
L’Œil et l’oreille de Mikel Dufrenne
Édition de Cyrille Zola-Place, postface de Maryvonne Saison
Parachevant une longue œuvre philosophique, l’ouvrage réédité après plus de trente ans peut se lire sans préalable. Le titre annonce une discussion avec L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty, mais le livre s’inscrit également dans le sillage de Souriau (La Correspondance des arts) et même de Diderot (Lettre sur les sourds et muets). Est-il justifié de faire du visible la dimension essentielle du sensible ? Quelles sont les implications esthétiques et métaphysiques de la pluralisation du sensible ? Une philosophie du sensible est-elle possible, ou devons-nous en rester à une phénoménologie des sens ?
Près de vingt ans avant Le Tournant théologique de la phénoménologie française de Dominique Janicaud, Dufrenne refusait l’allure théologique des philosophies post-heideggériennes et plaidait pour une phénoménologie athée, fondée sur une expérience heureuse de la présence au monde, et non sur l’angoisse de l’absence et l’absolutisation de la distance. Le lecteur de Levinas et de Jean-Louis Chrétien sur la voix et l’appel sonore sera ainsi frappé par l’apparente humilité de L’œil et l’oreille, dont la question est d’abord celle du partage des sens dans le corps.
Pour Dufrenne, une phénoménologie athée ne doit pas déboucher sur une théologie négative de l’Être, de l’Autre ou de la Différance, mais sur une philosophie de la Nature. L’écart entre l’œil et l’oreille est la manière dont la Nature se différencie non seulement par nous, mais en nous. Le monde se donne à l’œil, tandis qu’il ne fait que s’annoncer à l’oreille. L’œil est mobile, tandis que l’oreille enregistre sans bouger. L’œil est présent à ce qu’il voit, quand l’oreille doit identifier la source du bruit. L’opéra est cité par Dufrenne comme l’expérience de cette division : « À l’opéra, je suis à la fois spectateur et auditeur ; mais si mon attention se porte sur le spectacle, j’entends moins bien ; si mon écoute est plus attentive, je vois moins bien. » L’opéra met en abyme ma finitude : il me rappelle que je ne suis pas dans la position de Dieu, être qui serait tout à la fois pleinement présent au monde et totalement identifié à lui-même. L’homme n’est ni l’un ni l’autre, encore moins l’un et l’autre.
La réalité de la distinction entre l’œil et l’oreille implique une certaine essentialisation de la division des arts. Non qu’il n’y ait du « transartistique » : l’idée d’art a du sens, par-delà ses divisions. Mais il y a une différence réelle entre les arts de l’œil, les arts de l’oreille et les arts de la peau, en raison du partage des sens. L’attention au tangible permet ainsi à Dufrenne de faire de l’« érotisme […] un art proprement populaire, qui n’est pas, Dieu soit loué, réservé à des spécialistes ou à des génies ».
Mais il n’y aurait pas d’opéra, pas de métaphores, pas de correspondances entre les arts si l’homme n’avait le goût de la synesthésie, ce pressentiment d’un sensible originaire indivis, désormais inaccessible. Les métaphores puisent dans les virtualités du réel et ne sont pas le fruit d’une construction. Pourtant, Dufrenne ne verse pas dans l’utopie de l’art total : respecter la place de l’homme1, c’est tenir compte du partage des sens et de son caractère indépassable. Le contraire serait une autre forme de philosophie théologique, où l’on attendrait la parousie du Sensible. Les synesthésies ne seront jamais le chemin vers un art de la totalité antérieure à la division. En revanche, elles nous font voir la virtualité présente dans le réel. Apprécier une composition de Kandinsky, c’est voir le virtuel musical qui leste son tableau. Cette sensibilité au virtuel nous invite à notre tour à l’art ou à l’utopie politique. Or toute création a pour condition de possibilité l’énergie même de la Nature.
Dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique (1953), Dufrenne décrit le sentiment comme la perception d’une profondeur, qui en appelle à sa propre profondeur. La lecture de L’œil et l’oreille est aisée, mais toujours associée à un sentiment de profondeur : ce qui semble accessible donne beaucoup à penser, non seulement au connaisseur de l’œuvre de Dufrenne, mais à l’homme méditant sur ce qu’il est – au philosophe, qu’il en ait institutionnellement le titre, ou non.
- 1.Voir Mikel Dufrenne, Pour l’homme. Essai, Paris, Seuil, 1968.