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Notes de lecture

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Correspondance (1920-1959) de André Breton et Benjamin Péret

octobre 2019

Sortie du purgatoire et des archives, la correspondance d’André Breton (1896-1966) est désormais publiée par les éditions Gallimard. Une dizaine de volumes est prévue et nous sommes déjà à mi-parcours de ce projet éditorial qui a vu la publication des lettres échangées entre le chef de file du surréalisme et Jacques Doucet, Simone Kahn, Francis Picabia, Tristan Tzara et prochainement Paul Éluard. La correspondance de Breton et Julien Gracq est très attendue.

Parmi celles qui sont déjà parues, les lettres échangées avec Benjamin Péret (1899-1959) forment sans conteste la conversation la plus fraternelle. Sans compagnonnage avec Péret, on peut douter que l’aventure surréaliste ait duré au-delà des années 1930, Péret étant finalement le seul membre du groupe qui restera fidèle à Breton jusqu’au bout. Dans son introduction, Gérard Roche retrace l’étroite complicité intellectuelle qui a uni les deux hommes qui se sont rencontrés en 1920, juste après la disparition de Jacques Vaché, première passion de Breton. Si on compare ce livre aux autres tomes déjà parus de la correspondance, l’appareil critique est certainement celui qui est le plus complet (notes, index, chronologie et photo­graphies). Il faut saluer le soin avec lequel Gérard Roche l’a élaboré.

Outre ses premiers poèmes et ses prises de positions politiques, Péret est connu pour avoir joué le rôle du soldat inconnu lors du procès Barrès organisé par les dadaïstes en 1921 et pour avoir protesté contre l’exposition coloniale de 1931.

La correspondance s’ouvre sur la publication d’«  Un cadavre  » (1930), pamphlet rédigé par une douzaine de sécessionnistes et opposants à Breton pour le ridiculiser. Face à la dispersion, Breton et Péret font front commun. L’un se confie à l’autre, accorde sa confiance et consulte son alter ego, en prenant souvent la balle au bond et en se fiant à son intuition. Une dimension qui ressort de ces quarante années d’amitié est la capacité d’initiative des deux compères pour monter de toutes pièces des expositions et des entreprises éditoriales : revues, déclarations collectives, plaquettes, catalogues,  etc.

Menant une vie instable et plus risquée que Breton, Péret part vivre en Amérique du Sud avec sa première épouse brésilienne au début des années 1930. Expulsé du Brésil pour sa participation au mouvement trotskyste, de retour en France, il ne reste que quelques années à Paris, pour s’engager ensuite pendant la guerre d’Espagne dans le Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum), puis rejoint la colonne Durruti (anarchistes).

Dans les lettres qu’il écrit à Breton, Péret parle abondamment de sa seconde épouse, Remedios Varo, qu’il a rencontrée à Barcelone en 1936 ; en revanche, il parle peu de son fils, Geyser, né de son premier mariage. Mais c’est surtout la période de guerre et d’exil qui est documentée dans cet ensemble de lettres. Breton prend la route du sud jusqu’à Marseille, avant d’embarquer pour le Nouveau Monde. Il vivra à New York la plus grande partie de la guerre. Péret, lui, gagne un peu plus tard le Mexique dans des conditions difficiles : « Inutile de dire que nous sommes très mal à bord: quelque chose comme le camp de concentration flottant que tu as emprunté pour aller à la Martinique, mais l’essentiel était de quitter le sale pays du Maréchal. Je t’écrirai en arrivant à Mexico. » (Péret à Breton, le 30 novembre 1941). Péret vit dans la misère et l’isolement, ne trouvant pas les moyens de rentrer en France à la Libération. De retour à Paris en 1948, fatigué et vieilli, il mourra une dizaine d’années plus tard. Son grand travail sur les mythes précolombiens, les légendes mayas, ainsi que sur la production artisanale et artistique d’Indiens d’Amérique du Sud aboutira à un livre posthume[1].

