff rappelle qu’elle est pourtant un des rouages les plus fondamentaux de notre mode de vie.


L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage
Charles Stépanoff

La Découverte, 2021
400 p. 23 €

Jérémie Denicourt

Jérémie Denicourt est doctorant à l'EHESS. Il prépare une thèse de doctorat en sociologie dirigée par Gilles Bataillon, intitulée Jeunesse, reciprocité et communauté. Sociologie du "jeune" de Toton - Mixes - Oxaca.

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Chine : la crispation totalitaire

Le xxe Congrès du PCC,  qui s'est tenu en octobre 2022, a confirmé le caractère totalitaire de la Chine de Xi Jinping. Donnant à voir le pouvoir sans partage de son dictateur, l’omniprésence et l'omnipotence d'un parti désormais unifié et la persistance de ses ambitions globales, il marque l’entrée dans une période d'hubris et de crispation où les ressorts de l'adaptation du régime, jusque-là garants de sa pérennité, sont remis en cause. On observe un décalage croissant entre l’ambition de toute-puissance, les concepts-clés du régime et le pays réel, en proie au ralentissement économique. Le dossier de novembre, coordonné par la politologue Chloé Froissart, pointe ces contradictions : en apparence, le Parti n’a jamais été aussi puissant et sûr de lui-même, mais en coulisse, il se trouve menacé d’atrophie par le manque de remontée de l’information, la demande de loyauté inconditionnelle des cadres, et par l’obsession de Xi d’éradiquer plutôt que de fédérer les différents courants en son sein. Des failles qui risquent de le rendre d'autant plus belliqueux à l'égard de Taiwan. À lire aussi dans ce numéro : Le droit comme œuvre d’art ; Iran : Femme, vie, liberté ; Entre naissance et mort, la vie en passage ; En traduisant Biagio Marin ; et Esprit au Portugal.