
Ang Lee. Taïwan/Hollywood, une odyssée cinématographique de Nathalie Bittinger
Le cinéaste taïwanais Ang Lee est l’auteur de quinze films aussi différents que le wu xia pian (film de sabre) Tigre et dragon (2000), le mélodrame oscarisé aux accents de western tardif Brokeback Mountain (2005) ou encore l’odyssée numérique The Life of Pi (2012). Cette hétérogénéité répond au parcours cosmopolite du réalisateur, né sur l’île de Formosa de parents chinois ayant quitté la Chine communiste en 19491, puis émigrant aux États-Unis pour poursuivre ses études après être passé par l’Académie des arts de Taïpei.
Nathalie Bittinger lui consacre la première monographie en langue française. Elle a déjà participé à une cartographie du cinéma asiatique contemporain à travers notamment les directions d’un Dictionnaire des cinémas chinois (Hémisphères, 2019) et de l’ouvrage collectif Les Cinémas d’Asie. Nouveaux regards (Presses universitaires de Strasbourg, 2019). On ajoutera également l’analyse de 2046 du Hongkongais Wong Kar-Wai en 2007 chez Armand Colin. Elle s’attache, dans cette nouvelle parution, à retracer la carrière odysséenne d’Ang Lee, « cinéaste-caméléon » qui n’a cessé de faire des allers-retours entre son héritage culturel et son pays d’adoption, opérant « une alchimie formelle entre les esthétiques chinoise et occidentale ».
Ce livre rend à cette filmographie au paysage éclaté une cohérence thématique forte. Pour l’autrice, l’œuvre se déploie en quatre périodes. La première, réservée à la trilogie « Quand l’Orient rencontre l’Occident », permet de redécouvrir les trois premiers longs métrages du réalisateur. Pushings Hands (1991), Garçons d’honneur (1993), Salé sucré (1994) empruntent chacun à des genres codifiés, comme le mélodrame ou la screwball comedy. Leur étude fait apparaître les différentes thématiques qui traverseront l’œuvre du réalisateur : le conflit avec le père, la tension entre le respect des traditions et l’appel à la liberté individuelle, et l’attachement au personnage de l’outsider, du marginal, du déraciné.
Dans la seconde moitié des années 1990, parti à la conquête de l’Ouest, Ang Lee se lance dans l’adaptation de trois romans occidentaux : Raison et sentiments en 1995, The Ice Storm en 1997 et La Horde sauvage en 1999. Pour Nathalie Bittinger, le cinéma d’Ang Lee organise la réunion d’une pensée orientale, animée par les concepts jumeaux du yin et du yang, avec les grands mouvements historiques et fictionnels de la psyché occidentale. Ainsi, « les frottements d’historicités » des matériaux romanesques (« rationalisme/romantisme » dans l’adaptation du roman de Jane Austen, « utopie des sixties/désenchantement des années 70 » dans The Ice Storm, « forces conservatrices/progressistes » dans La Horde sauvage) dépassent leur antagonisme par la complémentarité des extrêmes.
Cette deuxième trilogie ouvre à Ang Lee les portes de Hollywood, qui se refermeront après l’échec commercial de Hulk en 2003, et laisse place à une période de projets plus hétérogènes dans les années 2000 : film d’arts martiaux au succès international (Tigre et dragon, 2000), adaptation à gros budget d’un comic Marvel (Hulk, 2003), néo-western retournant les mythes du cowboy viril (Le Secret de Brokeback Mountain, 2005), mélodrame historique sur fond de film d’espionnage (Lust, Caution, 2007) et comédie américaine sur les origines de la contre-culture (Hôtel Woodstock, 2009). C’est ainsi toute cette souplesse des récits qui se nourrissent de plusieurs genres que le livre parvient à faire ressentir. Sa carrière connaît ensuite un dernier virage avec l’utilisation du numérique et de la 3D dans la fresque d’apprentissage L’Odyssée de Pi, l’augmentation de la fréquence des images qui passe de 24 à 120 images par seconde pour le tournage d’Un jour dans la vie de Billy Lynn (2016) ou encore la recréation d’un double 100 % numérique de la star de cinéma Will Smith dans le film d’action à gros budget Gemini en 2019.
Cette promesse monographique du livre, qui vient combler un manque sur l’exégèse de cette œuvre trop souvent cataloguée comme cinéma grand public, permet aussi d’identifier le style particulier d’Ang Lee, avec ses marqueurs de mise en scène et son hybridation entre une esthétique du vide et le renouvellement formel de la modernité. Le cinéaste apparaît alors comme un explorateur des potentialités de l’espace, avec des jeux de cadrage, de champ-contrechamp et de morcellement des points de vue. Elinor et Marianne, les deux héroïnes du roman d’Austen, connaissent ainsi un traitement du cadre différent permettant de suggérer « deux registres d’appréhension du monde ». Elinor est enfermée par le surcadrage de plans éloignés qui suggèrent « la rétention de ses émotions profondes », tandis que Marianne, « adepte de l’épanchement romantique », est filmée de près. Cette conception néoclassique de la mise en scène où les élans de l’âme trouvent une traduction dans la matière visuelle et sonore est identifiée dans plusieurs films du cinéaste : utilisation des champs-contrechamps dans Pushing Hands comme investissement des rivalités culturelles, montage « moléculaire » de Hulk inondé de split screen qui évoque la transformation du docteur Banner ou la fluidité des combats chorégraphiés de Tigre et dragon, dictés par l’apparence extérieure des armes, métonymies des personnages.
Ce plan chronologique a tout de même le défaut d’un évidement de la réflexion transversale entre les films au profit de l’enchaînement un peu mécanique des analyses filmiques. Mais de nombreux croisements sont suggérés au fil du texte. Le premier est l’appropriation par Ang Lee du Jianghu, désignant dans la littérature chinoise un monde parallèle à la société traditionnelle de la Chine impériale habité par des guerriers, des bandits et des marginaux. Ang Lee a recréé ce lieu particulier, comme point non centré de l’espace où les personnages peuvent s’interroger sur leur place (la wilderness de Brockeback Mountain ou la parenthèse rock’n’roll de Hôtel Woodstock, par exemple). Le second axe transversal est l’utilisation de l’environnement dans les films d’Ang Lee. Le blizzard dans The Ice Storm, la tempête de L’Odyssée de Pi ou encore les orages de Raison et sentiments suggèrent une acclimatation sensible des mutations intérieures du personnage à l’extériorité menaçante du monde.
Finalement, le livre rend justice au contexte de production et de réception de chacun des films. Cette approche historique des œuvres, qui s’appuie sur les deux ouvrages anglophones consacrés à l’œuvre du réalisateur2, rend ainsi à James Schamus le rôle décisif qu’il jouera dans la réussite du cinéaste. Coscénariste de la première trilogie et producteur chez Focus Features, Schamus participa grandement à la reconnaissance du cinéma d’Ang Lee. De cette amitié créative se dessine un portrait du cinéma indépendant américain. En effet, le parcours d’Ang Lee au sein de cet espace de production particulier qui oscille entre films à gros budget et projets plus modestes est un parfait exemple de ce qu’on a appelé, dans les années 1990 jusqu’à l’arrivée des grandes plateformes numériques, Indiewood.