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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’inventeur d’oublis

janv./févr. 2023

Dans Le Cartographe des absences, le Mozambicain Mia Couto explore l’articulation des histoires individuelle et collective autour du thème de l’oubli. La quête du protagoniste pour élucider son passé croise l’enquête de son père sur les massacres perpétrés par le pouvoir colonial portugais. L’écrivain se fait ainsi inventeur d’oublis.

Né en 1955 à Beira, au Mozambique, homme de lettres engagé pour l’indépendance de son pays, auteur d’une trentaine de textes (poèmes, articles, romans, essais, contes pour enfants), mais aussi biologiste et professeur d’écologie à l’université de Maputo, Mia Couto s’attache dans Le Cartographe des absences à la prégnance du passé et au sens que revêt l’oubli dans la construction d’un individu comme dans celle d’une nation.

Deux récits se déroulent en parallèle. En 2019, revenu dans sa ville natale de Beira à l’invitation d’une université, le poète Diogo Santiago, déprimé et en manque d’inspiration, cherche à démêler les fils de son enfance et à en affronter les secrets. En 1973, son père, Adriano Santiago, poète également, part à Inhaminga pour recueillir des témoignages sur un massacre perpétré par le pouvoir colonial portugais. À l’ignorance et à l’incompréhension par Diogo des éléments marquants de son histoire personnelle répond l’occultation par le pays des crimes commis pendant la guerre d’indépendance et la guerre civile. L’absence à soi, comme l’absence au monde, reste un mensonge. Si « se souvenir est le meilleur moyen d’échapper au passé », ce roman pose l’acte d’écrire comme instrument privilégié de sa reconquête.

Tout, dans la narration, concourt à exprimer la complexité des situations sur le terrain, la fluctuation des engagements idéologiques, l’intrication des allégeances familiales. Le récit intime s’égare dans le caractère confus des liens qui unissent les protagonistes ; le paysage politique se perd dans la violence et l’ambiguïté des enjeux.

Même si les chapitres sont datés du 6 au 14 mars 2019, les événements de 1973 et de 2019 se font écho dans un dialogue déroutant. Ils sont certes rapportés dans leur contexte et perçus dans leurs conséquences immédiates, mais aussi revisités à l’aune des connaissances récentes et des drames engendrés. Les formes plurielles que prend l’incursion de ces faits, découverts par Diogo à travers les rapports de police et les papiers sauvegardés par l’inspecteur Oscar Campos, agent au service de la puissance coloniale, contribuent au désarroi angoissant, à l’incertitude pesante qui habite le récit, tout en questionnant la frontière entre la posture de victime ou de coupable. Introduits sans explication aucune, ces documents parlent tous d’espionnage, de compromissions, de corruption, d’abus de pouvoir, de perversité, de tortures, de racisme, de tueries, d’assassinats. Ils dessinent aussi les contours d’actes de résistance, tragiques quand des amours interraciales se concluent sur un suicide, un meurtre ou le rejet d’une enfant, porteurs d’espoir quand la morale l’emporte sur l’intérêt personnel, sur l’obéissance aveugle à l’autorité en place.

La mise en scène des mêmes protagonistes apporte à chaque fois un éclairage inédit sur leur personnalité, leurs motivations, leur désir de résoudre les mystères qui obscurcissent leur histoire ou celle de leurs proches, et leur permettre enfin de vivre leur destin et d’assumer leur identité propre. « On n’est pas tous à la recherche de quelqu’un » : ce questionnement d’Adriano Santiago est au cœur du récit. Diogo, venu à Beira « à la recherche de son passé », cherche à comprendre son père à travers l’année 1973 – « mon père me manque uniquement quand je me manque à moi-même » – et à retrouver Sandro, comme son père l’espérait déjà à cette époque. Liana, en apportant à Diogo tous les documents de son grand-père, Oscar Campos, espère y trouver les traces d’une mère disparue qu’elle n’a jamais connue. Aucun personnage n’échappe à un besoin, même tardif, d’authenticité et de réconciliation, éclaircissant ainsi des zones d’ombre, mais opacifiant encore le passé. La menace que constitue l’arrivée potentielle d’un cyclone décuple le sentiment d’urgence et la crainte d’une nouvelle destruction.

Pour ne pas sombrer dans ces abîmes de contradictions douloureuses, Mia Couto croit fondamentalement en la littérature et, en particulier, en la poésie, « langue antérieure à tous les mots ». En ce sens, Le Cartographe des absences est un hommage magnifique au pouvoir et à la beauté de la langue. Tout comme Mia Couto lui-même, les deux personnages principaux sont des poètes. Leur vision des villes, leur représentation de la nature, leur description d’objets, de costumes, leur récit d’épisodes sordides sont souvent comme décalés par rapport à une réalité brute, tant ils excellent à y glisser une dimension esthétique. En 1973, sur la place d’Inhaminga, où des soldats portugais gardent l’amoncellement de corps nus des hommes noirs qu’ils ont assassinés, l’irruption d’une femme noire, vêtue d’une tunique blanche qui se met à danser, à crier le nom de toutes les victimes et à s’adresser dans sa langue au dieu Mulungo, teinte de lyrisme une scène macabre par ailleurs insoutenable.

Les références à des écrivains, comme Jorge Luis Borges, Giorgio Caproni, Fernando Pessoa ou Virgílio de Lemos, la présence de poèmes et de légendes, les références à des croyances et des superstitions, et le rappel de rituels opèrent comme un filtre rassurant et protecteur. Le roman est habité par l’ambition des héros, leur rêve d’écrire leur histoire, comme Diogo lui-même, mais aussi Benedito, dignitaire du parti en 2019 qui, en 1973, travaillait dans la famille de Diogo et avait appris son alphabet dans sa chair, car son père lui traçait les lettres sur sa jambe avec du sable, ou Liana, qui a peut-être réécrit les pages du journal tenu par Diogo et ne veut pas qu’il lui vole son histoire en prenant la plume. L’écrivain comme « inventeur d’oublis », tel pourrait être le sous-titre du roman.


Le Cartographe des absences
Mia Couto
Trad. par Elisabeth Monteiro Rodrigues

Métailié, 2022
352 p. 21 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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