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Notes de lecture

Dans le même numéro

Quand l’avenir nous échappe de Bernard Perret

juin 2021

Le nouvel essai de Bernard Perret est une heureuse surprise et pourtant, le sujet qu’il traite n’a rien de réjouissant ni de surprenant : nous savons (sans y croire) que nous allons dans le mur, que la pandémie qui nous harcèle depuis plus d’un an n’est qu’un signe avant-coureur de catastrophes à venir encore moins prévisibles et moins maîtrisables, aucun vaccin ne pouvant prévenir les dommages irréversibles opérés sur notre environnement par le changement climatique. Nous savons donc que nous vivons la fin d’un monde, que notre système économique est condamné à plus ou moins brève échéance, que nous devrons changer nos modes de vie : la lutte contre le réchauffement de la planète exige plus que de « verdir la croissance », elle devra s’attaquer aux certitudes, aux habitudes, aux envies de l’homme moderne. Et cependant, nous ne faisons rien ou presque rien.

La surprise, c’est qu’au lieu de déplorer notre manque de lucidité et de courage dans cette situation inédite, Bernard Perret en prend acte très calmement et en analyse sinon les raisons, du moins les causes. Il prend appui ensuite sur l’expérience historique, l’anthropologie girardienne, les travaux sociologiques de Norbert Elias et de Charles Taylor pour rendre compte de l’attitude d’attente ouverte sur l’inattendu qui, selon lui, doit être la nôtre à l’égard de l’avenir. L’idée, c’est que nous ne pourrons nous transformer, nous réinventer que sous la pression des événements. L’avenir nous échappe en ce sens que nous ne pouvons plus l’intégrer dans notre présent, nous ne pouvons pas y croire. Mais le lecteur de ce livre, loin d’être découragé ou irrité par ce diagnostic, sera soulagé de pouvoir espérer que le moment venu, « l’humanité, comme depuis des millénaires, trouvera son chemin en situation ». Et il sera sans doute stimulé par l’idée qu’il peut s’y préparer intellectuellement et moralement de façon active : la réflexion philosophico-politique de Bernard Perret a aussi une dimension éthique.

L’écologie est le sujet du siècle, dit Perret. Son essai fait d’abord un état des lieux : nous sommes en train de rendre la planète de moins en moins habitable ; le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité, les risques de pénurie en eau, l’épuisement des ressources minérales nécessaires à l’industrie et à l’agriculture, l’accumulation des déchets, l’appauvrissement des sols, tous les clignotants sont au rouge… L’indicateur le plus angoissant est cette Doomsday Clock, une horloge de l’Apocalypse mise à jour en 1947 à Chicago : avec une fin du monde fixée à minuit, elle indique 23 h 58 depuis 2018 ! Il n’y a pas que le climat, il y a aussi le risque nucléaire, mais les violences que nous infligeons à la nature et celles que les hommes s’infligent à eux-mêmes sont déjà connectées et le seront de plus en plus. La menace écologique, rappelle Perret, est particulière : nous la connaissons depuis plus d’une génération, la catastrophe est sûre et certaine, nous la voyons venir et nous en mesurons les effets avec précision. On se voile la face en parlant de « transition écologique » ; ce qu’il va falloir pour survivre, c’est changer de monde, changer le monde et notre rapport au monde.

Il faut constater que nous n’en prenons pas le chemin. La jeunesse se mobilise parfois, mais ses protestations mettent surtout en valeur l’inertie ambiante. Tout semble aller dans le mauvais sens : le repli sur soi, le populisme, la flambée des passions identitaires, les tensions géopolitiques, etc., font échec à l’esprit de solidarité et de responsabilité planétaire qui nous serait nécessaire pour agir efficacement. Cependant, et là est le cœur de cet essai et même l’originalité de cette réflexion (qui reconnaît ses modèles), tout cela n’aura qu’un temps, nous assure Perret : la réalité ne peut être occultée longtemps, elle reprend toujours ses droits sous la forme d’une « apocalypse », c’est-à-dire d’un événement à la fois révélateur et catastrophique. Alors, contraints et forcés, « nous ne pourrons faire autrement que mettre en place une gouvernance mondiale du climat aux pouvoirs étendus qui aura autorité pour contrôler l’ensemble des processus émetteurs de gaz à effet de serre, c’est-à-dire pratiquement toutes les activités économiques ». Si cela semble à bon droit utopique, c’est parce que nous manquons d’imagination. Qui aurait pu prévoir qu’un virus obligerait la moitié de l’humanité à cesser toute activité et à se confiner en 2020 ? Nous ne pouvons imaginer une société où le progrès social ne soit pas dépendant du progrès économique, c’est-à-dire de la croissance. Est-ce à dire qu’une telle société ne peut voir le jour ? Perret montre qu’il y a déjà des traces de ses conditions de possibilité, rendues visibles par la crise sanitaire actuelle ; nous avons aussi pris conscience qu’il existe des biens communs, dont la gestion exige une solidarité au niveau mondial.

Perret passe en revue nos stratégies d’évitement du réel dont la plus assumée est le climato-scepticisme. Les climatologues sont les premiers à avoir été confrontés à l’ère de la post-vérité. C’est bien connu, on hait et on combat les vérités qui dérangent et aujourd’hui, on le fait au nom de la science. On se plaît à confondre celle-ci avec la recherche scientifique, qui fait une large place au doute : cela permet de douter de l’indubitable. Perret montre l’emprise du cadre de notre rationalité sociale, du mimétisme, de l’idéologie et des passions politiques. Pourquoi aux États-Unis, seulement 27 % des électeurs républicains prennent au sérieux le changement climatique contre 83 % des électeurs démocrates ? En réalité, il ne suffit pas de « dire la vérité », encore faut-il trouver les mots pour la dire, construire un récit qui donne sens à la perspective d’une métamorphose douloureuse de notre monde social.

Bernard Perret emprunte la trame d’un tel récit à l’anthropologie de René Girard. Pour Girard, l’ordre émerge du désordre. Perret lui emprunte le terme d’apocalypse en lui donnant « le sens élargi de crise existentielle du vivre-ensemble provoquant une transformation des mœurs, de la culture et du système politique  ». Girard a pris au sérieux les prophéties apocalyptiques des Évangiles qui ont vu le lien entre la violence humaine et les cataclysmes naturels. L’utilisation intensive des biens matériels a pu pacifier les rapports humains, mais au détriment de notre milieu de vie. Sacrifier notre environnement n’a plus rien d’« économique » ; il nous faut coopérer pour le rendre vivable, ce qui signifie renoncer à la violence et vivre en paix. L’apocalypse est le contraire du nihilisme, elle fait surgir du sens. Comme grille de lecture de l’histoire, elle permet de comprendre que les civilisations sont des sorties par le haut de catastrophes imprévisibles.

S’attendre à l’inattendu, en ce qui concerne la catastrophe écologique, c’est espérer en l’homme, l’inattendu étant surtout de ce côté-là. Mais cela ne signifie pas ne rien faire. L’essai de Bernard Perret est rempli de sagesse et de générosité. Face à cet avenir qui nous échappe, sa réflexion entend « susciter l’engagement sans masquer la vérité ». Le plaisir qu’on prend à le lire, y compris l’épilogue humoristique final en forme d’adresse au lecteur, peut contribuer à la réussite de cet ambitieux projet.

Desclée de Brouwer, 2021
238 p. 18,90 €

Christine Orsini

Agrégée de philosophie et secrétaire générale de l'Association Recherches mimétiques, elle a contribué à René Girard et le problème du mal (Grasset, 1982) et au colloque de Cerisy "Autour de René Girard" en 1983.

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.