
Pays de l’enfance de Thierry Paquot
Après Demeures terrestres. Enquête vagabonde sur l’habiter (Terre urbaine, 2018), l’œuvre de Thierry Paquot sur l’habitation, la ville, l’architecture et l’urbanisation de la planète s’augmente aujourd’hui de l’un de ses livres les plus sensibles et les plus nécessaires autour de l’écologie enfantine : la place de l’enfant dans la ville, les espaces où il vit, ceux qu’il traverse. Gaston Bachelard assimilait l’enfance à un pays que l’on n’oublie jamais et dont nous sommes les héritiers. Thierry Paquot nous dit en effet au fil des pages combien nous sommes originaires de notre enfance. Cette anthropologie commence justement par le premier abri, le ventre maternel, avant de s’élargir à la chambre, la classe, la cour de récréation, l’aire de jeux, les rues du quartier, la ville, parfois le jardin et la forêt. Il examine avec attention les pédagogues qui se sont intéressés à l’enfance : Patrick Geddes, Maria Montessori, Ovide Decroly, John Dewey et Célestin Freinet.
Il note combien l’enfant est occulté, voire rejeté par la ville. Les espaces de jeu n’existent pratiquement plus : « La pelouse depuis longtemps est un parking sauvage. L’accès aux caves est cadenassé, impossible de s’y cacher. Prochainement, le bailleur social installera des grillages autour de la cité ; chaque entrée aura son code et chaque appartement son interphone. Rester en bas à discuter ou à jouer aux billes ou à l’élastique sera mission impossible ! Chacun chez soi. Devant son écran ? » Les espaces d’autonomie possible des enfants ont été éradiqués des villes, même à la campagne souvent hérissée de routes ou de propriétés privées. On conduit les enfants à l’école en voiture, ils multiplient les activités programmées, sportives ou de loisir, toujours véhiculés par leurs parents. « Rien n’est fait pour eux, avec eux, sans la présence d’adultes. Ils sont rarement seuls entre eux à inventer des jeux, à décider de leurs activités. » Ils ne jouent plus dans les rues. Un journal du conseil municipal des enfants à Fives, dans le Nord, constate que 68 % des enfants ne jouent jamais dans les rues. Les voitures envahissent souvent les trottoirs et la circulation rend de toute façon leur présence dangereuse dans les maigres espaces qu’il leur reste. Dans mon expérience personnelle, les terrains de jeu de mon enfance au Mans ont souvent été transformé en parkings sauvages. Dans cet univers archi-bétonné, la gageure est de trouver un espace de nature un peu « sauvage » qui leur soit accessible. « La ville productiviste ne considère que l’homme actif, en bonne santé et solvable ; elle ignore ce qui dorénavant constitue la majorité de la population urbaine, des enfants, des retraités, des chômeurs et autres inactifs, qui n’y trouvent guère de quoi satisfaire leurs attentes. »
Pourtant, l’enfant est un « faiseur de monde », écrit Thierry Paquot, à travers l’imaginaire flamboyant qu’il met à l’œuvre dans ses jeux, et pour les autres qu’il amène à sortir de leur routine. Il sait transformer la moindre flaque d’eau en univers de piraterie ou de navigation ; la rêverie l’emporte en toutes circonstances. Thierry Paquot nomme les enfants les « chercheurs d’hors » : ils ne grandissent qu’en explorant les alentours de leurs lieux de vie, toujours ailleurs, « être-frontière qui n’a pas de frontière », écrit-il en un clin d’œil à Georg Simmel. Les cours de récréation de la petite enfance sont les hauts lieux des jeux saisonniers, de la dépense physique, sous l’œil tranquille des enseignants, d’une inventivité qui se déploie moins hors de ces espaces protégés, à moins que les parents ne « surveillent » leurs ébats. Les adolescents, en revanche, ont souvent perdu cette capacité de bouleverser l’ordre du monde par leur imagination, consacrant l’essentiel de leur énergie, de leur temps et de leur sociabilité à leur écran de portable.
Si les aires de jeu se ressemblent et participent à leur manière à l’uniformisation des villes, des initiatives visent désormais à y introduire plus de fantaisie et d’ouverture au monde, telles que les cours-jardins pour « débitumer » les cours : introduire des arbres, des jardins, des plantes pour en faire des lieux de vie et de respiration, apprendre aux enfants que le béton n’est pas le seul horizon. L’ouvrage est aussi une prospective sur l’ouverture des espaces urbanisés à l’enfance.
Le texte enchevêtre la parole plus intime de l’auteur à des analyses rigoureuses qui problématisent l’espace habité contemporain. Les souvenirs évoqués résonnent avec ceux du lecteur. On se souvient de villes ou de villages d’il y a quelques décennies où les enfants jouaient, couraient, se baignaient, grimpaient aux arbres, cherchaient les champignons, allaient à l’école à pied ou à vélo, avec la bénédiction de leurs parents. Un autre attrait consiste dans le cheminement dialogique de la réflexion, la référence à une série de compagnons de route, des chercheurs ou des écrivains qui ont arpenté des chemins proches, suivant une érudition gourmande qui amène aussi à redécouvrir des auteurs parfois oubliés. Lire Thierry Paquot donne ce sentiment rare de cheminer dans une longue conversation, qui ne cesse de nous inviter à lever les yeux et à interroger ce que nos habitudes nous empêchent de voir.