Cependant, grâce à leur exil respectif au nord et sud de l’Amérique, nous disposons donc d’une correspondance abondante pendant les années 1940, qui constitue une source ­d’information riche sur les tentatives de refondation du surréalisme. Par exemple, à New York, Breton lance la revue VVV avec d’autres Européens en exil et des artistes américains, notamment Marcel Duchamp et David Hare, ce qui ne se fait pas sans heurts. Autre exemple, les lettres permettent de retracer une évolution souterraine chez les sur­réalistes dans leur rapport aux sciences humaines et sociales. En effet, s’il est assez bien connu que Breton et ses amis se sont passionnés très tôt pour la psychanalyse, on sait moins qu’ils se sont également pris de passion pour l’ethnologie. Certes, le rôle d’inter­médiaire de Michel Leiris entre l’école de Marcel Mauss et le surréalisme est bien connu ; en outre, la publication récente de la correspondance de Claude Lévi-Strauss a mis un coup de projecteur sur les relations méconnues entre Breton et Lévi-Strauss, qui a participé aux jeux surréalistes à New York. Mais on découvre d’autres échanges féconds à l’étranger à travers les lettres de Péret. Par exemple, il s’enthousiasme pour Miguel Ángel Asturias, écrivain guatémaltèque auteur des Légendes du Guatemala (1930), qui a suivi des cours à l’Institut d’éthologie de l’université de Paris. Péret informe aussi Breton de l’installation à Mexico de l’ethnologue Paul Rivet. Résistant, ce dernier est parvenu à s’échapper malgré le démantèlement du réseau du Musée de l’Homme et, attaché culturel de la France libre, il fonde l’Institut français d’Amérique latine. Autre exemple, en 1942, Breton donne des nouvelles de Pierre Mabille exilé à Haïti, qui s’occupe alors autant de médecine, d’ethnologie que de vaudou. Par ailleurs, Breton fréquente Patrick Waldberg à New York, proche de Georges Bataille avant-guerre à Paris, qui se lie aussi avec Lévi-Strauss en exil. C’est dans ce contexte que Péret évoque la nécessité d’abandonner le terme de surréalisme et d’approfondir l’étude du merveilleux : « Ce qui me semble avoir grandi à nos yeux ces dernières années et qui pourrait peut-être constituer un point de départ, c’est le “merveilleux” sous toutes ces formes. Y a-t-il place pour un merveilleux moderne? Ceci est très mal dit; je veux parler d’une forme de merveilleux qui exprime et transfigure notre époque. Quelles nouvelles expériences vois-tu qui pourraient servir de point de départ? Je crois aussi que si nous réussissons à mettre sur pied quelque chose de nouveau, il nous faudra abandonner le mot surréalisme pour couper court avec le passé et semer la bande de souffleurs essoufflés qui s’attachera au surréalisme dépassé. » (12 janvier 1942).

Certes, il est aussi question d’autres acteurs moins connus du grand public dans cette nébuleuse artistique. Pour ne citer que deux noms, Wolfgang Paalen, qui dirige la revue Dyn, et Leonora Carrington, auteure d’un récit autobiographique sur la bouffée délirante qui a nécessité son hospitalisation après l’arrestation de Max Ernst (Down Below, 1943). Il y a aussi de nombreuses petites histoires et autres règlements de compte. Ainsi, les deux hommes se livrent à des remarques acerbes sur le peintre Yves Tanguy et sa compagne américaine Kay Sage, installés en Nouvelle-­Angleterre. La misogynie qui transparaît à plusieurs reprises de la correspondance de Breton n’est guère reluisante et montre que la vie conjugale des surréalistes a souvent davantage pris la forme du vaudeville que de la révolution !

Breton rentre en France en 1946. Tout à coup, les noms d’une nouvelle génération de surréalistes fusent dans l’espace épistolaire : Jean-Louis Bédouin, Gérard Legrand, Jean Schuster, Julien Gracq,  etc. La rupture avec Aragon et Éluard, membres du Parti communiste, est consommée. Certes, l’apparition de Jean-Paul Sartre sur le devant de la scène parisienne les déconcerte un peu. Mais, jamais assagi, intransigeant (autant contre les staliniens que les fascistes), Péret demeure en quête du merveilleux et se lance même dans une excursion en Amazonie : « Le prétexte de ce voyage est de rechercher des photos d’art primitif, précolombien et populaire en vue d’un livre là-dessus. J’ai vu au musée de Rio des quantités de masques très sauvages provenant de nombreuses tribus de l’intérieur, ainsi que d’innombrables ornements de plumes éblouissants. Il y a beaucoup de choses inconnues en Europe, sans parler des cultures pré­colombiennes de découverte récente » (Péret à Breton, le 26 septembre 1955).

[1] - Benjamin Péret, Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Paris, Albin Michel, 1960.

Gallimard, 2017
464 p. 29 €

Emmanuel Delille

Spécialiste de l’histoire culturelle du XXe siècle, chercheur associé au Centre Marc Bloch et au CAPHES, Emmanuel Delille consacre ses analyses aux enjeux de la psychologie, de la psychanalyse et de la folie dans la société contemporaine, aussi bien dans l’histoire des institutions médicales et des controverses scientifiques que dans la recherche en sciences sociales et la littérature. Il a publié…

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