
Les hommes lents de Laurent Vidal
Historien, spécialiste du Brésil, Laurent Vidal a étudié l’attente avant d’explorer la lenteur qu’il saisit à travers ceux qui la privilégient, sans toujours savoir qu’ainsi, ils s’opposent à la tyrannie du temps globalisé tout en étant déconsidérés par les partisans de la vitesse. Les « hommes lents » sont un « impensé des travaux sur la fragilité sociale », explique l’auteur qui les présente, après avoir rappelé l’étymologie du mot « lent » qui renvoie à ce qui est « mou », « flexible », qui « manque de vivacité », et s’apparente à la paresse, un péché comme chacun le sait. Les Grandes Découvertes de la fin du xve et du début du xvie siècle considèrent les « indigènes » comme des « lents » qui se laissent vivre, il faudra donc les contraindre à travailler pour valoriser les plantations des colonisateurs, quitte à les rendre esclaves sur leurs propres terres. Laurent Vidal constate que les « lents » en Occident viennent de la campagne en ville où ils n’ont guère d’ardeur pour travailler : une balade populaire du xviie siècle relate les mésaventures des slow men of London, des naïfs qui se font avoir et se font moquer. Avec la machine à vapeur, la régularité, la vitesse et l’automatisation représentent « l’âge mécanique » que dénonce Thomas Carlyle, pour qui « les êtres humains sont devenus mécaniques dans leur tête et dans leur cœur, en même temps que dans leur main ». Les « indolents », « traînards », « lambins », « négligents » sont pourchassés au nom de l’efficacité, de la productivité et de la rentabilité qui reposent sur le temps discipliné (l’horloge se généralise et le chronomètre attribue à chaque geste un temps type) imposé par la machine-outil que l’ouvrier alimente servilement. La « vitesse », précise L. Vidal, vient de l’ancien français vistece, « habileté »… Le productivisme s’efforce de discipliner la main-d’œuvre, aussi bien dans les pays industrialisés que dans leurs colonies, non sans violence, avec une armée de « petits chefs » qui aboient au moindre écart, l’horloge pointeuse et le paiement à la pièce ! Avec les migrants, les « hommes lents » sont accompagnés de « femmes lentes », ils forment le contingent d’« inutiles », ballottés d’un continent à un autre, victimes des passeurs qui les exploitent et des gouvernements qui refusent de les accueillir. Qui sont-ils ? Laurent Vidal répond des « indéfinis », à la suite d’Édouard Glissant, et d’ajouter : « Seule leur indéfinition peut éviter de les figer dans une catégorie trop étroite, afin de préserver l’intensité des possibles qui caractérise leur existence sociale. » Les « hommes lents » ne sont plus des marginaux rejetés par une société du temps plein aux rouages bien huilés ; leur appel à débrayer, à se laisser envahir par la paresse, à cultiver la méditation, le temps pour rien d’autre qu’admirer la beauté du monde se généralise irrésistiblement.