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Notes de lecture

Dans le même numéro

Guerres d’influence. Les États à la conquête des esprits de Frédéric Charillon

juil./août 2022

Au moment où le monde connaît un regain de conflictualité avec l’agression de la Russie contre l’Ukraine, le livre de Frédéric Charillon vient à son heure. En effet, dans la situation actuelle, la conquête des esprits devient un élément essentiel des affrontements en cours. Comme le souligne l’auteur, « la bataille pour l’influence façonne en grande partie le paysage stratégique pour les années à venir ». Ainsi, le pouvoir d’influence est « un phénomène relationnel et qui, plus il s’exerce de façon indirecte par la persuasion plutôt que par la contrainte, plus il est efficace ». L’auteur le distingue, entre autres, du soft power, de la propagande, du networking ou du lobbying.

À la rivalité entre deux camps a succédé un « monde illisible » où se produisent les guerres hybrides. Dans un contexte où le monde devient moins occidental, où les identités s’affirment et où les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important, la conquête des esprits se développe sur de multiples terrains, qu’ils soient physiques, sociaux ou numériques. Elle est le fait non seulement des États, notamment à travers la diplomatie publique, mais également des acteurs privés qui, dans certains pays, comme aux États-Unis, ont des moyens considérables.

L’auteur décrit ainsi plusieurs modèles. Le modèle démocratique s’efforce de « convaincre et d’attirer ». À cet égard, les États-Unis disposent d’une gamme étendue d’outils d’attractivité que se partagent les secteurs publics et privés, avec une information et une communication d’une grande efficacité, un brain drain en particulier à travers les universités de qualité et l’entertainment, notion différente de la culture telle qu’on l’entend en Europe. Ce modèle, largement repris dans les pays anglo-saxons, bénéficie du fait qu’il est véhiculé par la langue anglaise, devenue la nouvelle lingua franca du monde.

À l’opposé, le modèle « impérial », fondé sur la nuisance et l’intimidation, qui aurait tout à la fois l’intention de venger les humiliations passées et de reconstruire le monde, pourrait apparaître comme un contre-exemple. Il en est ainsi de la Chine, qui entend exporter un modèle de gouvernance autoritaire qui rencontre des succès plus économiques que politiques et fait l’objet d’un certain rejet, y compris en Afrique. Quant à la Russie, elle semble s’être engagée dans un certain sharp power et dans une politique de déstabilisation dont on voit les effets en Ukraine. Elle essaie de s’appuyer sur une diaspora et sur la religion orthodoxe, avec un succès mitigé. Le recours aux cyberattaques et aux rumeurs malveillantes ne suffit pas à propager son influence.

Avec un modèle qui s’exerce plutôt sur le terrain religieux, les pays du Golfe disposent de moyens considérables, susceptibles de propager un radicalisme religieux qui peut, selon Frédéric Charillon, avoir un effet boomerang sur la sécurité même de ceux qui l’ont développé. La politique menée actuellement par l’Arabie saoudite marque une certaine prise de conscience du problème.

Face à ces différents modèles, quelle stratégie l’Europe peut-elle promouvoir ? Il est clair que les jeunes représentent une cible privilégiée. Attirer les étrangers sur les campus européens, être présent sur les réseaux sociaux et proposer un contenu culturel attractif, notamment à travers les séries télévisées, sont autant d’objectifs évidents. La bataille pour l’expertise reste à mener avec des think tanks, qui sont encore des nains par rapport aux multiples et riches homologues américains, dont beaucoup ont des antennes européennes. Promouvoir des rendez-vous de l’influence est également un défi. En réalité, l’Europe paraît bien désunie et paie le prix d’un certain angélisme. La politique d’influence de la France, dont l’auteur souligne les lacunes, n’échappe pas à cette critique. On peut s’interroger effectivement sur la pertinence de la « Feuille de route de l’influence », publiée en décembre 2021 par le ministère des Affaires étrangères, qui semble fondée sur l’illusion du rayonnement, alors que les crédits consacrés à la diplomatie culturelle sont en forte diminution.

Par-delà la politique d’influence, c’est la bataille pour l’autonomie stratégique qui est en cause. L’analyse originale et stimulante de Frédéric Charillon, suivie de propositions concrètes, paraît une lecture indispensable à un moment où le combat pour la conquête des esprits a repris et où le modèle démocratique est mis en cause, parfois de façon brutale, à travers le monde, y compris en Europe.

Odile Jacob, 2022
352 p. 23,90 €

Denis Bauchard

Conseiller pour le Moyen-Orient à l’Institut français de relations internationales (IFRI), ancien diplomate, ancien directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères.

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Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».