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Notes de lecture

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Avec Marcel Detienne de Vincent Genin

juin 2022

Marcel Detienne (1935-2019) a marqué le champ des humanités en plaçant le comparatisme au cœur des études hellénistiques. Cette exigence a fait l’objet de larges discussions parmi les chercheurs, qu’ils soient historiens, anthropologues ou spécialistes de littérature comparée. Si ses thèses sont toujours controversées aujourd’hui, il demeure que certains de ses livres font figure de classiques. Citons par exemple Les Jardins d’Adonis1, qui s’inscrit dans le structuralisme ambiant des années 1960-1970, et les essais publiés avec son maître Jean-Pierre Vernant2, malgré des effets de rupture et un comportement agonistique de fils rebelle plus ou moins assumé. Grand pourfendeur des idéologies entourant les débats sur l’identité nationale, Detienne se fera surtout connaître à la fin de sa carrière par un livre mi-plaidoyer mi-pamphlet, Comparer l’incomparable3, qui occulte ses premiers travaux philologiques. Le premier mérite de Vincent Genin est de les faire connaître, en mettant en récit les années d’apprentissage en Belgique, avant la carrière à l’École pratique des hautes études.

Cependant, cet essai n’est pas une analyse purement académique – l’auteur s’en défend et joue avec les codes –, mais un essai subjectif fondé sur la curiosité intellectuelle et sur une certaine empathie avec Detienne. L’identification passe par la nationalité et par les institutions : Belges, tous les deux ont quitté Liège pour un doctorat à Paris, où Detienne a fait carrière à partir de 1963. Il y a eu aussi une rencontre, peu avant la mort de l’helléniste. Le livre qui en résulte tient pour une part du roman de formation et pour une autre de la biographie intellectuelle, construite à partir d’une série de portraits : Vincent Genin a eu accès aux archives de Detienne avant qu’elles ne soient classées, dont la correspondance échangée avec Braudel, Dumézil, Meyerson, Vernant, Lévi-Strauss, etc., qui est présentée en annexe. En outre, Vincent Genin se perçoit également comme un « intellectuel empêché » – pour reprendre le titre d’un ouvrage4 qui colle bien à l’itinéraire de Detienne. Mais le format d’Avec Marcel Detienne fait plutôt penser à la collection du psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, « L’Un et l’autre », d’autant plus que l’auteur a tendance à transformer l’histoire des sciences humaines et sociales en roman psychologique.

Toutefois, Vincent Genin consacre de bonnes pages aux contextes spécifiques qui ont vu émerger les livres de Detienne, en distinguant plusieurs périodes et en expliquant la radicalisation progressive du comparatisme de Detienne par rapport à ses interlocuteurs, selon une logique de distinction. Élève de Vernant, disciple de Georges Dumézil et de Louis Gernet, ambivalent vis-à-vis de Pierre Vidal-Naquet (un autre élève de Vernant), Detienne a conscience qu’il n’a ni l’autorité ni l’envergure politique de son alter ego. Il n’aura pas d’autre choix que de faire allégeance, comme avec Fernand Braudel, en se lançant dans ses premiers travaux universitaires. Une autre option lui a finalement permis de faire entendre sa voix : l’analyse structurale des mythes de Claude Lévi-Strauss. Ce dernier a publié un compte rendu très positif des Jardins d’Adonis dans sa revue, L’Homme. Ce dialogue et cette convergence ont ouvert la voie à une collaboration durable entre philologues et ethnologues, et élargissent durablement le champ de l’anthropologie française. Mais Detienne provoquera ses maîtres, ses amis et ses élèves avec la publication de LInvention de la mythologie, qui radicalise ses positions et le met en porte-à-faux avec ses collègues5. Alors, comme d’autres avant lui, il fera le choix de l’exil, d’abord en Italie puis aux États-Unis. Vincent Genin précise la chronologie de ce tournant en datant les prises de position contre l’idée d’une irréductibilité de la Grèce antique à partir d’un article sarcastique paru dans la revue Critique, « Les Grecs ne sont pas comme les autres », en 1975, quand Vernant est nommé au Collège de France et que Detienne prend la place de son maître à l’EPHE.

Pourtant, rien ne l’obligeait vraiment à se mettre à dos la communauté scientifique ou à jouer le rôle de l’éternel étranger. Sa véritable installation aux États-Unis est tardive, après un échec retentissant au Collège de France en 1992 qui l’amènera à prendre un poste à l’université Johns-Hopkins, un destin que Vincent Genin rapproche de celui de Michel de Certeau. À cet endroit, Jacqueline de Romilly est désignée comme grande fossoyeuse du comparatisme au Collège de France, où Detienne manquera de voix pour l’obtention d’une chaire sur « L’anthropologie comparative de la Grèce antique ». En somme, grand pourfendeur des idées conservatrices sur l’autochtonie, Detienne aurait été la victime d’un certain nationalisme, Romilly restant partisane de l’irréductibilité de la culture grecque.

Cependant, cela n’explique pas l’abandon progressif des études comparées menées en collaboration avec des experts d’autres aires culturelles. Par exemple, on aurait voulu en savoir davantage sur l’échec du projet « Histoire et anthropologie. Approches comparatives », jamais réalisé, et que Vincent Genin ne questionne pas. Visiblement fasciné par les témoins qu’il a interviewés, tel l’écrivain Philippe Sollers, il rapporte des propos tenus après coup sans critique du témoignage. Sa perspective tient beaucoup de la psychanalyse sauvage (Detienne aurait été « maniaco-dépressif », car sujet à l’enthousiasme et à la déception de manière cyclique, aux psychodrames et autres crises de nerfs), une posture déroutante en anthropologie, qui s’ajoute à de nombreuses répétitions et à un style familier qui auraient pu être évités avec un travail éditorial plus approfondi. On peut regretter qu’il cultive l’art de la formule, du bon mot, plutôt que de l’analyse, mais il ne le fait pas sans habilité, comme son modèle, à qui je laisse le dernier mot : « Comparer, c’est se promener librement, déambuler les mains dans les poches, aller çà et là ; Saint-Simon disait toupiller, comme une toupie. En toupillant donc alentour du “comment être autochtone”, on observe aisément qu’on peut fonder une autochtonie et même l’enraciner de différentes manières6. »

  • 1. Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis. La mythologie des parfums et des aromates en Grèce, introduction de Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, 1972.
  • 2. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974 ; et M. Détienne et J.-P. Vernant (sous la dir. de), La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979.
  • 3. M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000.
  • 4. Brigitte Gaïti et Nicolas Mariot (sous la dir. de), Intellectuels empêchés. Ou comment penser dans l’épreuve, Lyon, ENS Éditions, 2021.
  • 5. M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981.
  • 6. M. Detienne, Comparer l’incomparable, op. cit., p. 115.
Labor et Fides, 2021
248 p. 19 €

Emmanuel Delille

Spécialiste de l’histoire culturelle du XXe siècle, chercheur associé au Centre Marc Bloch et au CAPHES, Emmanuel Delille consacre ses analyses aux enjeux de la psychologie, de la psychanalyse et de la folie dans la société contemporaine, aussi bien dans l’histoire des institutions médicales et des controverses scientifiques que dans la recherche en sciences sociales et la littérature. Il a publié…

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